Il y a des soirs où tout semble se remettre en place, comme si les dominos avaient été alignés à la perfection. Parfois, c’est réel. Parfois, c’est un mensonge qu’on a besoin de se raconter. Les deux font partie du chemin, et ce chemin, Inès voulait le parcourir aux côtés de Rose. Aussi fut-elle rassérénée lorsqu’elle découvrit son sourire et ses bras ouverts.
— J’en déduis que l’entretien s’est bien passé ?
— Non, non, ce n’est pas ça, dit Rose. C’était là, en t’attendant. Je me suis rendu compte de la chance que j’ai de t’avoir dans ma vie. Je crois que je ne te l’ai pas suffisamment montré dernièrement. Ça va changer.
— Ah bon ? Mais…
— De te voir devenir amie avec tant de gens aussi vite, je me suis sentie mise à l’écart. Comme si tu n’avais pas de place pour moi.
— Mais…
— Mais je sais, c’est à moi de montrer que je vaux la peine que tu me fasses de la place.
Rose approcha son visage de celui d’Inès, jusqu’à ce que leurs fronts se touchent et que seul le regard de l’autre existe dans l’univers.
— Je suis là, souffla-t-elle.
Inès sentit un frisson parcourir sa colonne vertébrale et elle eut la chair de poule. Elle glissa son visage dans le cou de Rose et ferma les yeux.
— J’ai senti que tu avais envie de t’installer ici dès qu’on est arrivées, continua Rose, donc je me suis renseignée. Il y a trois chambres libres. On les visite ce soir.
La 412 était une tente de camping, avec un pan ouvert sur les montagnes et le soleil levant derrière une crête. L’espace était minuscule, dans la pénombre, mais il s’en dégageait une beauté et une présence rares.
— C’est magnifique, souffla Inès à Rose. C’est parfait.
— Tout t’émerveille, sourit Rose.
— Mais c’est exceptionnel, non ?
— Attends de voir les autres endroits.
La 1 202 était un parc aquatique : des toboggans de toutes les couleurs, les échos de rires et cris d’enfants, des éclats d’eau qui scintillaient sur les murs. C’était si original comme maison.
— On ne s’ennuierait jamais ici, réfléchit-elle à haute voix. Et nos invités seraient drôlement étonnés.
— Une fois la nouveauté passée, ça risque de devenir lassant.
— Tu crois ?
La voix d’Inès partait dans les aigus et elle sortit dans le couloir.
La 4 610 était une aire d’autoroute, avec une pelouse, des tables de pique-nique, un pneu qui servait de balançoire et un mini-van ouvert.
— C’est fou comme ils ont bien respecté les jeux de lumière, s’émerveilla Inès, en sautant à pieds joints sur l’ombre d’un arbre.
Elle s’accroupit et tendit la main vers les feuilles d’automne mais ses doigts ne rencontrèrent que le sol gris et froid de la tour. Elle se glaça, épaules rentrées.
Pendant le dîner, elles ne parlèrent pas. Visiter des souvenirs d’une inconnue les avait plongées dans un état second, entre l’avant et l’après, un interstice dangereux, une falaise nuageuse. Comment s’arracher à la nostalgie de tout ce qui n’était plus ? Comment accepter que quelqu’un d’autre eût tout perdu ? Que tous ceux qui mangeaient autour d’elles étaient des fantômes, des morts-vivants à qui on avait accordé un sursis ? Comment secouer cette impression tenace que Samsara était un purgatoire ?
Cette nuit-là, Inès écouta les sons de l’endormissement de Rose : le frottement du sac tandis qu’elle se tournait d'un côté et de l’autre et la respiration saccadée qui devenait paisible. Lorsqu’il n’y eut plus que le va-et-vient régulier de son souffle, Inès s’ennuya. Elle fixait le panneau d’issue de secours, avec sa flèche en diodes vertes, au fond du couloir, et l’imaginait briller au creux d’elle-même, entre les nœuds qui ligotaient et compressaient ses organes. Elle s’assoupit des heures plus tard et sa nuit fut agitée de cauchemars.
— T’as une petite mine, lui asséna Dulce.
— Elle n’a pas réussi à dormir, expliqua Rose avec un haussement d’épaules.
Les insomnies se répliquèrent nuit après nuit. Sa ligne de pêche tremblait parfois dans ses mains tant elle luttait pour ne pas s’endormir les yeux ouverts. Elle sentait les yeux de Dulce qui la scrutaient de plus en plus longtemps. Elle lui était reconnaissante de faire distraction, avec ses tirades sur les variétés de maïs (« il n’y en a pas que du jaune »), le piment (« beaucoup plus subtil qu’on ne le croit »), les chansons d’amour (« les meilleures, ce sont les tristes ») et les hommes (« on ne peut pas leur faire confiance, ce n'est pas de leur faute »).
Un jour, Rose se sentit mal — Inès soupçonnait un trop-plein de maïs mais inventa une autre excuse pour ne pas heurter Dulce avec cette hérésie.
Inès sut que le sujet de ses insomnies serait abordé et s’y résigna.
— Bon, dit Dulce dès qu’elles furent assises au bord de l’eau.
Inès sourit.
— Je ne sais pas pourquoi je ne dors pas, Dulce. J’essaye. Je m’allonge. Je ferme les yeux. Comme j’ai toujours fait.
— Mais t’as déjà eu ça ?
— J’ai toujours eu des cauchemars mais c’était différent.
— Tu rêvais de quoi ?
— De cages. T’en fais, toi ?
— Ils sont sangrientos les miens, on dirait des films d’horreur, mais j’en fais juste un ou deux par an, donc ça va. Generalmente, c’est parce qu’il y a quelque chose que je ne dis pas. Des mots encerrados à l’intérieur de moi.
Inès observa les reflets sur les vagues calmes de la crique, à la recherche de secrets qu’elle aurait pu enfouir.
— Tout est prêt pour le Conseil ? demanda-t-elle.
— À peu près. Il faut juste que le poisson se mette à arriver, parce que sinon ça va encore être un buffet végétarien et on a beau dire, ça plombe l’ambiance.
— Moi, j’aime bien ne manger que des légumes et fruits.
— Non, mais toi, t’arrives même pas à dormir, donc hein.
Inès éclata d’un rire qui se libéra comme des bulles à la surface de l’eau.
— Je suis obligée de venir ce soir ? demanda-t-elle pour la quinzième fois.
— Inès, que son elecciones. Soit tu viens, soit tu vas vivre ailleurs, no es complicado.
— Bon, bon, ça va.
En rentrant, Inès tira vaguement sur ses vêtements pour qu’ils aient l’air moins froissés, mais ne put rien faire quant à l’odeur de sel et de transpiration qui les imprégnait. Elle enroula ses cheveux en un chignon qui se balançait précairement par-dessus sa nuque. Elle attendit Rose encore quelques minutes, puis en conclut qu’elle avait déjà dû descendre. Elle grimaça en montant dans l’ascenseur bondé. Direction le -50.
— Ça ne va pas ? demanda Lina.
Inès se tenait, crispée, les yeux fermés, et cherchait mille plans de fuite, tandis qu’étage après étage elles s’enfonçaient dans les profondeurs des océans.
— Est-ce que tu peux me raconter quelque chose ? demanda-t-elle à Lina.
— J’ai une meilleure idée, l’entendit-elle répondre. Dulce, d’où venait ta grand-mère déjà ?
— Alors, écoute, on n'a jamais été trop sûres, enfin c’est-à-dire que sí pero es confuso, parce qu’elle est née dans un hameau, j'aime bien l’imaginer au milieu du desierto, mais ça c’est peut-être juste moi, toujours est-il que sa grand-mère est venue la chercher dès l'accouchement et l’a embarquée sur un caballo.
Dulce n’eut pas le temps de finir son histoire, car elles atteignirent enfin leur destination. Les yeux clos, Inès laissa sortir tout le monde et elle entendit Lina lui souffler :
— Viens avec moi. Si tu n’aimes pas l’ascenseur, disons que le -50 sera ton pire cauchemar. Je vais t’aider à t’installer dans un coin.
Inès restait résolument immobile.
— Je serais bien restée toute la soirée dans l’ascenseur, ajouta Lina, mais en tant que cheffe logistique, faut que je m’occupe un tout petit peu du vote…
Inès acquiesça et se laissa entraîner, un pas après l’autre. Lina l’aida à s’asseoir contre un mur.
— Je repasserai te chercher quand ce sera fini. Tu peux garder les yeux fermés, personne ne viendra t’embêter.
Les minutes passaient. Inès entendait les froissements des vêtements et les toux et essayait de compter combien ils pouvaient être. Mais où était donc Rose ? La voyait-elle ? La rejoindrait-elle ?
— Et c’est pour cela que le vote, entendait-elle de loin, est devenu tradition pour toustes. Comme à chaque fois, les cinq postes principaux sont remis en jeu : la direction générale, la logistique, le rationnement, l’informatique et le médical. Je vous donne une heure pour délibérer par groupes de dix et choisir vos cinq noms, puis vous les soumettrez à haute voix quand je vous les demanderai. Seront élu.e.s celleux qui auront été nommé.e.s le plus de fois. Tout est clair ?
Les froissements et raclements se multipliaient : les gens s’organisaient — Inès les imaginait en cercles — tandis qu’elle restait désespérément immobile. Elle posa ses mains par terre, essayant de deviner de quoi était fait le sol et constata, horrifiée, que c’était du verre. D’après l’acoustique, c’était une pièce circulaire. La conclusion était donc cauchemardesque : elle était dans un dôme rond et transparent au fond de l’océan. Les dieux — ou quiconque avait dessiné les plans de Samsara — avaient un sens de l’humour formidable.
Ce fut trop de panique pour son corps, qui choisit de fermer les écoutilles et s’assoupir. Elle rêva de filets de pêche qui la poursuivaient sous l’eau, tandis qu’elle nageait derrière une pieuvre, jusqu’à ce que tout disparaisse dans un jet d’encre. Elle se réveilla en sursaut, confuse, de la bave au coin des lèvres. Elle ne se rappelait pas où elle était et ouvrit les yeux une fraction de seconde, avant de les refermer, le cœur battant. Tout baignait dans une lumière bleue. Des algues et des poissons entouraient le dôme de verre.
— Mais elle ne parle pas, dit une voix pas loin d’elle.
— Mais Damien, enfin, on ne peut pas renvoyer quelqu’un parce qu’elle n’entend plus rien, c’est quand même pas de sa faute !
— Justement : on dit qu’elle n’était pas sourde de naissance. Que c’est sa…
— Non, mais là je t’arrête, tu divagues complètement.
— Et puis, ce n'est pas ça le fond du problème, s’agaça Damien, t’as déjà essayé de lui poser une question ? Elle répond n’importe quoi. Il lui manque une case. Écoute, c’est avéré, quand même, l’accident qu’elle a eu dans le Monde d’Avant.
— L’accident ! répliqua une troisième voix, indignée. C’est comme ça qu’on appelle les crimes écoterroristes maintenant ?
— Mais vous comprenez qu’on ne serait pas là sans elle ? On a tous de quoi manger, où dormir, un lieu où être en sécurité et bâtir un monde meilleur.
— On va pas continuer à l’élire cent vingt ans sous prétexte qu’elle nous vire pas.
Des bruissements se firent entendre de toute part et quelques secondes après, Lina reprit la parole. Elle reçut les cinq noms de la part de chacun des groupes. Inès compta sept groupes de dix et en fut sidérée : ils étaient beaucoup plus nombreux qu’elle ne l'avait cru. L'un après l’autre, six des sept choisirent en directrice générale une dénommée Charlotte.
— Charlotte reste donc directrice générale, conclut Lina avec un rire soulagé.
Il y eut un bref silence, après quoi elle ajouta :
— Pardon : comme elle me le signe très justement, elle préfère qu’on ne l’appelle pas Charlotte, mais Chat.
Inès se figea. Son corps bourdonnait. Ses mains tremblèrent. L’image de l’écran dans sa tour, « le chat perché porte la clef », pulsait sur chacun de ses neurones. Elle ouvrit les yeux et suivit la direction de la voix de Lina. À côté d’elle se tenait la femme qu’elle avait vue le premier soir dans la cafétéria, celle qui tressait des fleurs et attirait toute la lumière à elle. La propriétaire de la tour. L’hôte.
Chat.
Sinon, c'est toujours agréable de te lire. Je trouve ton écriture très fluide et plus variée dans les structures de phrases que dans les premiers chapitres.
Bref, je m'en vais lire la suite dans l'avion :)
Ça fait sens ce que tu dis, et Inès peut se montrer très insistante, donc peut-être qu'elle devrait poser la question plein de fois, parce que la barrière vient vraiment de Rose.
C'est top que tu trouves l'écriture plus fluide ! Ça m'a fait vraiment du bien de retravailler cette première moitié de roman justement pour ça, j'ai retrouvé un peu le jeu de la langue, le plaisir des rythmes et des mots.