Hypnos

Zéphyr avait vu toute la scène de loin, il avait eu le temps de s’arrêter plus en arrière, Ergad et Tewenn sur ses talons. Celui-ci commença à faire sortir de gros rochers du sol les séparant de la créature. Il fallait faire quelque chose.

— Qui ose me réveiller ? rugit-elle.

La bête en colère avait une expression humaine malgré sa tête de lion. Elle se dressait sur ses deux pattes avant au pelage ras et ocre jaune. À partir du ventre, son corps noirci, tacheté, se transformait en un reptile aux membres postérieurs courts et griffus. Une chimère mi-lion, mi-salamandre.

Sliman tressaillit. Elysandre mit une main sur sa bouche et se pelotonna contre le dos de Zéphyr, les yeux agrandis de terreur, sous sa capuche. Elle avait préféré enfiler un poncho pour ne pas avoir froid pendant le trajet. Son joli chapeau violet était rangé dans la besace sans fond de Margod. Un deuxième coup d’œil lui permit de voir qu’un cercle de feu était apparu tout autour de la créature cauchemardesque. La bête se redressa de toute sa stature et toisa les Nergaléens.

— Savez-vous qui je suis ? demanda la chimère.

Elle toisait ses visiteurs d’un œil inquisiteur, l’autre roulant tout seul dans son orbite. Elle avança à travers les flammes. Elle s’approcha un peu plus près de Sliman et Carambole. Une nouvelle ligne de feu se dessinait devant elle. Le zèbre Ensi broutait l’herbe à sa portée, serein. Sliman tremblait de tous ses membres. Il regardait la pointe de ses pieds, pétrifié.

— Toi, jeune Nergaléen ! réponds-moi ! rugit-elle plus fort.

Sliman leva le menton à la vitesse d’un escargot pris en faute. Ses pupilles s’agrandirent quand il se rendit compte que la créature n’était plus qu’à deux pas de lui. Puis il vit les flammes se rapprocher et grandir peu à peu.

— Euh, euh, vous êtes un… un… un… un salmalion ? bredouilla-t-il.

Sliman s’entortillait une mèche de cheveux autour du doigt, tel un enfant pris en faute.

Zéphyr réfléchissait à tout ce qu’il avait pu entendre ou lire à propos de cette chimère dont il ne pensait pas qu’elle existât réellement. Elysandre prit conscience que du sang coulait de ses propres mains, ses ongles lui avaient transpercé les paumes à force de serrer les poings. Elle observait de sous sa capuche. Elle remarqua les rochers qui flottaient autour d’elle. Tewenn restait extrêmement concentré sur sa tâche, il ne se relâcherait qu’une fois la menace écartée. Ergad se tenait prêt à envoyer un de ces rocs à la tête de la créature si elle se montrait plus agressive encore.

— Oui, je suis l’un des deux salmalions qui peuplent ces terres ! Je suis Hypnos, le gardien du sommeil de mon frère Thanatos. Que vous êtes chanceux de ne pas l’avoir réveillé, lui ! s’esclaffa-t-il.

Son rire tonitruant résonna de longues secondes sur les parois rocheuses.

— Mais, toute cette agitation risque de le sortir de ses rêves.

Hypnos grimaça.

— Fuyez ! Fuyez avant que cela n’arrive ! rugit-il.

Les flammes montèrent si haut dans le ciel que la petite troupe ne voyait plus la créature. Sliman partit en courant vers ses amis. Carambole le suivit au pas.

— Hé, Sliman ! Attends-moi, tu iras plus vite sur mon dos ! hennit de rire le zèbre. Il pressa le pas et arriva au niveau de Sliman. Vas-y monte ! Le Nergaléen ne se fit pas prier, il enfourcha le zèbre d’une pirouette. Il rattrapa le gros de la troupe.

Tewenn fit redescendre les rochers dans le même temps. Puis il partit au galop sur le dos de son zèbre, suivi du reste de la troupe. Ils galopèrent vers le nord, les flammes du salmalion les empêchant de poursuivre vers le nord-est. Ils finirent par se retrouver en lisière de forêt.

Des gros nuages gris s’amoncelaient au-dessus de leurs têtes. Un coup de tonnerre retentit au loin, puis un deuxième un peu plus près. Zéphyr regarda le ciel pensif. Après plus d’une heure à galoper en plaine puis à trotter dans les bois, ils apercevaient enfin l’entrée du Val sans Retour. Un large chemin s’enfonçait dans la forêt. La brume formait des filaments laiteux du sol aux frondaisons des arbres. Des pins sylvestres montaient du côté escarpé, des chênes rouvres et des hêtres s’imbriquaient au fond du val. Ils descendirent de leurs montures. Ils s’avancèrent à pied sur le sentier, un cailloutis de schiste rouge le recouvrait. Sur les côtés, les langues des grandes fougères semblaient frémir à leur passage. Les « mors du diable » fièrement dressés, petites boules violettes surplombant la masse des fougères, semblaient autant de petites vigies surveillant les imprudents visiteurs. Aucun filament de brume ne filait entre les arbres. Celle-ci se concentrait sur le chemin, empêchant le marcheur de voir à trois pas devant lui. Erin, en avant de la troupe, avançait avec lenteur. Elle jetait des regards successifs à ses pieds et en avant, les sourcils froncés. Les jointures de ses mains blanchissaient à force de serrer son arc. Sliman, à sa gauche, observait de la même façon, sur le qui-vive, tout sourire disparu de son visage juvénile. Margod progressait en léger retrait tout en surveillant sa droite où se dressaient les majestueux pins sylvestres. Ceux-ci semblaient se pencher vers les hommes bleus venus troubler leur quiétude.

Le reste du groupe suivait, jetant des regards sur les côtés et en arrière. Ils ne distinguaient déjà plus l’entrée du sentier. Le clapotis d’un ruisseau commença à se faire entendre. Le bruit de l’eau apaisait leurs esprits encore échauffés par la rencontre du salmalion.

— Je ne me sens pas très à l’aise dans ces bois, frissonna Elysandre. L’ambiance est bizarre, trop de silence, soupira-t-elle encore.

— C’est un val que l’on dit hanté, peuplé d’étranges personnages et d’animaux rares. On dit qu’une fée aurait piégé ce val, énonça sur un ton docte Zéphyr. Toutes ces légendes sont sûrement dues à cette atmosphère qui te semble spéciale.

— Oui, peut-être, fit la jeune fille avec une moue dubitative.

Ils marchaient sans parler depuis une bonne demi-heure. Zéphyr fronça les sourcils, de curieux bruits résonnaient à environ une centaine de pas, pas plus. Au détour d’un léger virage, ils le virent.

Un vieillard édenté s’agitait en tous sens au bord du sentier que suivait la petite troupe. Vêtu d’un long manteau aux bords effilochés, un chapeau marron pointu rabougri et crevé à la pointe, il semblait caqueter telle une poule. Il jetait des coups de tête saccadés, les yeux exorbités. Il faisait danser ses mains en l’air. Elysandre pouffa dans sa capuche en le voyant faire son cirque. Elle aurait bien pris une photo avec son portable, mais il était resté de l’autre côté… Les Nergaléens demeurèrent plus circonspects face à ce spectacle incongru.

Le vieux fou aperçut enfin l’équipée qui arrivait à sa hauteur. Il stoppa net et se mit à vociférer.

— La sorcièèèèèère, la sorcièèèèèèrrrrrre, la sorcièèèèèèèère ! Elle vous fera des misères ! La sorcièèèèèèrrrrrrrreeeeeuh ! Aux Quatre Vents, vous serez perdus pour toujours ! Vous oublierez jusqu’à votre nom ! Argghhhhhhhhhhhhh !

Le vieillard parti dans un rire dément en montrant du doigt ses visiteurs médusés. Puis il piqua un sprint et s’enfonça dans la forêt. L’équipe l’entendit s’esclaffer encore longtemps après qu’il ne fut plus visible.

— C’était quoi ça ? s’interrogeât tout haut Elysandre.

— Il semble que certaines légendes aient un fond de vérité on dirait bien, s’esclaffa Sliman. De toute façon, il est parti, on n’en saura pas plus…

— Oui, c’est vrai, intervint Zéphyr. Continuons d’avancer, on a assez perdu de temps.

— Faudra que tu me racontes Zéphyr ! insista la jeune fille.

De nature curieuse, malgré son côté peureux, ce vieux fou l’intriguait, les légendes qu’avait évoquées le jeune Nergaléen tout autant.

Les mêmes arbres défilaient de part et d’autre des voyageurs, imperturbables, plus une once d’air ne faisait bruisser leurs feuilles. Malgré leur immobilité, ils semblaient en perpétuel mouvement, leurs branches tordues s’enlaçaient les unes les autres, leurs troncs paraissant communiquer entre eux, dans un silencieux conciliabule. Des champignons multicolores poussaient à leurs pieds en ribambelle animée. L’atmosphère se réchauffait imperceptiblement.

Le soleil arrivé presque au zénith, ils firent une halte à la croisée de plusieurs chemins, pour manger un bout. Des roches plates leur servaient de siège de fortune. Margod avait distribué les en-cas préparés le matin même aux aurores. Les petits pains de manïan coupés en deux et fourrés de feuilles de pissenlit, de bolets tranchés et séchés et d’une galette de pommes à chair rouge sang, ne faisaient pas très envie à Elysandre, mais elle se força à goûter. Il fallait bien qu’elle se nourrisse. Ses yeux s’arrondirent quand elle croqua une première bouchée, le mélange des saveurs était excellent ! Elle engloutit avec gourmandise et appétit son drôle de casse-croûte.

— Houla ! Mais c’est super bon votre truc, là ! Elysandre se tournant vers Margod, je peux en avoir un deuxième ? J’ai trop faim en fait !

Les Nergaléens, habitués à ces mets, sourirent devant tant d’enthousiasme. Margod lui tendit un nouveau sandwich.

— Tiens ma jolie, tu as besoin de reprendre des forces, pas besoin d’être devin, s’esclaffa-t-elle.

Tout le monde continua son repas en silence.

— Allez, la pause est finie, lança Zéphyr en se relevant. Il épousseta d’une geste rapide son postérieur et attrapa ses affaires. Ses compagnons firent de même. Ergad tendit la main à Tewenn pour l’aider à se remettre debout, celui-ci avait dû un peu trop se remplir le ventre.

Un vent tourbillonnant se leva soudain. Il souleva des nuages de poussière, les Nergaléens ne voyaient plus rien de ce qui les entourait. Ils se replièrent les uns sur les autres. Ils se protégeaient le visage de leurs mains, attendant une accalmie. Les tourbillons s’arrêtèrent aussi vite qu’ils s’étaient mis en branle. Zéphyr regarda autour de lui, il se rendit compte qu’il ne savait plus par quel chemin ils étaient arrivés. Ses camarades semblaient aussi désorientés que lui.

— Nos traces ont été effacées, s’étonna Ergad qui venait d’inspecter chaque début de piste. Rien ! Aucune marque de notre passage…, lâcha-t-il encore en se frottant les sourcils d’incompréhension.

Margod n’avait rien vu venir, elle ne comprenait pas, cela faisait un moment qu’elle n’avait plus aucune vision. À bien y réfléchir, elle n’en avait eu aucune depuis leur entrée dans le Val… Et même avant d’ailleurs…

Erin, accroupie à la lisière des bois, cherchait des indices. Elle explorait de chaque côté sans rien trouver de différent. Pas de mousse sur les troncs pouvant indiquer le nord. Rien.

Zéphyr restait calme, mais perplexe. Il ne parvenait pas une seconde à remonter le fil de sa mémoire pour savoir d’où ils étaient arrivés. Soudain, il fit volte-face, il avait entendu un ricanement quelque part dans les fourrés. Sliman aussi. Ils foncèrent tous les deux dans la direction du rire. Peine perdue, ils ne trouvèrent rien et retournèrent vers le reste de l’équipe.

— Ce ricanement, je suis sûre qu’il s’agit d’un lutin ! fit, en serrant les dents, Elysandre. Il ressemble beaucoup à celui de Héron, le lutin d’Urielle.

Zéphyr acquiesça. Il pensait la même chose. Il avait déjà entendu les histoires qu’on se répétait à propos du Val Sans Retour. Il aurait préféré ne jamais avoir à les vérifier par lui-même. L’on racontait que les visiteurs s’égaraient à coup sûr. Les rares qui en étaient ressortis parlaient de sortilèges, de pièges, de rires étranges. Ils expliquaient tous qu’ils avaient dû tourner en rond pendant des jours voire des lunes… La plupart étaient tombés sur des monstres dont ils n’arrivaient pourtant pas à donner une description précise. Certains étaient devenus complètement fous. Mais il n’avait pas cru à des vrais témoignages. Il regarda vers le ciel dubitatif, le soleil encore au zénith ne pouvait leur indiquer non plus de direction.

Une brume s’élevait avec lenteur, du sol. Elle leur arrivait aux genoux à présent. Ils se réunirent tous au centre de la croisée des chemins. Elysandre s’agrippa à la main de Zéphyr pour se rassurer. Elle recommençait à trembler de tous ses membres. Elle allait vraiment devoir s’endurcir, au lieu de vaciller comme une feuille au moindre pépin. Après mûre réflexion, Zéphyr se dégagea de la main de la jeune fille et prit la parole.

— Bon ! On ne va pas rester comme ça à attendre, il va bien falloir qu’on ressorte d’ici ! Empruntons un des sentiers, et nous verrons bien dans un moment avec la course du soleil si nous partons bien dans la bonne direction.

Zéphyr planta un bâton à l’entrée d’un des chemins. Il fit signe à ses amis de le suivre. Au moins, ils auraient un repère, s’ils étaient amenés à revenir sur leurs pas.

Ils marchaient depuis plus d’une heure, pas loin de deux même, le soleil les suivait. Mais des nuages gris se rapprochaient à grande vitesse. Quelques minutes plus tard, ils avaient totalement effacé l’astre. Il bruinait à présent. Se repérer et continuer de suivre la même direction devenait périlleux. Tout se ressemblait de quelque côté qu’ils regardent. Ils s’arrêtèrent sur un geste de Zéphyr. Il mit pied à terre et traça une longue flèche avec une branche cassée ramassée au sol, puis la doubla en creusant bien pour qu’elle ne s’altère pas trop vite.

— Voilà ! Comme ça, nous pourrons reprendre dans la même direction quand nous lèverons le camp. Il est temps de faire une pause, mes amis.

— Hey ! Regardez ce que je viens de trouver ! Venez ! Venez !

Elysandre se tourna vers Sliman qui sautillait dans un fourré. Il affichait un sourire démesuré et des yeux ronds d’excitation. Elle vit Erin et Margod rejoindre avec précaution le fanfaron, en repoussant des ronces acérées.

— Tu sais ce que c’est Erin ? Ils sont immenses ! Je n’ai jamais vu de crocs de cette taille !

— Moi non plus ! s’étonna Tewenn qui s’était approché à son tour.

— On dirait des dents d’un animal géant, un carnivore, fit Erin pensive.

— Oh ! Un dragon peut-être ? Regarde, il y a d’autres ossements ! Là, on dirait une griffe ! Et regarde les os autour du croc !

La jeune nergaléenne suivit les contours que dessinaient les restes osseux.

— On dirait un crâne…

— Ça ressemble à une tête de T. Rex !

— Un quoi ? répétèrent en chœur les nergaléens.

— Un T. Rex ! Un dinosaure !

Ses compagnons de route la regardaient avec des yeux ronds.

— Quoi ? Vous ne savez pas ce que c’est ?

— J’aurais dit des restes de dragon, fit Margod qui s’était éloignée pour prospecter alentour et dénicher d’autres ossements. Mais je ne vois rien qui se rapproche de près ou de loin à des os d’articulation de vantaux…

— Je vous jure que ça ressemble à fond aux squelettes qu’on a vus au muséum d’histoire naturelle l’année dernière, à Paris, avec ma classe !

— Au muséum ? Paris ? Classe ? On ne comprend rien à ce que tu dis ! rigola Sliman.

Elysandre afficha une moue vexée. Zéphyr lui tapota l’épaule.

— On ne vit pas dans le même monde, donc forcément on ne saisit pas toujours ce que tu veux raconter. Mais l’inverse est aussi vrai, lui sourit-il.

—...

— Allez, déride-toi ! s’esclaffa Sliman, un « donosore » ou un dragon, on ne saura pas !

— Un di-no-saure, articula la jeune fille en shootant dans un os.

Une fumerolle s’échappa de celui-ci.

— Oh merde !

— D’après ce que j’ai entendu dire, il n’y a que les squelettes de dragons qui émettent de la fumée, remarqua Ergad qui n’avait pas ouvert la bouche jusqu’ici. Et c’est mauvais signe ! Faudrait pas qu’on reste ici !

 

 

 

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