– I –
Après deux bons mois de recherche – peu acharnée, j’en conviens – je rencontrai le plus évident de ces fantômes, celui que beaucoup dépassent sans y prêter aucune attention. Il n’en devient pas moins le moins important : Paul Éluard est le pilier de notre lycée. Vous n’y croyez pas ? Libre à vous, mais cette histoire, qui m’est arrivée par une nuit d’errance dans le lycée, atteste ce fait.
Je me baladais dans la cour, il devait être un peu plus d’une heure du matin. Le calme ambiant m’emplissait d’une rare sérénité. J’avais eu à braver un léger interdit pour obtenir cette dernière, mais je n’en faisais cas, étant donné que personne ne pourrait rien me reprocher. J’avais un peu froid, aussi pressai-je le pas pour me réchauffer.
Soudain, une cloche, au loin, sonna. Ce n’est pas habituel, à cette heure-ci, songeai-je. Comme une réaction à ce tintement profond et sévère, l’air se chargea d’un épais brouillard. Je n’y voyais plus rien. Désorienté, je tournai la tête, cherchant un bâtiment qui perçait la buée et serait ainsi en mesure de me remettre sur mon chemin originel. C’était peine perdue, seule la patience, semblait-il, me tirerait de ce mauvais pas.
J’avais beau m’être résigné, je finis tout de même mon appréciation des lieux, afin de m’assurer que je n’avais réellement aucune chance. Cela m’amena à rencontrer du regard deux points d’un rouge brillant. Ils ne semblaient pas loin. Intrigué par ces lumières énigmatiques, je décidais d’aller en leur direction. Finalement, j’eus à marcher un peu plus que ce à quoi je m’attendais. Cela valait largement le coup : ce que je découvris méritait que je traverse la cour toute entière pour lui.
Beaucoup de spiritologues – pas les charlatans, non, ceux qui font état des fantômes qui cohabitent avec notre société sont de vrais professionnels, rémunérés en secret par l’état – ont cherché Paul Éluard après sa mort. Une rumeur de 1964 l’avait aperçu près de sa tombe du Père-Lachaise, mais on avait perdu sa trace ensuite.
Vous imaginez ma surprise quand je reconnus, à travers le brouillard, la masse ronde de métal sombre : le buste du poète qui avait donné son nom au lycée. Ses yeux brillaient, tels deux rubis incandescents. Ces deux braises éclairaient la nuit brumeuse. La statue remua les lèvres.
-- Alors comme ça, quelqu’un peut me voir ?
Le son qui s’échappait de cet objet possédé par une âme résonnait gravement.
-- Euh… « Liberté, sur tes ailes, j’écris ton nom », récitai-je, mal à l’aise.
-- Qu’est-ce que tu racontes ? Ah, mon poème ? Il ne vaut rien. Je trouve que le langage atteint des sommets dans cette cour. Wesh.
-- Ah bon ? Je n’aurais pas deviné que vous pensiez ainsi.
-- Enfin bref. Tu permets que je profite du fait qu’on soit tous les deux, et que tu puisses me voir, pour te demander quelque chose ?
-- Allez-y.
-- La gaieté de cet endroit est troublée par des nids de rancœur. Des affaires bien crades dont personne ne se souvient ; pourtant, elles stagnent, gonflent, et cassent l’ambiance, mettent sur les nerfs, sans que personne ne s’en rende compte.
-- Vous voulez que je m’en débarrasse ? Ça va être complexe… Vous savez où elles se trouvent au moins ?
-- Non, pas exactement… Je ne suis pas très mobile, comme tu le vois.
Il baissa les yeux afin de souligner l’absence de son corps. Plus qu’un buste, il ressemblait à un poète décapité, posé sur un piédestal.
-- Et vous, vous en êtes pas un, de nid de rancœur ?
-- Non, pas du tout ! Moi, je suis un fantôme plein de gratitude pour ma ville. Du coup, on peut dire que je suis un peu un esprit protecteur, un gardien. Tu sais, comme un kami japonais.
Les kamis, dans la mystique du pays du soleil levant, représentent des concepts abstraits, ou des éléments de topographie : ainsi, on trouve le kami d’un torrent autant que le kami de la guerre, sans oublier le kami du feu. La comparaison d’Éluard n’était pas mal trouvée, si on considère un lycée comme une rivière d’émotions.
-- Bon, je vais m’en occuper, alors, décidai-je. Je n’ai aucune envie que mon lycée devienne craignos… enfin, encore plus craignos… à cause de fantômes.
Je saluai Paul Éluard bien bas. Il était temps d’aller se coucher. Je verrai un autre jour pour la chasse aux fantômes.
Le son qui s’échappait de cet objet possédé par une âme résonnait gravement.
-- Euh… « Liberté, sur tes ailes, j’écris ton nom », récitai-je, mal à l’aise.
-- Qu’est-ce que tu racontes ? Ah, mon poème ? Il ne vaut rien. Je trouve que le langage atteint des sommets dans cette cour. Wesh."
Ce morceau de dialogue est hilarant. Je pense comme ton Éluard, il y a une grande créativité langagière dans les cours de récré.
Et sinon, belle idée de comparer Éluard à un Kami et le lycée à une rivière d'émotions, la métaphore est très joliment filée.