Azraël était vautré sur la table comme un flan qui ne se tiendrait pas très bien. Il regardait le pinceau de Sara danser sur la planchette de bois qu’elle peignait. De temps en temps elle s’interrompait dans son travail et caressait la fourrure de son sac à puces préféré.
Brusquement, la servante brisa l’ambiance calme et détendue de la pièce :
« Ouste ! Sale bête. Les chats n’ont rien à faire sur la table.
- Non, laisse-le ! répliqua Sara. Il est le seul à m’être d’un quelconque réconfort. Toi-même tu fais partie de ceux qui médisent de moi dans mon dos. Si tu n’aimes pas mon chat, c’est à toi de t’en aller. Et la prochaine fois que je te surprendrai à me calomnier, je te donnerai le fouet !
- Mais pour qui elle se prend, celle-là ? Pourquoi nous fouetter, sous prétexte que tes maris sont morts ? En voilà déjà sept à qui tu as été donnée en mariage, et d’aucun d’entre eux tu n’as porté le nom. Va les rejoindre : puissions-nous ne jamais voir de toi un fils ni une fille ! »
Azraël espérait entendre son humaine répondre à cette insolente d’une nouvelle pique bien placée, mais au lieu de ça, elle sembla se briser. Elle laissa tomber son pinceau et se précipita dans les escaliers. Azraël bondit sur le sol et la suivit, peu désireux de se retrouver seul avec la sorcière.
Il la retrouva dans la chambre haute de la maison. Elle avait pris une corde et l’attachait à l’une des poutres du plafond. Azraël ne savait pas ce qu’elle comptait en faire, mais il remarqua que son visage était trempé de larmes. Alors il se frotta contre elle en ronronnant. Personne n’avait le droit de faire du mal à son humaine !
Sara lâcha la corde et se laissa tomber sur le plancher.
« Eh bien, non ! dit-elle en regardant son chat ; on irait insulter mon père et lui dire : “Tu n’avais qu’une fille, une fille très aimée, et elle s’est pendue à cause de ses malheurs !” Je ferais ainsi descendre mon vieux père plein de tristesse au séjour des morts. Mieux vaut pour moi ne pas me pendre, mais supplier le Seigneur de me faire mourir, pour que je n’aie plus à entendre de telles insultes à longueur de vie. »
Elle attrapa Azraël et fourra son visage inondé dans sa fourrure rousse. Le chat se dégagea d’un coup de reins : il voulait bien consoler son humaine, mais là, c’était un peu trop inconfortable pour lui. Il ne fallait pas abuser, tout de même ! Il alla se lécher le pelage tandis que Sara étendait ses mains vers la fenêtre :
« Béni sois-tu, Dieu de miséricorde ; béni soit ton nom pour les siècles ; que toutes tes œuvres te bénissent à jamais ! Et maintenant, j’élève vers toi mon visage et mes yeux. Parle : que je disparaisse de la terre et n’aie plus à entendre d’insultes. Tu sais, toi, Maître, que je suis indemne de toute impureté d’homme. Je n’ai pas déshonoré mon nom ni le nom de mon père sur ma terre d’exil. Je suis la fille unique de mon père, il n’a pas d’autre enfant pour hériter de lui, ni de parent proche ou lointain pour qui je devrais me garder comme épouse. J’ai déjà perdu sept maris : à quoi bon vivre encore ? Et s’il ne te semble pas bon de me tuer, Seigneur, entends au moins l’insulte qui m’est faite. »