- I -

J’en ai vus passer dans ma petite église, des gens à la ramasse avec de drôles d’histoires ; mais cette nuit-là, la nuit de la Saint Benoît, j’y ai cru découvrir un fantôme assis sur les marches de pierre. Ses mains pendantes entre ses jambes pliées étaient aussi pâles que le peu que je pouvais deviner de sa face. Il se tenait comme ça, le visage-de-mort, la tête rentrée dans des épaules bien carrées – monté sur cintre on aurait dit. Un grand échalas ramassé sur lui-même et quand je me suis approchée avec la lumière de ma lampe-torche, son ombre s’est toute désarticulée en se projetant sur les racines du chêne juste à côté de l’escalier.

Une fois de plus, ce soir d’été le sommeil me faisait des siennes. Alors, plutôt que de tourner sans arrêt dans mon lit à attendre que ça vienne, je suis sortie me promener au frais. Le long du chemin où c’est que j’ai mes habitudes. Je pourrais le marcher les yeux fermés faut dire, pour l’emprunter chaque matin puis à chaque fin de journée ; je suis la sacristine, j’ouvre et je ferme l’église. Il me plaît ce circuit, surtout en été lorsqu’il est ensoleillé de gentianes. Seulement, je n’allais plus jamais le ressentir de la même façon, depuis que j’y ai rencontré ce spectre de jeunot traînant avec lui ce qui a suivi.

Enfin donc j’éclairais le gamin – pas si gamin que ça en vérité – et il a plissé des paupières puis s’est redressé. J’ai un peu reculé la lampe loin de sa figure hagarde. Quand il a rouvert les yeux, ses prunelles vert d’eau derrière des lunettes me fixaient, perdues, pareilles à celles d’un chevreau sur la défensive. On devinait aussi la fatigue dans ses traits droits et fins, mais tellement tirés. Sans parler de son souffle ; ça roulait trop vite pour être la respiration de quelqu’un sans ennuis.

— Qu’est-ce que tu fabriques là à c’t’heure, garçon ? je lui ai demandé.

Les mots ont en vain essayé de sortir de sa gorge. Il n’y a eu qu’une déglutition.

— Tu viens de loin comme ça ?

Son regard hésitant a suivi avec lenteur le déroulé du sentier terreux, au point d’aller se perdre avec lui dans le noir tout là-bas. Je devinais qu’il avait marché longtemps ; emprunté un tracé sans trop savoir où il déboucherait. Ça m’a peinée de me dire que cette route qui m’offrait un bouquet de plaisirs tranquilles au cœur de mes insomnies, des parfums de ses herbes à la couverture prodiguée par les ombres de ses arbres et de ma petite église, cette route, donc, un fantôme venait de la suivre avec l’esprit sans doute tellement plus lourd ! Aussi pesant que ces horribles caisses au bout des chaînes portées par le spectre venu visiter Monsieur Scrooge, sur la gravure d’un de ces livres de mon enfance.

C’est là que le clapotis d’un début de pluie s’est manifesté. J’ai avisé le chemin où ça commençait à mouiller, puis c’est en me retournant vers mon errant que j’ai fait plus attention au reste de son allure.

Son T-shirt déchiré m’a serré le cœur ; les bleus à ses bras m’ont planté comme un coup de poing jusqu’au fond de mon ventre. Ça m’a rappelé un de mes cousins, après que son père très autoritaire lui tapait dur dessus. En ces temps-là les choses allaient de la sorte et on en parlait point. Au resurgissement de ces images, je crois même m’être signée – Bon Dieu, c’était comme je vous le dis. Ma main s’est avancée pour prendre l’épaule du garçon. Il a eu un mouvement de retrait. Je sentais ma lèvre trembloter pendant que je cherchais la meilleure façon d’agir et l’égaré, de honte il a piqué du nez vers les marches, sûrement en comprenant ce que je venais de repérer.

Alors, à la manière d’un signe de la Providence allez savoir, les plic ploc plic des gouttes se sont bien installés. Il n’était décemment pas question de rentrer les mains dans les poches en laissant ce malheureux planté là. J’ai tiré un trousseau de mon tricot et profité de l’occasion :

— Viens un peu te mettre à l’abri.

— Je… Je ne voudrais pas…

— Allez va ! J’insiste. Tu vas pas rester sous la flotte et dans c’t’état.

Je lui ai fait ma petite moue de grand-mère inquiète. Son souffle de rire m’a rassurée puis il s’est levé. Alors là, moi qui jusqu’ici me tenais courbée pour lui parler, j’ai dû renverser la tête en arrière afin de point quitter son regard. Élancé, le gamin ! Il me faisait penser au plus jeune de mes fils autrefois. Une grâce de héron : longues jambes. Long visage aussi, et longs cils – si bien qu’ils touchaient les verres de ses lunettes. Un genre de finesse fragile, même dans son menton pointu un peu trop en retrait. Une finesse coincée par contre, comme comprimée à l’intérieur de sa coquille fêlée. La faute à sa posture tendue, celle de quelqu’un qu’a pas trop l’air de savoir quoi faire de son corps. Mais c’est normal vous me direz, pour un bonhomme amoché et déconfit, dehors en pleine nuit.

— Comment tu t’appelles ? je lui demandais en déverrouillant la porte de l’église.

— Arthur.

— Moi c’est Colette. Et hop ! Entre donc. J’aimerais dire « Bienvenue chez moi » mais c’est chez le Bon Dieu. Je suis la sacristine. M’enfin ! Je suis sûre qu’Il est d’accord là-haut.

Il sourit – c’était déjà ça. Il a passé le seuil puis je l’invitai à prendre place sur un banc, avant de filer chercher deux trois coussins prompts à lui rendre la place plus confortable. Ainsi que de quoi allumer quelques bougies ; on n’allait tout de même pas rester dans la ténèbre. Arthur passait une main gênée au milieu de ses épaisses boucles brunes.

— Merci. Je suis désolé si…

— Ta ta ta, rien du tout, va ! Tu vas récupérer et on va attendre ensemble que la pluie veuille bien s’arrêter. Bon ! Voyons si je peux te donner autre chose à boire que du vin de messe.

Un brin d’amusement a traversé la mine contrite d’Arthur. Il s’était mis à se tapoter les doigts et je l’ai laissé à sa nervosité. Quelques pas vigousses vers la sacristie. Une carafe d’eau, deux gobelets, un fond de sirop. En revenant vers mon drôle d’invité nous avons pris ensemble ce verre. Une fois les dernières gouttes avalées, le garçon semblait moins ahuri.

— Je t’ai jamais vu dans le coin. Tu es seul ?

Il a secoué la tête.

— On est là en vacances avec ma famille.

Mon froncement de sourcil lui a fait se gratter les peaux des pouces. Dans le silence qui s’est installé, je comprenais qu’il n’allait pas oser raconter de lui-même son affaire.

— Une soirée dehors qui a mal tourné ? Et tes parents sont pas au courant je suppose ?

Sa tête a dodeliné. Je voyais dans la foulée ses yeux tâtonner à droite, à gauche, en l’air, mais éviter de rencontrer ma figure. Quand son attention s’est arrêtée sur un tableau du Fils Prodigue là-haut au-dessus du chœur, sa mâchoire m’a paru se crisper. Et il a vite regardé ailleurs.

— Mais tu n’as pas pu les prévenir ? Pas de téléphone ni rien ?

Nouveau « non » muet. Je voulais bien l’aider moi, seulement avec ce genre de laconisme, les choses devenaient compliquées. Je me suis rapprochée encore un peu de lui.

— Je peux te demander quel âge tu as ? C’est que tu es sacrément grand !

C’était surtout que je souhaitais point lui causer encore davantage d’ennuis – ni m’en attirer à moi, j’avoue – si je discutais là avec un mineur bousillé au fin fond de nulle part.

— Vingt ans dans six mois.

Majeur. Du moins s’il ne me mentait pas – restait à l’espérer. En un sens, je me suis sentie rassurée. Pas assez toutefois pour ne plus me penser responsable de ce malheureux. Bon. Manœuvrer de biais histoire d’éviter les questions à la gendarme, avec leurs gros sabots.

— Je ne veux pas te laisser comme ça sans rien faire. Tu as dû avoir des soucis, que… Enfin, qui t’a mis dans cette panade ? Ce qu’il s’est pass… Euh, tu… tu serais d’accord de…

Et voilà que je m’entortillais dans ma question, aussi vrai que mon chat s’emberlificotait les pattes entre les fils de mes pelotes de laine lorsqu’il venait y jouer. Pour tout dire, j’avais peur de ce que j’allais potentiellement entendre. Mais quand faut y aller ! J’avançais donc en prudence :

— Tu veux bien me raconter ? Je… pourrai alerter quelqu’un pour toi.

La longue silhouette découpée par la lumière tremblotante des bougies transpirait maintenant la honte. Sa figure a de nouveau semblé disparaître en avant, rentrée dans ses épaules droites et rigides comme un linteau de fenêtre. Le bout de mes doigts a bien failli venir sur son bras, en engagement d’une caresse, comme j’en avais tellement l’habitude avec mes enfants quand je devinais que quelque chose de trop dur leur pesait sur le cœur – et que je voulais juste commencer à les réconforter, sans me faire de suite trop intrusive. Mais je me suis rappelé de ses bleus. Tu avais bien failli raviver sa douleur, ma Colette ! Je me suis raclé la gorge et ai fourré mon poing dans la poche de mon tricot. J’entendais, à côté, de la salive avalée suivie d’une inspiration saccadée.

— On était en famille, ce soir, et puis… Je ne sais plus trop comment c’est allé, mais…

Sa jambe gauche émettait de menus soubresauts. De mon côté mes tripes commençaient à se nouer – c’est qu’on ne sait jamais à quoi s’attendre dans ces cas-là. Je ne suis pas le père Gilles, moi : même s’il m’arrive de croiser des paumés, je n’ai pas pour autant l’habitude de me préparer à entendre tout et n’importe quoi en confession. J’ai bombé la poitrine afin de me donner assez d’assurance. Après tout, le jeunot qui se tenait là à ma gauche avait ma foi un air de bon gars ; ce n’était pas imaginable qu’il ait sur la conscience un quelconque…

— J’ai tabassé mon père.

Et moi, je me suis crue à ce moment recevoir un claque, tant mes traits se sont crispés.

— Et je me suis enfui.

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Erwel.le
Posté le 22/06/2025
Bonjour,

Merci pour ce début d’histoire ; j’aime beaucoup la langue orale que tu as trouvé pour cette sacristaine. Cela m’évoque un parler populaire, sans qu’on puisse le rattacher à une région géographique. D’ailleurs, en termes d’espace-temps, j’ai l’impression qu’on se sait pas vraiment où ça se passe ni quand, et tant mieux, ça participe, je trouve, à cette atmosphère nocturne d’insomnie et d’église. A part le fait que ce jeune porte un Tee-shirt, ça aurait aussi bien pu se passer à une autre époque, je trouve ça intéressant. Je crois même que j’ai d’abord situé ça dans l’Amérique des années 50 (!!!) à cause de la photo de couverture qui m’évoque les photos de vieux films, avec l’écriture verte… Bon, je me suis peut-être tapé un délire personnel. Quand il a dit son prénom, Arthur, je suis revenu’e sur le continent. Bref. On se sent comme suspendus, dans ce début d’histoire, entre différentes ambiances : la douceur de la nuit de la sacristaine/ l’angoisse de ce jeune et ses blessures. Les descriptions sont concrètes et organiques, je trouve que ça pose beaucoup de choses en peu de mots. J’ai donc envie de connaître la suite :-).

Je me questionne sur ce cliffhanger de fin de chapitre, qui détonne un peu avec le rythme plus lent du chapitre. Ayant lu la description initiale, je m’attends à ce que ce jeune ait lui-même vécu de la violence du père, les bleus sur ses bras sont décrits, alors où est le suspens ? Peut-être que c’est la sacristaine qui vit ce suspens, mais nous, lecteurices, sommes-nous sur le même plan que ce personnage ?

Je relève cette phrase que j’ai particulièrement aimé – aussi poétique que juste psychologiquement : « Et voilà que je m’entortillais dans ma question, aussi vrai que mon chat s’emberlificotait les pattes entre les fils de mes pelotes de laine lorsqu’il venait y jour » → petite coquille : « jouer » en dernier mot plutôt que jour, je suppose.

Autre coquille : « je l’invitais à prendre place » → je l’invitai, non ? C’est une action ponctuelle et on dirait : « il l’invita à prendre place ».

Bonne écriture pour la suite de cette histoire
JeannieC.
Posté le 23/06/2025
Bonjour Erwel.le !

Un grand merci pour ta lecture et pour ce commentaire très sensible <3 Tu décris avec beaucoup de justesse ce flottement de temps sur le début de cette histoire, et dans l'esprit de Colette, la première narratrice. Temps suspendu, insomnie, et lieu indéfini qui pourrait être aussi bien du XIXe siècle.
C'est l'intrusion d'Arthur dans ce petit monde qui amène la modernité et un changement d'ambiance.
Très touchée que tu aies apprécié la plume et les images.

Oops ! Deux coquilles effectivement, je file corriger ça - merci pour ton œil affûté.
Concernant le cliffhanger, yes j'ai voulu jouer l'effet de surprise - Arthur est amoché, mais c'est lui qui avoue avoir frappé. Ceci dit oui, ça aurait peut-être plus d'impact si dans un premier temps, Colette ne voit pas du tout les bleus... J'y réfléchirais, merci !

À bientôt =)
Apès
Posté le 20/06/2025
Hello !!

Très belle entrée en matière, l'ambiance s'installe et la scène ne s'impose pas ! Le style familier rend le tout agréable à lire, bien qu'il s'agisse d'un sujet assez lourd !

Hâte de lire la suite !
JeannieC.
Posté le 23/06/2025
Bonjour,
Merci beaucoup pour ta lecture et ta sensibilité à l'ambiance. J'espère que la suite te plaira =)

Au plaisir !
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