- II -

Les chuintements spongieux derrière mon dos me hérissaient. Papa ne pouvait décidément pas s’empêcher de triturer le bout de viande cru, bien froid, que je venais de poser sur son cocard. Ce bruit gluant, continu, aurait pu être celui de mon propre estomac que je sentais se tordre en tous sens et pas loin de me remonter aux lèvres. Rarement l’angoisse m’avait fait si mal.

Arthur s’était tiré comme un voleur. Sans qu’aucun de nous ait eu la possibilité de le rattraper. Maman et moi à l’étage ; Papa en bas avec les quatre fers en l’air. Il hurlait sans arriver à se redresser. Lorsque nous sommes descendues c’était déjà trop tard. Les explications aussi embrouillées que vociférantes du père éternel nous ont laissé comprendre qu’Arthur avait pris la tangente par la fenêtre du rez-de-chaussée. Sans emporter portable ni rien, bien sûr.

Il pouvait filer n’importe où, tenter n’importe quoi, et ça me rendait malade. Maman s’est bien tout de suite élancée dehors à sa recherche, seulement, le temps qu’elle passe par la porte – elle – et il avait déjà disparu à droite, ou en face, ou à gauche – allez savoir ! Elle était donc revenue à l’intérieur, histoire de prendre sac et téléphone, puis était ressortie avec l’espoir de le retrouver au plus vite. Je n’avais eu qu’une envie dans l’immédiat : l’accompagner. Néanmoins il valait mieux attendre que Papa retrouve un minimum ses esprits et que ses nausées cessent. On partirait nous aussi à ce moment-là ; ce serait plus efficace à nous trois.

Alors j’attendais en alignant les aller-retours. Le pas de plus en plus abrupt contre le parquet. Je serrais les dents en m’efforçant d’ignorer le malaxage de la tendineuse bidoche par les ongles paternels. Mes yeux inoccupés revenaient, par à-coups, observer à la fenêtre. Comme si ça allait changer quelque chose ! Comme si quelqu’un du coin ou un promeneur allait se manifester, pour nous dire de quel côté mon frère avait couru. Il ne restait toutefois que le noir de la nuit derrière les carreaux. Pas un chat. Notre vacarme n’avait attiré personne. Au moins l’on pouvait dire une chose : l’annonce du AirBnB ne s’était pas gonflée de fausses promesses. « Grand calme. Pas de voisinage direct. » Maman tenait à ce que ce ne soit pas bruyant, elle pouvait s’estimer servie.

Un souffle sec m’a échappé du nez en guise de rire nerveux. Papa, allongé sur le canapé, a lourdement remué avant de pousser un long soupir qui venait du plus profond de lui. Demi-tour dans sa direction.

— Ça va ? je m’enquérais, surtout pour tromper l’inquiétude, remplir le silence.

Il a hoché du chef et grommelé. Dans la foulée, sa poigne aux veines saillantes retirait le morceau de viande, aussitôt abandonné dans une coupelle sur la table basse. Puis il s’est essuyé le nez où du sang avait séché ; a boulotté et craché un poil de sa moustache. Les petits capillaires qui sillonnaient ses yeux vitreux diminuaient et la colère laissait place à l’égarement. Sa tête se secouait sous l’incompréhension, au rythme du massage sommaire de ses paumes le long de ses bras, de ses épaules, de son buste endoloris. Il a grincé des dents derrière ses lèvres pincées.

— Ce serait pas mal d’aller assez vite voir un médecin, j’ai dit. Histoire d’être sûr qu’il n’y ait rien de grave.

— Non.

J’aurais dû m’y attendre. Je m’empêchais aussitôt de rouler des yeux et encore plus de rétorquer quoi que ce soit. Vu le mode cocotte-minute dans lequel je me trouvais, un rien aurait pu faire à nouveau tout exploser. Mais je n’en pensais pas moins : c’est vrai, un homme fort ça se débrouille et les médecins, c’est tous des cons. Une version alternative du sentencieux « Il faut faire son Golgotha » de Papy, quand on lui suggérait qu’il serait bien d’aller faire un tour chez le docteur.

Je me suis assise en bout de sofa, à côté des pieds de Papa toujours allongé. Mes doigts commençaient à tapoter leur impatience sur le cuir de l’accotoir. Mon autre main consultait mon portable. J’aurais pourtant entendu si Maman avait envoyé un SMS, mais c’était l’espoir qui parlait. Rien. J’ai demandé à Papa, travaillant ma voix à se faire la moins tendue possible :

— Sinon tu peux rester te reposer et j’y vais toute seule ?

— Non non, attends. J’arrive.

Je haussai les épaules. Il prenait enfin sur lui de se redresser, poings crispés et lent râle tandis qu’il s’appuyait sur ses jambes, quand une vive douleur lui a fait pousser un « Bordel » avant qu’il ne se mette à se frotter le flanc. J’allais proposer mon aide lorsqu’il a maugréé :

— C’est pas vrai, ça… Quel con ton frère.

— Ça va, dis ! Tu l’as pas ménagé, non plus. Mon pauvre, tu t’es pas entendu…

Un « Rah ! » rauque m’interrompait aussitôt. Cette fois-ci, je n’avais pas pu observer notre règle de survie par le silence et voilà Papa qui s’emportait de nouveau, le rouge aux joues.

— Mais c’est lui ! Il supporte rien, on peut rien lui dire, il est complètement fou !

Je me suis enfoncée au creux du dossier ; j’ai tapé sur ma cuisse plutôt que de répliquer, pour le coup. C’était néanmoins trop tard, le paternel continuait sur sa lancée, un ton plus bas :

— Déjà que je suis brimé. De toute façon vous ne me comprenez pas. Vous vous liguez tous contre moi, on dirait que c’est un jeu.

Ce soir-là, j’entendais une véritable vulnérabilité entre chaque mot de ces phrases, que nous connaissions par cœur. Il s’est prostré, jambes écartées, deux doigts plantés à sa tempe et le regard dans le vide. J’aurais aimé pouvoir lui répondre quelque chose, cependant rien ne me venait qu’on ne lui ait déjà dit. Et il me semblait que ça demeurait sans effet. J’ai dégluti. L’impuissance pesait maintenant au fond de mon ventre. Voir Papa comme échoué au bord du sofa m’a attristée.

Il me revenait de donner l’élan du départ. Debout. Portable fourré dans ma banane, ajustée en bandoulière par-dessus mon débardeur. Puis j’ai regardé vers Papa. Il ne bougeait pas.

— Bon on y va, là ?

Je jetais un gilet sur mes épaules ; j’enfilais mes bonnes tennis de marche et attrapais un parapluie au cas où ça se mettrait à flotter. J’allais ouvrir la porte quand la voix du paternel a repris :

— Élise. Pas ces chaussures. Tu vas transpirer. Mets plutôt tes baskets en toile.

D’abord, je lui répondais d’un silence tout en me retournant vers lui, non sans arquer un sourcil éloquent. Il a appuyé son propos d’un hochement de tête professoral. Il m’a fallu m’armer d’une lente inspiration tandis que me revenait en mémoire tout un carrousel de scènes du même acabit. Je pratiquais le tir à l’arc depuis dix ans, mais Papa – qui n’en avait jamais fait – se mêlait de m’expliquer, quand je m’entraînais dans le jardin, comment bien positionner mes pieds, quel angle devait adopter mon coude, sans oublier son conseil fondamental : ne pas trop découvrir mon aisselle en levant le bras parce qu’avec tout ça, il fallait en plus que je « reste féminine ».

Je dansais le street jazz en club, aussi, et Papa ambitionnait de jauger mes tenues. Mes chorégraphies également, dans la mesure où il semblait que certains de mes pas, de mes mouvements étaient – pour le coup – un peu trop féminins. « Rentre les fesses. » « Ces déhanchés, quand-même. » Là-dessus, il enchaînait une fois sur deux avec l’une de ces déclarations par lesquelles il aimait s’illustrer, notamment à table : « Après on s’étonne qu’il y ait des affaires. » Le pire restait, pour moi, de ne jamais trop savoir quelle part de lui pensait réellement de telles choses. Il aimait provoquer – animer, qu’il disait – ça, ça demeurait certain.

Si j’avais réussi à finir par adopter une distance amusée avec ce genre de marottes – il vaut mieux ça que de se crier dessus – ce soir-là, il ne me venait pas du tout l’envie de plaisanter. Arthur, lui, il ne riait vraiment pas de l’expertise paternelle sur chacun de ses faits et gestes. Je dois dire que les remarques que je recevais ne pesaient rien à côté de ce que mon aîné encaissait.

Demeurer sereine, donc.

— Oui oui, j’ai finalement approuvé d’une petite voix presque chantonnante.

Ne pas contrarier la bête. Et puis je les ai enfilées, ses baskets en toile. C’était complètement insensé : le temps me semblait menaçant et mes grosses tennis bien davantage à-propos. Mais plus que tout, je refusais de me prendre la tête avec le sergent-chef sur un détail aussi secondaire. Aussi nous étions-nous accoutumés à l’absurde, ne réagissant que lorsque l’objet du conflit devenait sérieux. Tout, plutôt que de ramasser une saucée verbale pour n’importe quoi. Je ne pensais qu’à Arthur ; qu’importait ce que j’aurais aux pieds. Papa a haussé le menton, l’air satisfait de son illusion de contrôle mais, au moins, ça a suffi apparemment à le faire se lever ! Je louchais vers lui tandis qu’il s’apprêtait en silence. Ses lèvres s’ourlaient comme lorsqu’il ruminait. Je sentais que la conversation allait repartir de plus belle et ça n’a pas manqué. En fourrant au fond de son sac le parapluie qu’il m’a pris des mains, il a relancé, le timbre grave :

— Je veux votre bien, vous savez.

— Je sais.

— Alors pourquoi on me manque à ce point de respect ? Moi, je…

— C’est pas du manque de respect ! Tu comprends, il y…

— Quand je pense à quel point mon père était respecté ! Et son père avant lui. Nos ancêtres, vraiment, ils se demanderaient où on va. Je veux comprendre pourtant. Hein, comprendre.

Ses racines. Ses chères racines. Qu’est-ce qu’elles pouvaient bien donc être, chez Papa, les racines de ce mal ? Pour ne pas dire de ce mâle, lui, oui, cet homme qui se débattait dans tous les liens de ce qu’il se figurait qu’on pensait à son propos. En quittant la maison, je me recentrais sur ses derniers mots. Comprendre. Ça aurait été long. Et en l’occurrence nous avions d’autres chats à fouetter que d’assurer sa thérapie. Parce qu’aller en suivre une vraie, pensez-vous ! « Ce sont les fous qui vont chez le ps… » Même le mot semblait lui faire honte.

D’autre chats à fouetter, donc – ce que je me suis retenue très fort de lui verbaliser. Comme retrouver Arthur, par exemple. Ma gorge s’est nouée, à nouveau saisie d’impuissance. Corsetée d’ignorance : où pouvait traîner mon frère ? Mon grand frère… Mon grand Tutur, dixit bébé-moi. Je ne l’avais jamais vu violent. Allez savoir ce qu’il fabriquait désormais, Dieu-sait-où au milieu de la nuit, en pleine campagne du Cantal. J’ai reniflé. Puis une idée m’est venue.

— Attends, j’ai lancé à Papa en faisant volte-face. Arthur pourrait revenir pendant qu’on le cherche, va savoir. Ce serait bien que toi ou moi, on laisse notre clef là où tu sais.

Papa a hésité. Un peu trop longtemps à mon goût. Ma main a battu l’air d’agacement et dans la foulée, je me suis décidée pour nous deux. Quelques pas vers le coffre à légumes, derrière les vélos. Ni vu ni connu : sésame glissé sous le filet de patates, là où toute l’équipe Lacroix savait pouvoir le dénicher en cas de besoin. En me redressant, j’ai touché du bois – juste pour la forme, je n’y crois pas vraiment mais c’était ma façon de souhaiter un rapide retour d’Arthur.

— Allez. En route, j’ai déclaré.

Papa n’a guère eu d’autre choix que de suivre ma cadence soutenue. Déjà, mon pouce pianotait sur l’écran de mon téléphone en quête de Google Maps. J’ai fini par ralentir un brin mon pas et nous avons marché côte à côte. Papa a recommencé de se masser les bras, puis son cocard. Il a bougonné dans son épaisse moustache :

— Il va s’en souvenir. Ça ne va pas se passer comme ça.

— Oh, n’en rajoute pas.

— Parce que vous allez tous le défendre sans réserve, en plus ? J’y vois déjà faire.

— N’importe quoi.

Me concentrer sur les cartes – enfin, celles plus ou moins fiables qui voulaient bien se charger, avec le peu de réseau disponible. Ne surtout pas faire monter la sauce.

— En tout cas, votre mère vous a bien conditionnés.

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Erwel.le
Posté le 27/06/2025
Hello,
Je poursuis ma lecture.
Si j’ai bien compris, la fille a donné au père un bout de viande sorti du frigo pour faire du froid ? C’est génial, glauque à souhait. Par contre, ça me paraît tellement bizarre que j’ai dû m’y reprendre à plusieurs lectures pour pouvoir imaginer que c’est bien ça qui se passe. Parce que normalement, c’est des trucs congelés qu’il faut utiliser, pour avoir de la glace, et la poser sur des membres douloureux.

Le chapitre se concentre sur les liens intra-familiaux, c’est chouette parce que ça nous donne un aperçu des relations, un contexte et un historique du point de vue de la soeur, qui nous trace le portrait de ce père si intrusif. Il m’a manqué un peu de description, peut-être. Disons que l'ambiance du premier chapitre était si forte et bien posée que ça donne envie d'avoir un aperçu de l'atmosphère dans chaque chapitre.

Petite questions aussi sur la gestion de la douleur : pourquoi le père se touche comme ça ? (massage de ses bras, de son coquard…) S’il a des plaies, des hématomes, des coquards, alors il ne va sans doute pas y toucher, parce que ça fait vachement mal. Le réflexe de tout humain, c’est plutôt de gueuler si quelqu’un y touche (et je dis ça en tant qu’infirmière). Ou alors, ça fait partie du personnage et peut-être que ça vaut le coup de s’attarder sur cette tendance à se faire mal volontairement.

J’ai encore du mal à situer le fonctionnement de cette famille et j’ai hâte d’en savoir plus. Je vois qu’il y a un vrai lien d’affection de la fille envers le père, ça m’a à la fois rassuré’e et étonné’e. En lisant le premier chapitre, je croyais que ce serait une histoire de violence intra-familiale, mais je vois que la fille n’a pas peur de son père. J’ai quand même trouvé ambigu qu’elle parle de « règle de survie », parce que dans les familles où le père (car c’est si souvent le père…) est violent, il y a en effet un enjeu de survie, mais là, j’ai l’impression que ce n’est pas ça qui se joue. Ou alors, si ?

Je relève quelques coquilles que voici :

« Un « Rah ! » rauque m’interrompait aussitôt ». → m’interrompit

« Je jetais un gilet sur mes épaules ; j’enfilais mes bonnes tennis de marche et attrapais un parapluie au cas où ça se mettrait à flotter. » Jetai, enfilai, attrapai

Au plaisir de lire la suite !
JeannieC.
Posté le 15/07/2025
Bonjour Erwel.le !
Oh lala toutes mes excuses, je viens seulement de voir ton commentaire, je réponds trois plombes après x)

En vrac, au fil de tes remarques : oui il me semblait bien qu'un bout de viande congelée, dans un sachet, pouvait servir à rafraîchir un bleu et tarir la douleur. Peut-être je devrais préciser que le bout de viande était congelé ? Ce serait peut-être moins glauque et surprenant ?
J'avais ça en tête, une viande congelée, et qui avec le temps aurait fini par se décongeler et se ramollir assez pour que le père la triture.

Hm, vrai que cette narratrice-ci, la sœur, est bien moins dans l'atmosphérique que Colette dans le premier chapitre. Elle est active, nerveuse. Dans le dialogue et les actions. Je verrais si d'autres lectrices - lecteurs pointent aussi un défaut de décor, je garde ta remarque sous le coude.

Le père est très remuant, oui, il se gratte, il bouge, il se triture etc. Cela dit oui tu as raison, c'est peut-être pas super cohérent qu'il ravive comme ça la douleur de ses hématomes. Ce serait plus crédible s'il gratte / appuie / touche à côté des plaies ?

Sur le fond, je suis contente que les réflexions amenées ici - et le tempérament de la fille - t'aient intéressée <3 Et en effet le rapport est ambivalent dans cette famille : le fils a peur de son père, là où sa sœur en a presque plus pitié qu'autre chose. Elle comprend qu'il a de sérieux problèmes narcissiques, qu'il cherche à se donner l'impression de contrôler les choses par des moyens factices et WTF. Et puis elle est moins victime de violence de sa part que le frère ou la mère.

Merci encore pour ton commentaire et tes réflexions <3
Au plaisir !
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