- Un homme du Dessous ? Qu’est-ce que vous me chantez là ?
- C’est la seule explication, Bahr. Il était à cinquante mètres sous le sol, dans une pièce fermée de l’extérieur. Même si avait pu l’ouvrir, il n’aurait pu déplacer les trois tonnes de rochers au dessus de la trappe.
Nadah eut un sourire crispé en repensant à tous les cailloux qu’elle avait déplacé. Elle avait des courbatures partout. Elle attendit la réponse du chef du Clan. Celui-ci se tenait de dos, les bras noués devant son torse, au fond de sa tente. Il se retourna brusquement, et ses yeux lançaient des éclairs.
- Mais enfin, Tilham, ce n’est pas possible ! Le Dessous n’est qu’une légende… une légende pour enfants ! reprit-il, furieux.
Nadah détourna les yeux. Bahr lui en avait toujours un peu voulu d’attacher foi à ces histoires, et accepter la véracité de ces histoires aujourd’hui lui coûtait visiblement beaucoup. Et en ce moment, sa colère semblait en partie dirigée contre elle, comme si elle était responsable de la découverte de l’homme au fond du Puits.
- C’est la seule explication, répéta le Guerrier, imperturbable.
Il se tenait très doit face à son chef et attendait patiemment.
Un silence s’abattit dans la tente, seulement troublé par le pas irrité de Bahr qui faisait les cent pas devant la patrouille au grand complet revenue faire son rapport. Derrière Nadah, To’r poussa un toussotement gêné.
- Et d’où venait le signal ?
- D’une balise de détresse qu’il portait sur lui.
- Où est-il ?
- Dans la tente d’infirmerie. La Guérisseuse s’occupe de lui.
- Il a repris connaissance ?
- Toujours pas, il est dans un sale état.
Bahr stoppa son aller-retour et abattit brusquement ses deux poings sur la table au milieu de la tente. Ses deux yeux lançaient de plus en plus d’éclairs, comme s'il ne supportait pas que Tilham ait une réponse à toutes ses questions.
- Mais que voulez vous que je fasses d’un homme du Dessous ? explosa-t-il. Et puis d’abord, le fait qu’il vienne d’en bas ne nous confirme pas qu’il y ait un monde sous nos pieds !
Cette dernière phrase semblait s’adresser à Nadah en particulier.
- Je ne sais pas, répondit Tilham, en insistant sur ces mots, l’air de signifier que la décision ne lui revenait pas.
Le Chef poussa un long soupir.
- Rien d’autre à signaler ?
- Si. Le cadavre d’un énorme Kkrorhen, pas loin du l’ancien palais.
Bahr leva un sourcil, surpris, mais ne releva pas. L’incident devait lui sembler insignifiant par rapport à celui du Dessous.
- Bon. J’avais prévu de lever le camp rapidement, mais nous allons retarder le départ. Faites en sorte que cet énergumène se réveille vite, qu’on sache qui il est. Vous pouvez sortir, ajouta-t-il sans un regard pour Nadah.
La patrouille s’empressa de sortir pour fuir la mauvaise humeur du Chef de Clan. La patrouille se dispersa rapidement, chacun des membres partant vaquer à ses occupations.
He’m partit s’occuper de ses bêtes, et Dahim le suivit pour lui donner un coup de main. Tilham et Kijk se dirigèrent dans la direction opposée, vers l’arène, un espace clos ou les Guerriers s’entraînaient.Seuls Nadah et To’r restèrent, appréciant le soleil d’une matinée déjà bien avancée.
- Ça n’a pas l’air de lui plaire, dis donc.
Nadah jeta un regard indéchiffrable à To’r et ne répondit rien.
Le jeune homme eut un petit sourire gêné.
- À toute, alors. Je vais me préparer, la chasse de midi a bientôt lieu.
Il s’éloigna, sans même laisser le temps à Nadah de lui répondre.
Nadah se fourra distraitement les mains dans les poches et partit en direction de l’entrée du camp. Elle passa devant la tente d’infirmerie. Quelques Pilleurs se pressaient déjà devant la tente, tentant en vain d’apercevoir « L’homme du Dessous » de leur propres yeux. La Guérisseuse, une veille femme à la peau ridée, se tenait devant l’entrée et secouait résolument la tête, bien décidée à ne laisser entrer personne tant que son patient ne serait pas remis.
La jeune femme franchit l’entrée du camp et ne remarqua pas le salut du garde posté non loin.
Elle marcha quelques pas, et s’assit sur une grosse pierre. Elle avait besoin de réfléchir.
Tout en jouant avec une de ses mèches, elle tenta de remettre de l’ordre dans ses idées. Il s’était passé beaucoup de choses aujourd’hui. Elle se remémora la surprise qui les avaient saisis lorsqu’ils avaient découvert l’homme à l’entrée du Puits d’évacuation. Elle ne parvenait toujours pas à croire qu’il vienne réellement du Dessous. Mais par dessus tout, elle ne parvenait pas à comprendre la réaction de Bahr. Ils avaient une preuve de l’existence du Dessous ! C’était une bonne nouvelle, non ? Ils allaient peut-être pouvoir entrer en contact avec ce monde souterrain !
La jeune femme sentit une bouffée de mélancolie s’emparer d’elle et planta le menton sur un poing, rêveuse. Peut-être était-ce l’occasion pour les deux parties de l’Humanité de se réconcilier ? Peut-être que cela se ferait grâce aux Pilleurs de l’Aube ? Et pourquoi pas ?
À ces pensées, elle se sentit redevenir petite fille, lorsque son vœu le plus cher était de découvrir et explorer le Dessous, après que Judith lui ait raconté des histoires extraordinaires à ce sujet. Tous les soirs, avant de s’endormir, la petite Nadah écarquillait des yeux émerveillés devant les splendeurs que lui représentait son imagination. Et quelquefois, Bahr l’emmenait avec lui, le lendemain, lors de Pillages. Alors, les histoires de Judith sur l’Ancien Monde prenaient vie. Le Chef de Clan lui montrait des objets, expliquant le mode de vie des habitants de ces Villes.
Bahr… Le Chef de Clan était comme un père pour lui. Il l’avait élevé, nourri, et lui avait tout appris. La jeune femme lui était si redevable ! Mais, voilà : ils avaient deux caractères bien distincts, et parfois elle ne le comprenait pas. Comme ce matin.
Un gargouillis la tira de ses pensées.
Elle baissa un regard vers le coupable. Elle n’avait pas mangé ce matin, trop excitée par ce qu’ils allaient découvrir, et son ventre se rappelait à son bon souvenir.
- Ne t’inquiète pas pour Bahr, il est souvent en colère quand une situation échappe à son contrôle.
Nadah releva vivement la tête. Judith.
Celle-ci lui adressa un grand sourire qui fit naître deux jolies fossettes, une lueur brillant dans ses yeux bleus. Elle remit une de ses mèches en blondes en place derrière l’oreille.
- Je peux ? demanda-t-elle.
Nadah acquiesça et se décala légèrement pour permettre à Judith se s’asseoir à côté d’elle.
- Il a toujours été persuadé que ce monde souterrain n’existait, alors ça l’énerve de devoir l’accepter.
- Et toi ?
Judith eut un petit rire cristallin.
- Je ne me suis jamais vraiment posé la question. Je suppose que ça n’a jamais eu beaucoup d’importance pour moi.
Nadah porta son regard sur la lisière de la Forêt au loin, et laissa passer un instant de silence.
- J’avoue que c’est un peu bizarre, dit-elle brusquement.
Judith la regarda, étonnée.
- Quoi donc ?
- Depuis que je suis toute petite, j’ai toujours cru au Dessous. Mais maintenant que j’ai peut-être la preuve de son existence, je ne sais pas trop quoi en penser.
Judith rit franchement.
- Ne t’inquiète pas trop pour ça, Nadah. Tu te fais trop de nœuds au cerveau. On interrogera cet homme à son réveil, et on saura tout ce qu’on veut.
Nadah tourna la tête vers la femme de Bahr.
- Oui, tu as raison, Judith. J’ai hâte d’entendre cet homme du Dessous ! ajouta-t-elle avec un grand sourire.
- Moi aussi, Nadah ! Et je crois que tout le Clan de l’Aube n’attend que ça !
Nadah lui adressa un grand sourire.
Dès que l’homme du Dessous reviendrait à lui, ils l’interrogeraient.
* * *
Ils attendirent trois longs jours. Chaque matin, la réponse de la Guérisseuse était la même : « Il est trop faible pour supporter un interrogatoire ».
Cette attente était de plus en plus insupportable pour Nadah. Elle ne vit pas Bahr une seule fois, il restait enfermé dans sa tente toute la journée. Judith lui affirmait que ça lui passerait et que c’était simplement sa façon de réagir face à des évènements qui le dépassait, mais sa mauvaise humeur commençait à déteindre sur tout le Clan. Nadah comprise.
Le matin du troisième jour, la Guérisseuse annonça qu’ils pouvaient lui rendre visite. Une minute après qu’elle eut prévenu le Chef de Clan, la tente d’infirmerie était pleine à craquer de monde, malgré les protestations de la Guérisseuse. Le reste du Clan se tassait dehors, se tordant le cou pour tenter d’apercevoir ce qui se passait à l’intérieur.
Nadah s’était reculée dans un coin de la tente, bouillant d’impatience, Judith à ses côtés. De là où elle était, elle pouvait observer tranquillement l’homme du Dessous.
Celui-ci, assis au bord de son lit, affichait une bien meilleure mine que lorsque la patrouille l’avait trouvé trois jours plus tôt. Nadah lui aurait donné entre vingt-cinq et trente ans, il avait un long visage, et une mâchoire qui saillait sous sa peau pâle. Ses grands yeux verts acérés balayaient l’intérieur de la tente rapidement, il paraissait étonné de voir autant de monde réuni dans un si petit espace.
Bahr s’avança vers lui, et croisa ses deux bras noueux.
- Étranger, qui est-tu ?
L’homme se leva tranquillement à son approche et le dévisagea. Il faisait à peu près la même taille que Bahr, mais avait une stature beaucoup plus fine. Il émanait toutefois de lui une telle assurance qu’elle semblait éclipser celle du chef de Clan.
- Je suis un ambassadeur.
La voix de l’homme avait un accent étrange, aux sonorités cassantes. Des chuchotements agités s’élevèrent dans tout le Clan dans un brouhaha général. Bahr fit volte face.
- Silence ! rugit-il. C’est moi qui pose les questions, et personne d’autre !
Aussitôt, les discussions cessèrent pour faire place à un silence religieux. Le Chef de Clan se retourna vers l’homme du Dessous, qui le regardait toujours, un léger sourire sur les lèvres.
- Viens-tu réellement du Dessous ?
Un éclair brilla dans les yeux de l’homme.
- Oui.
Personne n’osa rien dire, mais l’atmosphère s’alourdit brusquement et chacun retint son souffle. Le cœur de Nadah battit plus fort.
Aucun doute n’était plus permis. Le Dessous existait bel et bien.
Bahr ne cilla pas et continua d’une voix glaciale.
- Nous t’avons trouvé à l’entrée d’un Puits d’évacuation. Quelques heures de plus, et tu étais mort. Que faisais-tu là-bas ?
L’étranger sourit franchement et s’ébouriffa les cheveux d’un geste de la main.
- Je suis un ambassadeur du Gouvernement, répéta-t-il.
- Du Gouvernement ? demanda Bahr en fronçant les sourcils.
- Le Gouvernement du Dessous, précisa son interlocuteur. Il cherche depuis longtemps à établir contact avec la Surface, mais les Puits d’évacuation encore utilisable sont très rares.
Le Clan tout entier eut un hoquet de surprise, Nadah la première. Le Dessous voulait rentrer en contact avec eux ?
- Cela fait plusieurs mois qu’il met tout en œuvre afin recenser tout les Puits en assez bon état pour être utilisés. Il a envoyé de nombreuses délégations, et je suis le dernier représentant de l’une d’elle.
Il déglutit, puis poursuivit, d’une voix grave.
- Nous arrivions enfin à proximité de la Surface. J’étais parti en éclaireur, mais le conduit s’est effondré derrière moi sur le reste de la délégation. Je l’ai échappé belle.
Tout le Clan avait les yeux fixé sur l’homme et buvait ses paroles. Nadah ne pouvait détacher son regard de ses yeux verts.
- J’étais dans l’entrée du Puits, mais elle était fermée de l’extérieur et je n’avais aucun moyen de l’ouvrir, et j’étais sans eau et sans nourriture. Alors, dans un dernier recours, j’ai activé une balise de détresse. La suite, vous la connaissez.
Le froncement de sourcils de Bahr s’accentua dans un mouvement impossible.
- As-tu une lettre de ton Gouvernement sur toi ? Comment te croire ? Nous ne connaissons rien du Dessous, si ce n’est des légendes stupides.
Nadah reporta son attention vers Bahr. Il avait l’air furieux, sa mâchoire ne cessait de tressaillir. L’ambassadeur sourcilla à peine et esquissa un léger sourire.
- Je n’ai rien pour vous le prouver. La mission de ma délégation n’était pas d’établir des relations avec la Surface, mais de trouver un Puits en bon état.
Un silence pesant s’installa, et l’étranger passa négligemment une main dans ses cheveux en bataille. Dans un seul mouvement, le Clan se tourna vers Bahr en attendant sa réponse.
- Que vais-je faire de toi, Étranger ? Le Clan de l’Aube ne désire pas se mêler des affaires de ton monde.
L’homme ne répondit pas, et pendant un instant, Nadah crut voir une lueur de mépris passer dans ses yeux. Cela ne dura qu’un instant, puis il retrouva son air affable. Il allait ouvrir la bouche pour répondre, quand une voix l’interrompit.
- Envoyons une délégation à notre tour !
Nadah n’avait pu s’empêcher d’intervenir. Elle s’avança et s’adressa directement à l’étranger, malgré le regard furieux que lui lançait Bahr.
- Pourquoi ne pourriez-vous pas nous conduire à votre Gouvernement ? Pourquoi ne pas conclure un accord avec le Dessous ? Peut-être qu’enfin, après cent cinquante ans, le Clan de l’Aube sera celui qui permettra aux deux parties de l’Humanité de se réconcilier, de se retrouver ?
Elle parlait d’une voix forte qui vibrait sous l’émotion. L’étranger la fixait de ses deux yeux verts, d’un air amusé.
- Assez, Nadah. C’est à moi que revient la décision. L’interrogatoire est terminé.
Bahr avait parlé d’une voix glaciale, sans appel. Il se détourna, et sortit de la tente. Nadah ne put empêcher une vague de déception la submerger. Elle comprenait de moins en moins la réaction de son Chef. Elle regarda autour d’elle : le Clan se dispersait, chacun retournant à ses occupations. Quelques-uns lui adressèrent un sourire gêné, d’autres un petit geste encourageant. Pas un n’était intervenu, mais Nadah savait qu’au fond, la plupart était d’accord avec elle : le Dessous n’était plus une légende. Il fallait établir contact avec ses habitants.
- Nadah, c’est ça ?
L’interpellée releva la tête. L’homme du Dessous s’était approché d’elle et la regardait avec un sourire.
- Merci pour ton intervention. Si ton chef accepte, ce serait formidable pour nos mondes respectifs.
Nadah lui rendit son sourire.
- Je l’espère de tout cœur. J’ai toujours rêvé de découvrir le Dessous.
Elle marqua une pause, puis ajouta, fébrile :
- Est-ce comme dans les légendes ? Elles parlent d’un monde souterrain merveilleux, où les hommes vivent en paix !
- C’est encore mieux que ça, répondit-il avec une lueur dans le regard.
Il laissa aussi passer un silence.
- Au fait, je ne me suis pas présenté.
L’étranger planta son regard dans celui de Nadah.
- Je m’appelle Fahrek.
Un nouveau chapitre palpitant, où les croyances respectives sont bouleversées. J'ai beaucoup aimé les différentes réactions du Chef et de Nadah face à la nouvelle. L'existence du Dessous chamboule leur point de vue et certains trouvent cela très désagréable... N'empêche, je ne peux pas en vouloir à Bahr d'être méfiant.
Cet ambassadeur m'intrigue et m'inquiète en même temps. Il en dit juste assez et en même temps si peu. Il amène avec lui tant de nouvelles questions: Pourquoi le Gouvernement souterrain cherche-t-il des Puits? Est-ce à cause d'une pénurie de ressource ou d'un danger plus grand qui menace leur civilisation ? Ou alors ils cherche à faire leur grand retour à la surface? Et puis, qu'est-ce que c'était que ce regard de mépris face au Chef? C'est suspect si tu veux mon avis...
En tout cas, je n'arrive pas à croire Fahrek lorsqu'il dit que le Dessous est un endroit merveilleux. Ça sent le mensonge à plein nez ! Mais bon, le fait que je me pose autant de question montre que je sens vraiment investie dans ton histoire. J'ai particulièrement la manière dont tu manies les dialogues, qui on l'air de couler de source. J'ai hâte (oui, encore) d'en découvrir plus sur cet homme mystérieux et son monde du Dessous !
Je te dis à bientôt dans un autre chapitre, beaucoup d'encouragement pour ton écriture !
Emmy
Merci pour ce (à nouveau) beau commentaire ! Je trouve vraiment amusant de suivre ta compréhension de l'histoire, et ce que tu penses... C'est très précieux.
Merci, il faut vraiment que je m'y remette sérieusement... J'ai vais enfin avoir plus de temps !
Encore merci et à très bientôt !
Par où commencer? Ce chapitre est génial!! C'est juste un peu dommage qu'on ai pas eu plus de détail sur leur découverte de l'homme et le retour au camp, mais bon, ça c'est moi et mon incapacité à faire des ellipses temporelles ! (eheh toi même tu sais!)
A part ça, les descriptions, l'attitude des personnages... Tout est parfait! J'imagine vraiment Bahr, un peu bourru, et Nadah, si enjouée et impulsive! J'ai bien aimé son intervention, quand elle propose d'envoyer une délégation!
A part ça, on a hâte d'en savoir plus! Le mystère plane...
Hehehe hé oui mystère mystère