La délégation avançait très lentement, en silence, pratiquant de nombreux détours afin d’éviter les zones marécageuses. En file indienne, car la portion de terre entre certaines de ces zones étaient particulièrement étroites, ils suivaient He’m, en tête de la délégation. Il les guidait sans l’ombre d’une hésitation.
Le ciel était exempt de tout nuage, et le soleil brûlant. Nadah n’avait qu’un simple turban sur la tête, et elle suffoquait. Sur sa gauche, au loin, elle apercevait les Petites Collines, et, au-delà, une ligne sombre : la Forêt du Nord. Nadah aurait donné n’importe quoi pour pouvoir s’y transporter instantanément et s’abriter sous les frondaisons et l’ombre fraîche qu’elles dispensaient.
Ils ne firent qu’une petite pause à midi, et ne s’arrêtèrent qu’une fois la nuit tombée. Le paysage n’avait pas changé de la journée. Ils étaient toujours dans les Marécages de Feu.
La Pilleuse était éreintée, et vu le visage des autres, ils l’étaient tout autant. To’r avait un visage si rouge que c’en aurait été risible si l’ambiance générale n’était pas aussi mauvaise. Personne n’avait desserré les dents depuis le matin.
Tilham déclara qu’il y a avait très peu de chance que d’autres Charognards tentent de les attaquer dans des territoires aussi hostiles, mais qu’il faudrait tout de même établir des tours de garde la nuit venue.
Ainsi, après le dîner, comme la veille, Nadah prit le premier tour de garde. Et, comme la veille, Fahrek vint lui tenir compagnie. Elle lui raconta de nouvelles légendes, à propos de la Forêt, et des Bêtes terrifiantes qui y habitaient. Elle lui parla des Charognards, des histoires qu’on racontait à leur propos, et celles sur les autres Clans. Même si ses rencontres avec eux remontaient à son enfance, elle en avait gardé quelques souvenirs.
Elle parla longuement, sans que l’ambassadeur, attentif, ne l’interrompe. Toutefois, quand elle eut fini, il lui posa quelques questions. Puis, lentement, il se leva, salua Nadah, et partit se coucher, laissant la jeune femme encore plus intriguée à son propos que la veille.
Celle-ci laissa longuement errer son regard dans l’obscurité, frissonnant légèrement dans la fraîcheur du soir, puis poussa un long soupir.
« Qu’il me tarde de découvrir le Dessous ! » murmura-t-elle pour elle-même.
* * *
Les Marécages de Feu étaient une vaste étendue, et la compagnie mit plusieurs jours à les traverser. Ils en avaient passé la partie la plus dangereuse, aussi progressèrent-ils plus rapidement qu’à leur entrée dans ces terres. Malgré cela, chaque jour qui s’écoulait ressemblait au précédent, et une pénible routine se mettait en place.
Tous les matins, ils levaient rapidement le camp, puis avançaient sous une chaleur torride. Après une courte pause à midi, ils poursuivaient leur route pour ne s’arrêter que le soir tombé. Nadah prenait toujours le premier tour de garde, et quand Fahrek la rejoignait, ils discutaient longuement. La jeune femme lui parlait de son monde, et il écoutait avec une grande attention et toujours le même petit sourire narquois au bord des lèvres, lui posant de temps à autre une question.
Nadah n’aurait su dire pourquoi, mais elle-même était tendue et continuellement stressée, et elle sentait qu’elle n’était pas la seule. Les Marécages de Feu mettaient les nerfs de toute la délégation à rude épreuve, car chacun devait être vigilant en permanence. Parfois il arrivait qu’un Hari s’écarte légèrement de la route tracée par He’m. Il commençait alors à s’enfoncer dans le sable et son cavalier se donnait toutes les peines du monde pour arriver à le remettre sur le bon chemin.
Un après-midi, particulièrement torride, le vieux Pilleur se mit à crier. Son Hari, en tête de la délégation, s’écartait de plus en plus du chemin au profit d’une zone marécageuse. Le guide de la délégation avait beau donner des coups de jambes en invectivant la bête, celle-ci, exténuée, semblait ne plus rien entendre. Tilham arrêta aussitôt la délégation, tandis que le vieil homme mettait hâtivement pied à terre et tirait de toutes ses forces sur les rênes de l’animal qui déjà s’enfonçait, ruait et montrait des signes de panique. L’incident aurait viré au drame si la délégation toute entière n’était pas venue au secours du Hari de He’m, en l’aidant à s’extraire des marécages par le biais d’un lasso que tractaient les autres Haris.
Heureusement, il n’y eut pas d’autres incidents notables. Celui-ci participa à la tension ambiante au point que ça en devenait franchement insupportable. Chacun des neufs membres de la délégation avait hâte de sortir de ces marécages.
* * *
Le cinquième jour depuis leur départ du camp de l’Aube, leur vœu fut exaucé. Ils passèrent les dernières bandes de sables rouges, indiquant qu’ils laissaient les Marécages de Feu derrière eux.
Nadah poussa un soupir de soulagement, et vit que tous les membres de la délégation faisaient de même. Aussitôt des discussion et des rires fusèrent, comme s’ils n’attendaient que cela depuis cinq jours. Le jeune femme sourit franchement. L’atmosphère jusqu’alors pesante était devenue légère d’insouciance.
Elle regarda autour d’elle. Le paysage ne ressemblait en rien aux des Marécages de Feu, et encore moins aux Landes de Brume. Des touffes vertes parsemaient çà et là le sol, et plus ils avançaient, et plus elles se faisaient nombreuses. La chaleur était moins étouffante, un vent léger soufflait et faisait voltiger quelques mèches de Nadah autour d’elle. Au loin, devant eux, une immense chaîne barrait tout l’horizon : les Montagnes du Crépuscule. Heureusement, pensa Nadah, ils n’auraient pas à les franchir, car le Lac Rouge se situait bien avant.
Lorsqu’ils s’arrêtèrent, le soir, pour monter le campement, l’herbe était verte et grasse, à la plus grande joie des Haris. Pour la première fois depuis leur départ, ils firent une veillée, et To’r leur conta avec de grands gestes des histoires toutes plus farfelues les unes que les autres, déclenchant des rires hilares dans toute l’assemblée. Même Kijk affichait un petit sourire. Le jeune Chasseur avait ce don de faire rire n’importe qui, et à présent sa bonne humeur était la bienvenue après les inquiétudes causées par les marécages et l’attaque des Charognards. Quand la veillée prit fin, chacun se dirigea vers sa tente avec un grand sourire aux lèvres.
Nadah, comme à son habitude, prit le premier tour de garde. Tilham avait insisté, ils n’étaient plus protégés par les marécages et d’autres Charognards tenteraient peut-être une attaque.
Quelques minutes plus tard, Fahrek vint s’asseoir à côté d’elle, un sourire énigmatique aux lèvres. Ils contemplèrent le ciel à l’horizon qui s’était teinté d’une explosion de couleurs chatoyantes, allant du jaune au violet. De longs nuages au loin s’étiraient dans la fraîcheur du soir. Un léger vent s’était levé.
Un silence passa, que l’homme rompit.
- Votre monde me plaît.
Nadah se tourna vers lui, attendant la suite.
- La Surface est très différente du Dessous, continua-t-il. Vous avez un mode de vie très… différent du nôtre. J’ai été très surpris au début. Vos soucis ne sont pas ceux du Dessous. Les hommes et les femmes de mon monde ont des choses bien plus futiles en tête que la survie ou la chasse. Cela vous dote d’une force de caractère et d’une liberté que j’admire profondément.
Nadah le considéra gravement.
- Je pense que nos deux mondes ont beaucoup à apprendre l’un de l’autre, lui répondit-elle.
Il hocha lentement la tête.
- Sûrement. Nous avons une technologie bien supérieure à la vôtre. Une technologie que vous ne possédez tout simplement pas, en fait.
Nadah se sentit offensée.
- Et alors ? A-t-on besoin de technologie pour être heureux ?
À la mention de bonheur, l’homme se détourna du paysage.
- Tout le monde n’a pas la chance d’avoir un foyer.
Ces paroles firent à Nadah l’effet d’une douche froide. De quel droit lui disait-il cela ? Il ne connaissait rien d’elle ! Puis, la seconde d’après, elle se rappela que la réciproque était vraie. Elle ne savait rien de cet homme. Sans savoir pourquoi, elle eut spontanément envie de se confier à lui.
- J’ai perdu ma mère à huit ans, et je n’ai jamais connu mon père, lui dit-elle doucement.
La lueur dans les yeux de Fahrek vacilla légèrement de suprise.
- J’ai perdu mon père à l’âge de seize ans, et ma mère m’a toujours ignoré. Je n’ai jamais existé pour elle, répondit-il sur le même ton.
Il avait parlé rapidement, d’une voix qu’il avait tenté de rendre indifférente. Malgré cela, Nadah avait perçut une grande souffrance dans sa voix. Un silence passa, seulement troublé par deux respirations. Le soleil avait jeté ses derniers rayons, et des premières étoiles apparaissaient dans le ciel, pâles témoins de la fin du jour. La nuit étendait tout doucement son voile d’obscurité sur la terre. La Pilleuse inspira profondément, appréciant ce moment de la journée, puis posa la main sur l’épaule de l’homme assis à côté d’elle.
- Alors, nous sommes fait pour nous entendre.
Fahrek ne répondit rien. Un imperceptible sourire naquit sur ses lèvres.
* * *
Le matin du septième jour, To’r poussa un cri de joie en désignant un point au lointain.
- Là-bas ! Là-bas ! vociférait-il en s’agitant comme un forcené.
Nadah, qui se demandait quelle mouche l’avait piqué, suivit la direction indiquée et vit un large nuage de poussière à l’horizon. Elle avait espéré un instant que To’r avait aperçu le Lac Rouge, mais ce n’était qu’un simple troupeau de Raaals.
Vu le visage qu’il affichait, c’était certainement pour lui la meilleure nouvelle depuis des siècles. Val avait également l’air ravie, et les deux Chasseurs supplièrent tellement Tilham de les laisser aller chasser que celui-ci finit par céder, à conditions que Kijk les accompagnent. Il n’en fallut pas plus à To’r pour lancer son Hari au triple galop, suivi de près par Val et Kijk. Ils allaient si vite que Nadah les perdu de vue rapidement.
Nadah sourit en repensant à la conversation qu’elle avait eu avec le jeune Chasseur quelques jours plus tôt. To’r avait beau dire, sa plus grande passion était de chasser les Raaals.
- Il ne changera jamais, décidément, marmonna He’m.
- J’espère qu’ils ne vont pas faire de mauvaise rencontres, s’inquiéta Dahim.
Tilham lui adressa un immense sourire.
- À part les Raaals, tu veux dire ? T’inquiètes pas pour ça, tiens, Kijk est notre meilleure guerrière.
Dahim parut se rasséréner.
- En revanche, nous aurons de la viande fraîche à midi. Et ça, c’est bien.
Nadah n’avait jamais vu Tilham aussi heureux à la perspective d’un morceau de viande. Il est vrai qu’elle même aurait mangé avec grand plaisir autre chose que les racines et la viande séchée qui composaient leur seule nourriture depuis plusieurs jours.
* * *
Lorsque les deux Chasseurs et la Guerrière revinrent quelques heures plus tard, ils traînaient derrière eux deux Raaals imposants.
Ils eurent tôt fait de dépecer les deux bêtes. Le temps de les faire cuire, et la délégation se tenait en cercle et prenait son déjeuner avec grand plaisir. Tilham tira une grande carte de son sac et prit la parole.
- Nous devrions apercevoir le Lac Rouge dans la soirée, pour l’atteindre demain midi. Le jour suivant nous atteindrons la Ville. Sais-tu où se situe exactement le Puits, Fahrek ?
- À l’entrée de la Ville. On ne devrait pas avoir trop de mal à le trouver.
- Parfait.
- Que fera-t-on des Haris ? intervint He’m.
- Tu restera en arrière pour t’en occuper, avec Roj et To’r.
Le jeune homme voulut protester, mais Tilham poursuivit :
- Il ne sert à rien d’être trop nombreux. C’est une délégation pacifique.
Le Chasseur ne répondit rien et afficha un air déçu. Il avait beau savoir qu’il ne jouait qu’un rôle mineur au sein de la délégation, il avait tout de même espéré pouvoir descendre en Dessous. Nadah lui adressa un sourire gêné.
* * *
Ils reprirent la route après le repas. L’après midi s’écoula tranquillement. Le ciel était toujours dégagé mais le fond de l’air avait légèrement fraîchi.
Milles et une pensées tourbillonnaient dans l’esprit de Nadah. Elle avait hâte d’arriver à la Ville, hâte de descendre dans le Puits, hâte de découvrir le Dessous. Elle se demandait comment les gens du Dessous les recevraient. Seraient-ils aussi étonnés que son Clan l’avait été en découvrant un homme de leur monde ? Savaient-ils seulement que des humains vivaient au-dessus de leurs têtes ? Consentiraient-ils à établir une alliance avec eux ?
Julaff s’engagea sur une montée et La Pilleuse se morigéna intérieurement. Il ne servait à rien de réfléchir autant. Elle aurait bientôt toutes les réponses à mes questions.
Son esprit chercha alors d’autres pensées à brasser, et Fahrek ne tarda pas à surgir. Nadah lui jeta un coup d’œil à la dérobée. Monté sur son Hari, il avançait tranquillement, avec toujours cette même indifférente feinte sur le visage, et ce petit sourire moqueur aux coins des lèvres.
Nadah songea aux quelques paroles qu’ils avaient échangé la veille. Cet homme dissimulait tout son vécu derrière un masque d’impassibilité, mais elle avait eu l’impression qu’il s’était légèrement fissuré lors de leur discussion. Elle avait vraiment envie d’apprendre à le connaître. La jeune femme se rendit compte qu’elle avait tout simplement envie de passer du temps avec lui, parce qu’elle se sentait bien en sa présence. Elle n’arrivait pas à dire si cela l’effrayait.
À ce moment là, le Hari arriva au bout de la montée, révélant à Nadah ce qui se cachait derrière. La jeune femme laissa échapper un hoquet de surprise.
Une Ville en ruine, toute noire, rongée par le temps, se dressait là. Plus gigantesque encore que celle près du campement de son Clan. Mais ce ne fut pas elle qui attira l’attention de Nadah, mais un lac en contrebas, immense, qui s’étendait à ses pieds.
L’eau y était pareil à du sang.
Le Lac Rouge.