I.9 Tobo

Tobo travaillait dur. Il voulait apprendre. Il voulait devenir le meilleur chien possible pour son maître. Mais c’était difficile d’acquérir tous ces réflexes alors qu’il avait presque déjà atteint l’âge adulte. Connaître le trajet pour aller acheter le pain ou se rendre chez le médecin, repérer les chevaux et savoir de quel côté de la route il fallait se ranger, garder son calme quand il passait à côté d’un autre chien… Il progressait, mais lentement. La vue de Tobith, elle, se dégradait bien trop rapidement.

En effet, après l’incident des moineaux, le maître de Tobo avait comme un voile blanchâtre devant les yeux, qui lui obstruait la vue. Il discernait encore les formes et les couleurs, mais tout était brouillé. Il ne pouvait plus lire ; il passait plus de temps sur son travail, et la qualité se dégradait ; et enfin, il avait du mal à s’orienter en ville. Tobo ne savait trop que faire lorsqu’il voyait son maître pleurer devant un tas de peaux de bêtes mortes ou un morceau de bois à la forme biscornue ; alors il faisait tout son possible pour le seconder là où il avait quelque compétence.

Ainsi Tobith avait-il pris le relais de sa femme pour faire les courses. Cela lui permettait de ne pas rester tourner en rond dans la maison ; Anna, quant à elle, avait plus de temps pour effectuer des travaux de couture. Il fallait bien ramener de l’argent pour nourrir la famille. L’oncle Anaël les aidait, lui aussi. Tobo ne pouvait pas le savoir, mais son fils Ahikar était ministre du roi, et touchait un salaire plus que confortable. Il avait accepté de prendre en charge les frais médicaux de Tobith, ce qui restait une aide considérable, car Tobie, qui était encore en apprentissage, ne touchait aucun salaire.

Tobo ne comprenait certes pas les histoires des humains autour de ces morceaux de métal ronds et brillants qui ne servaient qu’à être échangés, mais il voyait bien que quelque chose n’allait pas. Les rares fois où Tobith retournait dans son atelier, il en sortait en pleurs, jetant furieusement ses créations malhabiles sur le tas de bois de chauffage. Les voisins se moquaient de lui, de sa démarche hésitante lorsqu’il sortait en ville, fermement agrippé au harnais de Tobo. La nourriture se faisait moins riche, on mangeait moins de viande, Tobo devait parfois se contenter de soupe de légumes et des mulots qu’il attrapait dans le jardin. Et les filles du quartier se détournaient de Tobie.

« Bah, ce n’est pas grave », expliquait-il à sa mère en épluchant les légumes tandis qu’elle terminait une commande urgente. « Ce sont toutes des pimbêches, de toute manière. »

Mais quelques heures plus tard, Tobith pleurait en enlaçant son chien.

« Il faut bien qu’il se marie un jour. Comment fera-t-il, avec un père handicapé et malvoyant comme moi ? »

Tobo aurait bien voulu lui dire qu’il n’y avait aucune honte à être handicapé, que la meute devait soutenir ses membres les plus vulnérables, et que les femelles n’avaient pas à juger Tobie sur la situation médicale de son père. Mais il ne parlait pas hébreu, alors il se contenta de poser sa tête sur les genoux de son maître.

« Chéri, tu es là ? »

Anna passa la porte de la chambre avec le nouveau pot de baume acheté chez le médecin cet après-midi même. Tobith ouvrit grand les yeux ; Anna trempa le doigt dans l’onguent et l’approcha des globes oculaires de son mari. Il grimaça quand elle toucha sa pupille, mais réussit à se retenir de cligner les paupières.

« Voilà, c’est terminé. Tobo ? »

Le chien reçut une dernière caresse avant de quitter la chambre pour laisser dormir ses maîtres.

 

Le lendemain, Tobith était devenu complètement aveugle.

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