I. Entre les lignes

Par Loutre

Cela faisait longtemps que je n'avais pas écris. Aussi, lorsque je me levai, l'esprit étourdi par une lubie que je ne comprenais pas tout à fait, je restai quelques longues secondes à errer sans trop savoir quoi faire : je m'approchai de mon bureau, cherchai de quoi écrire — une feuille, un carnet, n'importe —, ne trouvai que des stylos dépourvus d'encre, finis par en dénicher un capable de tracer plus d'une ligne, tirai une chaise, m'assis.

Mon poignet demeura immobile.

Je me creusai la tête pour trouver une histoire, un sujet, n'importe. Dix minutes plus tard, ma joue reposait contre la surface froide de mon bureau en verre, et je tapotai nerveusement, du bout de mon stylo, ma feuille encore vierge. Je laissai mon regard dériver par-delà ma fenêtre et observai le parc en contrebas, ses arbres, ses allées éclairées par les halos orangés des lampadaires. Un homme s'y promenait, son chien courant par devant lui. Je me concentrai sur ses mouvements, remarquai qu'il semblait parler au téléphone. Peut-être pouvais-je en faire un personnage de roman... Reprenant mon stylo, j'entrepris de décrire l'ambiance nocturne. Il faisait nuit, et un vent froid me gelait les joues. Je me frottai les mains l'une contre l'autre pour me les réchauffer, mais remarquai soudain l'absence de... Mince, il me fallait un prénom pour le chien. Dix minutes plus tard, plusieurs sobriquets avaient été écrits, encerclés puis barrés en bas de ma page. Préférant ne pas perdre le peu de concentration qui me restait, j'abandonnai mes recherches, quelque peu dépitée, et optai pour un nom provisoire — il serait toujours temps d'y remédier une fois l'inspiration revenue.

Mais je remarquai soudain que Croquette avait disparu. À quoi pensait-on, dans ce genre de circonstances ? J'avais écris sur un coup de tête, sans réellement savoir vers quelle direction je souhaitais mener mon histoire. J'ignorais qui était mon personnage, parvenais à peine à distinguer son visage. Portait-il une capuche ? Quel âge avait-il ? Pourquoi sortait-il si tard ? Laissant l'intrigue de côté, je griffonnai une description maladroite, expliquai les raisons qui avaient poussé Gérard à sortir en pleine nuit : c'était un salarié ordinaire — un vendeur ? non, un agent d’accueil pour un service administratif — aux horaires légèrement décalées. Il n'avait aucune passion, et ses amis lui reprochaient d'être mou et taciturne. Le soir, lorsqu'il retrait chez lui, il renversait une boîte de haricots ou de lentilles dans une casserole, puis versai le tout dans un bol qu'il mangeait, accoudé à la balustrade de son balcon. Ensuite, il sortait Croquette, son berger allemand. Ou bien son bouledogue ? Il était sans doute plus facile de posséder un petit chien lorsqu'on vivait en appartement.  Ce soir-là, Quentin — non, pas Quentin. Mince, c'était quoi, son prénom, déjà ? Ah oui, Gérard.

Ce soir-là, Gérard était sorti comme à son habitude, avait emprunté le même itinéraire, suivi le même chemin à travers les arbres, avait contourné l'étang puis longé le bois qui jouxtait la résidence. Sentant son téléphone vibrer dans sa poche, il avait décroché — ici faudra insérer l'échange téléphonie. Gérard doit se rendre compte au milieu de sa conversation qu'il ne voit plus son chien dans les environs. Il se retourne, le cherche des yeux, l'appelle, mais rien.

Je relevai le tête et repris une grande inspiration avec l'impression d'émerger des flots. Mes doigts crispés autour de mon stylo me faisaient un peu mal, et la fatigue commençait à peser sur mon front et sur mes tempes. Je fermai les yeux quelques secondes, regardai une dernière fois ma feuille, hésitai à la froisser pour l'envoyer valser dans une poubelle, mais reportai ma décision au lendemain. Je me laissai tomber sur mon lit, mais mes pensées résonnèrent encore un bon moment avant de laisser place au sommeil ; maintenant que je n'étais plus à mon bureau, mon esprit bouillonnait, et il en alla de même le lendemain. Dans le métro, lorsque je m'ennuyais sur les bancs de la fac, lorsque je déambulais dans les rues de la capitale, chaque fois que mon esprit s'égarait, je le retrouvai perché au-dessus d'un monde imaginaire, tout occupé à en sculpter les contours. J'avais abandonné Gérard et Croquette — quoique ! Peut-être allais-je trouver une petite place à ce chien auquel j'avais commencé à m'attacher —, et, assez naturellement, je m'étais plu à m'imaginer une tour, une tour immense qui se perdrait dans les nuages. Elle m'était inspirée, en vérité, d'une histoire qui m'avait fascinée dans l'enfance ; j'avais simplement brodé autour, pris une image que j'avais déployé en m'y immergeant.

Il ne distinguait rien, sinon la grisaille humide qui perlait sur le front, sur les nez. Des cris, des bruits de pas claquant contre le sol, courant en tous sens, et son corps impuissant : il avait peur, il avait froid. Mais il ne fut ni en mesure de bouger ni de pleurer. Les cris diminuèrent, étouffés, jusqu'à n'être plus qu'un murmure. Puis le silence l'entoura comme un linceul pendant un temps dont il n'aurait su dire s'il fut long ou non.

La lumière revint délicatement se poser sur les formes alentours : là où aurait dû se trouver sa maison, les artères de sa ville, il n'aperçut que des ruines blanches, des pierres amoncelées. Ses proches avaient disparu, sa famille, ses amis...

Sa tête était lourde, son corps engourdi. Sa stupeur fut peu à peu grignotée par la fatigue qui recouvrait ses membres. C'était une nuit sans lune, sans étoiles, sans obscurité. Il se releva péniblement puis, hébété, erra machinalement d'un pas lent entre les murs.

À mesure qu'il avançait — le temps s'était écoulé, assez long pour qu'il en prenne conscience — une certitude vint chuchoter à son oreille que ces murs n'étaient pas ceux de sa ville, que ce monde n'était pas le sien. Il était perdu, seul dans un néant abandonné par le temps, par les êtres et par la mort. Seul le vent venait siffler entre les murs, agiter la poussière. Il était parfois si fort qu'il se matérialisait, glacial, en agitant sur les reliefs des amas de sable qui brillaient dans la lumière argentée du soir et dans celle, blanche et monotone, du jour.

Il n'avait ni faim ni soif. Il ne ressentait aucune fatigue, sinon une terrible langueur.

J'étais assise dans un parc non loin de ma fac. Une fontaine, devant moi, crachait son écume tandis que tout autour, des enfants s'amusaient avec un ballon en plastique. J'observai leurs traits, leurs expressions, essayant de trouver un point d'accroche, un détail par lequel tirer le fil de la description ; que pouvait-on dire d'une telle scène ? Comment la retranscrire, lui donner du volume ? Je remarquai les lueurs du soleil qui se reflétaient sur l'eau et dansaient sur leurs bras nus. Soudain, une main se posa sur mon épaule. Un camarade de promo se tenait près de moi, souriant, et derrière lui, deux autres de ses amis. Tout en me saluant, ils tirèrent de lourdes chaises en m'entourèrent de leurs bavardages. Ils sortaient d'un cours, semblaient s'y être ennuyés. J'eus un peu de mal à m'extraire de mes propres mots pour considérer les leurs. Alors que l'un d'eux me posait une question, je me surpris à sursauter — je m'étais à nouveau perdu dans la contemplation de ses vêtements, de son sourire.

Mon étonnement les firent éclater de rire. Celui qui se trouvait à ma gauche fit une remarque qui me fit baisser un peu plus les yeux — apparemment, ils avaient lu dans mon regard une note d'intérêt dont il se moquait allègrement. Je secouai la tête lorsqu'on me demandait à nouveau si j'avais mangé, puis me laissai porter par le courant, d'abord à travers le parc, puis jusqu'à la table d'une pizzeria. Je ne commandai pas grand chose, peu alléchée que j'étais par l'odeur de gras et de friture et gardai les yeux rivés sur la table, ne les relevant que lorsqu'on m'adressait la parole. Je répondais sans croiser le regard de mes interlocuteurs, la main devant la bouche, et on me rabrouait pour ma timidité, avec des sourires, mais sans la chaleur de ceux qui essaient de vous mettre à l'aise. Je fus ballotée le reste de la journée durant, mais ma tour continua à grandir dans un coin de ma tête, et une fois le soir venu, alors que je tournais, épuisée, ma clé dans la serrure de mon appartement, je n'avais qu'une envie, essayer de voir si j'étais en mesure d'écrire ces scènes que je m'étais imaginée dans la journée.

Je tâtonnai pour trouver l'interrupteur, et la lumière se diffusa dans l'entrée, dévoilant une ombre étrange dans le fond du salon. Mon cœur s'emballa et je fis un pas en arrière, scrutant l'obscurité avec appréhension. Mes mains se mirent à trembler tandis que je m'approchais lentement. D'un mouvement rapide, je frappais le commutateur et illuminait la pièce. Rien. L'endroit était désert, inchangé. Je chassai mes appréhensions d'un revers de la main et me dirigeai vers la cuisine pour me préparer une tasse de thé. Cependant, alors que je remplissais la bouilloire, un léger bruit me fit sursauter. Je me figeai, l'oreille aux aguets, essayant de déterminer l'origine du son. Après un instant de silence, je réalisai que c'était simplement le bruit de la chaudière qui se mettait en route. Je laissai échapper un soupir de soulagement et me servis une tasse de thé. Retournant dans le salon, je me blottis dans mon fauteuil, savourant la chaleur réconfortante de la boisson entre mes mains froides. Rien ne semblait anormal dans la pièce, et je me détendis peu à peu.

J'attrapai mon carnet — j'en avais acheté plusieurs, ces dernières années, mais je n'avais jamais osé écrire à l'intérieur —, me saisis d'un crayon et considérai les pages vierges. C'était un joli carnet aux pages faussement vieilli, à la couverture cartonnée et joliment ornementé. Quelques secondes plus tard, j'étais arcboutée près de mon bureau à la recherche d'un cahier de brouillon.

Quand je me rassis dans mon fauteuil, j'avais, sur les genoux, une relique de mes années de lycée à peine entamée. Me sentant plus à l'aise devant des pages déjà gribouillée, je traçai quelques lettres. Il me fallait un titre. Je sautai quelques lignes — je n'allais pas me laisser ma concentration se noyer une énième fois dans des délibérations superflues — et entrepris de décrire le cadre de mon histoire. Les premiers mots vinrent à moi comme des fragments de rêves s'échappant de l'obscurité. Je me plongeai dans la description de ma tour ; je la décrivis, structure mystérieuse battue par les vents. J'ignorais encore ce qui se trouvait autour d'elle, pas plus que je ne me figurais sur quelle base elle avait été érigée — je m'en préoccuperai plus tard. Tout occupée à imaginer un terrain de jeu pour mon nouveau personnage, je sculptai des escaliers interminables reliant des esplanades immergée dans les nuages. En contrebas, je fis surgir une ville ainsi que des longues étendues verdoyantes : des champs, des bois moussant sur la pierre, des statues. Soudain, quelqu'un apparut au milieu de ces ruines.

Ses cheveux argentés, coupés maladroitement, ondulaient autour de ses oreilles. Il semblait comme entre deux âges ; sa mâchoire commençait à se dessiner, de même que ses épaules encore étroites sous sa tunique courte. Ses bottes brunes et serrées étroitement par des lanières montaient haut sur ses jambes.

Il lui fallait un prénom. Je mordillai le bout de mon stylo, tentant de m'imaginer quelles images, quelles impressions je voulais évoquer à l'aide de mon personnage. Je ne visualisais ni son visage ni ne cernais tout à fait les bornes de son identité ; nous nous rencontrions à peine, et pourtant, au fond de moi, je sentais naître une forme d'affection à son égard. Il était mon personnage : un être solitaire, errant dans une tour perdue aux confins d'un monde dont il ignorait tout, et il n'appartenait qu'à moi de lui donner vie, de tracer les contours de son destin, et ce faisant, par le simple fait de l'écriture, de le rendre tangible. Je souris.

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Aylyn
Posté le 29/07/2024
Coucou,
J'aime beaucoup ton style. Il retranscrit très bien la mise en mot, ces fragments qui nous viennent, comme des bouts de rêves, cette envie qui nous démange de poser des mots, de suivre notre imaginaire, puis cette difficulté à relier ces fragments, ces moments de doute, où l'on cherche une cohérence...
Hâte de lire la suite 😊
Cléooo
Posté le 17/03/2024
J'aime beaucoup. Tu as un style très fluide, très agréable à lire !
Au-delà de ça, l'histoire m'intrigue. Comme j'écris aussi, je me retrouve forcément dans tes lignes. Créer son monde, découvrir ses personnages... Ça me touche, automatiquement.
J'ai hâte de lire la suite, en tout cas je trouve ces deux premiers chapitres très bien réalisés !
Loutre
Posté le 25/05/2024
Oh ! Ravie d'apprendre que le récit te touche ! J'avais peur qu'il soit très hermétique, justement, mais s'il fonctionne c'est top ! Je ne sais pas si je vais avancer beaucoup avec ce texte. Du moins pas immédiatement. J'approche de la fin, avec une autre de mes histoires, et je vais avoir besoin de me concentrer dessus pour la finir rapidement et efficacement ! Mais dès que j'ai terminé, je reviens sur celle-ci pour l'avancer. Merci, en tout cas, pour tes retours ! C'est toujours motivant de recevoir des avis extérieurs sur ce qu'on écrit !
Cléooo
Posté le 26/05/2024
Avec plaisir. J'ai ajouté ton autre récit à ma PAL ! Je vais essayer de terminer un peu ce que j'ai en cours avant de m'y mettre, mais ton style me plaît beaucoup donc je suis sûre que ce sera fort sympathique ! Et j'attendrai patiemment la suite de celle-ci, ne t'inquiète pas et fais les choses à ton rythme ^^ À bientôt :)
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