Prologue

Par Loutre

 

Tout a commencé alors que j'avais à peine huit ans ; c'était la nuit, il était tard — très tard ; une heure indue pour une si petite fille —, mais j'étais là, allongée dans ma mezzanine, tout occupée à lire les dernières pages d'un roman. Je trépignais, enveloppée dans ma solitude, battant parfois des jambes, retenant mon souffle. Je dévalais les paragraphes avec impatience et appréhension — car chaque mot me rapprochait d'un adieu inévitable.

Lorsqu'il fut au bord de mes lèvres, le livre sur mon oreiller, se referma. Je roulai sur le dos, une main sur le ventre, l'autre sur mes yeux clos ; une dernière fois, les silhouettes des personnages m'apparurent, rendues floues par la distance. Je sentis plus que je ne vis leur sourire disparaître dans la brume de mon esprit, et c'est avec regret que j'acceptai que c'était la fin. Leurs mots m'habitèrent jusqu'au matin ; mon réveil les dispersa, puis les lueurs de l'aube les engloutirent.

Dans la journée, pourtant, ils clignotèrent au creux de mon ventre. J'étais fatiguée, ma nuit ayant été grignotée plus que de raison, et je peinais, la tête reposant contre mon coude, à venir à bout d'un exercice de mathématiques. Le soleil filtrait par les grandes fenêtres au-dessus de moi, glissant sur ma joue, et c'est sous sa chaude caresse que je finis par m'assoupir — nous revenions à peine de la cantine où nous avions déjeuné. Mon pupitre s'enfonça lentement entre les lattes du parquet, ma salle de classe commença à tanguer autour de moi, et soudain, alors que mes yeux se fermaient, quelque chose agrippa mon ventre et me tira en arrière. L'instant d'après, une vague me submergeait. J'ouvris la bouche ; mon cri fut avalé — de simples bulles sous la surface. Mon incrédulité n'eut d'égale que ma surprise, et c'est désespérée que je m'agitai, m'efforçant tant bien que mal de me maintenir à la surface en dépit des constants remous de l'eau qui m'enfonçaient chaque fois un peu plus. Je bus plusieurs fois la tasse. Mon nez me brûlait, ma gorge de même, quoique je n'eusse pas su dire si c'était là le fait du sel ou de mes cris de panique.

Alors que mes forces m'abandonnaient, une main me saisit le poignet, une autre attrapa mon col, les pans de mon pantalon ; on m'extrayait hors de l'eau. Sentant des planches contre mes cottes, je repris mon souffle, toussant à plusieurs reprises. Des rires éclatèrent tout autour de moi, mêlés à des paroles de bienvenue.

Je me redressai tant bien que mal.

 

– Ton prénom ?

Celui qui me parlait avait des traits noyés par le soleil ; je les distinguais à peine dans le contre-jour. J'articulai quelque chose, hoquetant encore. Les visages autour de moi s'illuminèrent.

– Krô ?

Je n'eus pas le temps de protester que déjà tous me saluaient, répétant en cœur cette même syllabe déformée par la surprise et le goût salé de l'océan. Krô !

Leurs exclamations m'étourdirent, de même que les reflets éblouissants du soleil sur les vagues. Je détournai le regard et aperçus les contours d'une structure gigantesque ondulant sur les flots. On eut dit qu'une ville s'était réfugiée à bord d'un bateau : sa coque immense était surmontée de divers quartiers, d'esplanades verdoyantes, de passerelles. Les voiles bleutées et blanches dansaient avec la brise marine, et à bord, sur le ponton, une foultitude de passagers me faisant de grands signes. J'agitai doucement la main, embarrassée. J'allais me tourner vers les autres pour leur demander où nous nous trouvions quand je fus prise de vertiges ; je tentai vainement de me rattraper à quelque chose — je dus agripper l'épaule d'un des passagers de la petite barque car celui-ci poussa un cri de surprise avant de s'enquérir de mon état.

Les paupières mi-closes, je sentis les silhouettes se presser autour de moi, une foule indistincte dans la lumière éblouissante du contre-jour. Le temps se figea, chaque détail s'amplifiant à mesure que les secondes s'étiraient : la chaleur du soleil sur ma peau, les voix confuses qui résonnaient dans l'air chargé d'électricité. Alors que je me sentais basculer en arrière, un bras se glissa autour de mes épaules, me soutenant dans ma chute, des lèvres s'approchèrent de mon oreille, chiffonnant un murmure à peine audible qui se mêla au bourdonnement de l'agitation autour de moi : « Reviens-nous ».

 

La seconde d'après, je me redressai, les yeux écarquillés, au milieu de ma salle de classe hilare — gravée contre ma rétine, l'immense navire flottant sur un océan de lumière. Toute la journée durant, je restai distraite, absente ; j'essayai de parler de mon rêve à mes camarades puis, le soir venu, à mes parents, mais tous considérèrent mon expérience avec un sourire amusé. Je m'en insurgeai, bien sûr. Seulement, qu'importe la ferveur avec laquelle je défendais ma position, on ne tarda pas à faire de mon rêve une anecdote amusante, voire même une blague qui me suivit de longues années durant : je ne compte plus les fois où, pour se moquer de moi, l'on me rappela combien j'avais pu être absorbée par les mondes imaginaires que je m'inventais à longueur de journée. Que j'ai affirmé m'être téléportée sur le pont d'un bateau fantôme n'était pour ma famille qu'une preuve parmi tant d'autres. Ils étaient habitués à me voir inventer des histoires dans ma chambre, installer des villes immenses faites de jouets qui allaient du sol au plafond, remplir chacune de mes étagères de romans que je dévorais à longueur de journée — et de nuit. J'avais bien promené une peluche à travers la ville ; qu'était-ce qu'un rêve un peu trop réaliste, en comparaison ?

J'avais été une enfant vive et joyeuse ; je devins une adolescente plus discrète, plus solitaire. Ce temps que j'avais utilisé pour jouer et imaginer des mondes faits de plastiques et de figurines, je m'en servis pour écrire, d'abord des textes courts, puis des romans — ébauches inspirées par des lubies momentanées, toujours réinventées, jamais vraiment terminées. L'un d'eux, quoiqu'il fut informe, incohérent et mal équilibré, occupa plusieurs de mes soirées, mais aussi un bon nombre de vacances. Je n'en étais jamais satisfaite, et entreprenais souvent des réécritures, des refontes, que ce soit de l'intrigue des personnages, de l'univers.

Un jour, j'eus 22 ans. J'étais en faculté de lettres, et l'écriture, que j'avais toujours présentée comme une passion, était devenue un passe-temps, une occupation que je mentionnais parfois en me frottant la nuque avec un sourire embarrassé. Oui, j'écris, parfois. Mais rien de sérieux. Terminé un roman ? Jamais. Quant à la lecture ? Moi qui avais toujours aimé lire, qui me plaisais à m'immerger entièrement dans des intrigues diverses, à m'imaginer à la place des personnages, j'avais fini par n'ouvrir des ouvrages qu'avec l’œil aiguisé de celui qui analyse. Mes études m'avaient appris à saisir la structure, les intentions, à percer les mystères d'un style ou d'un message déguisé, mais elle ne m'avaient jamais enseigné la façon de retrouver ce regard si particulier que j'avais quand je n'étais encore qu'une petite fille de huit ans, et je ne comptais plus le nombre d'années qui me séparait de la dernière fois que j'avais lu avec une lampe torche, sous mes couvertures, alors que la nuit autour de moi stridulait doucement.

Un jour, pourtant, alors que j'errai entre les rayons d'une librairie, légèrement impatiente — cela faisait une bonne vingtaine de minutes que j'attendais que mon ami se décide à plier bagage et à conclure ses achats —, un ouvrage attira mon attention. La couverture était décorée pour ressembler à celle d'un vieux grimoire. La pile sur laquelle il reposait avait été grignotée par de nombreux achats, et il ne restait plus beaucoup d'exemplaires. J'en pris un, sans réelle curiosité, mais alors que j'en feuilletai les pages, j'eus l'impression de sentir une ondée fraîche sur mes paupières. Je feuilletai quelques lignes et retrouvai la fragrance iodée de l'océan en même temps que mes yeux se posaient sur les quelques lettres qui formaient le prénom du personnage principal : c'était celle que j'avais quittée seize ans auparavant. Elle semblait plus vieille, plus mature, mais je retrouvai sa façon de parler, de penser, et de la même manière que deux amis se retrouvent parfois après une longue absence, non sans une certaine gêne, mais avec la certitude de retrouver une part d'eux-mêmes, je refermai l'ouvrage et scrutai la quatrième de couverture.

J'avais, entre les mains, la suite du roman qui avait bercé mon enfance.

Dix minutes plus tard, mon ami eut un rictus amusé en me voyant tendre mon livre à la caissière, mais peu importe ses remarques, dès que je fus chez moi, je me laissai tomber en travers du canapé et disparus au creux des pages de mon roman. J'eus immédiatement l'impression de retrouver un univers qui m'était familier, des personnages que j'appréciais, et de la même manière qu'enfant, je battais des jambes devant des événements satisfaisants, je me surpris à m'esclaffer, à tourner les pages à toute vitesse. L'après-midi se désagrégea, puis la nuit commença à tomber ; bientôt, il n'y eut plus aucun bruit dans mon immeuble. Lorsque je tournai la dernière page de mon roman, j'avais l'esprit barbouillé d'émotions qui ne m'appartenaient pas, mais que j'avais faites miennes.

Je poussai un soupir en laissant le livre retomber sur ma poitrine puis considérai le plafond, les sourcils froncés.

J'avais terriblement envie d'écrire.

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Aylyn
Posté le 08/07/2024
Bonjour,
J'ai bien accroché à ce prologue où l'écriture et la lecture sont au centre du récit. On y retrouve la passion, l'immersion dans les mondes imaginaires et le pouvoir des mots .
Le récit est fluide et bien rythmé.
J'aime beaucoup et j' ai hâte de lire la suite.
Cléooo
Posté le 17/03/2024
Ce que j'aime bien avec ce prologue, et qu'en même temps je trouve assez déstabilisant, c'est à quel point on peut ressentir que les pensées de la narratrice et de l'autrice se confondent.
On a une bride d'imaginaire qui nous renvoie à un récit de fiction, encore que ce passage pourrait se confondre avec un rêve, et pour le reste, je crois qu'il y a du vécu dans ces mots.
Loutre
Posté le 25/05/2024
Hello !
Désolée, je réponds avec un important retard, mais je n'ai pas eu accès à mon compte PA pendant plusieurs mois (mot de passe perdu... ^^')
C'est drôle de te retrouver ici ! Je n'avais pas fait le lien avec ton histoire ! Merci, en tout cas, pour ton commentaire !
Effectivement, c'est un prologue assez flou. Je l'ai écris sur un coup de tête avec l'envie de retranscrire en quoi consiste l'aventure de l'écriture... Et j'y ai mis plusieurs petites anecdotes que j'ai vécues, effectivement !
Cléooo
Posté le 26/05/2024
Hello !
Pas de chance haha. Oui, j'avais beaucoup aimé ce début d'histoire ! Comme il n'y avait pas de suite j'ai pensé que peut-être tu n'étais plus active sur le site ^^ Ravie donc que tu aies retrouvé ton mot de passe !
Cléooo
Posté le 04/08/2024
Mais... mais... Où est ton autre histoire ? 😱😱😱
Loutre
Posté le 31/08/2024
Oups ! Je t'avoue que je m'étais emmêlée les pinceaux en corrigeant certains chapitres de la partie 2. Des passages étaient mélangés, d'autres répétés, donc j'ai dépublié l'histoire et après je suis partie en vacances et... Je n'ai pas eu le temps de rétablir le tir. ^^'
Mais j'ai vu que tu avais publié la fin de ton roman ! J'ai hâte d'avoir un peu plus de temps pour découvrir tout ça !
Cléooo
Posté le 31/08/2024
J'espère que tu la remettras, j'ai envie de savoir où ça va ! ^^
Courage pour tes corrections !
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