I. Lundi matin

Par _julie_

Elle marchait vite à petits pas nerveux, serrant contre elle son téléphone, ses clés, son sac à main, une grande pochette et son livre. Comme d'habitude, elle était sortie de chez elle en coup de vent et profitait des quelques centaines de mètres qui la séparaient de l'arrêt de bus pour ranger ses affaires, encore en équilibre instable sur ses deux paumes. Son allure rapide lui donnait un peu le tournis après le calme plat du lit duquel elle venait de s'arracher. Elle n'était même pas en retard, mais elle ne se voyait pas perdre du temps inutilement en traînant les pieds, alors elle grappillait ce qu'elle pouvait de secondes en enjambées bondissantes. Ses bras se balançaient en cadence, raides et tendus, et tout son buste était légèrement penché en avant par souci d'aérodynamisme. Ce matin-là, elle avait préféré sauter le petit déjeuner pour retarder son heure de réveil. Elle le regrettait déjà, elle détestait sortir le ventre vide. Son estomac grondait à l'unisson avec ses lèvres serrées alors qu'elle replaçait ses mèches folles d'un geste rageur derrière l'oreille, pour la troisième fois de suite. Tout en évitant machinalement de poser les pieds sur les lignes du sol, elle laissait son esprit survoler son programme de la journée, toujours bien chargé. Des brumes de rêves s'accrochaient encore à ses pensées. Elle s'attardait à les chasser comme avec ses draps doux et froissés quand le réveil sonne. La voix parlante dans sa tête ne formulait que des bribes d'informations, des phrases inachevées, mais qu'importe qu'elle n'aille pas au bout de son idée, elle se comprenait.

 

Huit heures... Réunion... Pluie… Anna et Robin... Peut-être… Le numéro 47... Neuf heures et quart... Ligne 8... Courcelles... Café... Et Maître Moyart... Oui, Maître Moyart... Des pièces... Finir... Appeler... Midi... Non... Quatorze... Audience... Aller, revenir... Vite, vite, vite…

 

C'est les yeux fixés dans le vide, ou plutôt sur un emploi du temps imaginaire, qu’Élise a vu Manu pour la première fois.

 

Il arrivait en sens inverse et marchait allégrement en plein milieu de la piste cyclable, sans avoir l'air de remarquer les vélos et les trottinettes qui le contournaient en faisant voleter ses cheveux emmêlés. Il portait une veste courte à carreaux verts et blancs ouverte sur un tee-shirt gris, assorti d'un jean noir délavé et de baskets à la couleur douteuse. Ses lunettes étaient un peu de travers et dissimulaient mal ses traits tirés. Si Élise avait eu le temps d'observer tous ces détails, elle en aurait sûrement conclu qu'il avait besoin, comme elle à cet instant, d'un bon café. Même d'un mauvais. L'allure de Manu était un peu trop nonchalante pour quelqu'un qui devait commencer le boulot dans sept minutes exactement et avait au moins le double de temps de trajet. Combien de temps ça faisait qu'il n'était pas arrivé en retard, déjà ? Au moins trois ou quatre jours, au bas mot... Oh, aujourd'hui, il pouvait se permettre de ne pas se presser. Et puis, en toute franchise, ce n'est pas comme si sa présence était absolument indispensable. Il n'y avait jamais foule à la mairie. Les journées étaient longues et ennuyeuses. Parfois, Manu envisageait de travailler en garderie, ne serait-ce que pour avoir du changement, de l'animation, récolter quelques anecdotes baveuses et pleureuses. Tout valait mieux que ce silence de parquet ciré, de café froid, d'écharpes tricolores et de portraits de gens importants, inconnus, et probablement morts. Alors ce matin, non, il ne se presserait pas. Il regarderait les arbres sans feuilles s'agiter au gré des bourrasques causées par les frôlements des bus et des motos. Il observerait un pigeon picorer sans conviction les restes d'un sandwich au thon. Il verrait des ouvriers creuser, des vieillards boitiller, des écoliers bavarder. Mais il ne verrait pas Élise. Elle est passée en coup de vent, un emploi du temps imaginaire flottait devant ses yeux et la cachait des regards extérieurs. Elle était toute entière absorbée par sa future journée qu'il n'était pas évident de la voir au présent. Manu n'a dû voir qu'une vague silhouette dans le coin de son œil. Il n'a pas tourné la tête, ne lui est pas rentré dedans, ne l'a même pas remarquée. Élise, quant à elle, avait mieux à observer qu'un jeune homme banal dans une rue banale. La projection mentale des lignes de son agenda se confondait avec le paysage. Peut-être a-t-elle vu, tout au plus, entre son rendez-vous à dix heures surligné en jaune et son séminaire à quinze heures souligné de deux traits rouges (important, à ne pas oublier), une mèche de cheveux rebelle ou une branche de lunettes tordue. Ses yeux ont capté des couleurs, de la lumière, du mouvement, mais n'ont pas jugé nécessaire de retransmettre ces informations au cerveau. Il y avait beaucoup, beaucoup mieux à faire que de se préoccuper d'un jeune homme banal dans une rue banale.

 

Manu et Élise se sont croisés, et Manu et Élise sont restés l'un pour l'autre des inconnus.

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