Manu était contente de lui. Non seulement il était arrivé à l'avance dans la salle de cinéma, mais en plus, il avait réussi à se mettre à sa place préférée : avant-dernier rang au fond, tout en haut, rangée du milieu, siège à gauche côté passage pour pouvoir sortir à tout moment si le film était nul ou s'il y avait une attaque terroriste. Il avait acheté une boîte de pop corn au format XXL. Il n'aimait même pas vraiment ça et se demandait comment il allait la finir. D'habitude, c'était Antoine qui les dévorait pour eux deux. Mais ce mardi soir, le Co n'avait pas voulu l'accompagner voir L’Évidence, décrétant qu'il était "débordé". Manu savait que c'était faux et Antoine savait qu'il le savait. En réalité il n'avait jamais pu comprendre la fascination de Manu pour les petits films art et essai qu'il trouvait ennuyeux et prétentieux au possible. Alors à chaque fois que Manu émettait l'idée d'aller voir autre chose qu'un blockbuster américain ou une comédie française, Antoine se faisait porter pâle ou débordé. Manu avait hésité à aller seul au cinéma ou à inviter quelqu'un d'autre. Finalement, une fois n'était pas coutume, il avait claqué la porte de l'appartement sans prendre ses clés et a crié à Antoine en train de faire brûler un steak haché qu'il serait de retour dans deux heures. Un petit moment en solitaire ne pouvait pas lui faire de mal, de temps en temps. Arrivé au guichet, il avait acheté une place pour la projection de L’Évidence ainsi que tout ce tas de pop corn qu'il commandait d'ordinaire pour le Co. A présent, confortablement installé au fond de son fauteuil en velours rouge, il attendait le début du film en regardant la salle se remplir tranquillement. Pas mal de vieux, évidemment. Pas très vieux non plus. La bonne cinquantaine. Pas d'enfants. Quelques adolescents qui n'avaient trouvé rien de mieux à voir ou à faire un mardi soir. Les lumières se sont affaiblies et l'écran s'est allumé pour la séquence publicité habituelle. La bande-annonce d'un film d'espionnage se déroulant en Asie du Sud-Est a attiré l'attention de Manu. Il était en train de se promettre d'aller le voir avec Antoine quand une silhouette lui a fait tourner la tête. Une jeune femme venait d'entrer. Elle se découpait en ombres chinoises entre la pénombre de la pièce et les loupiotes indiquant la sortie de secours. Sa poitrine se soulevait rapidement, elle paraissait essoufflée. A ses épaules, plusieurs sacs de tailles différentes, comme si elle sortait tout juste du travail. Il était pourtant 21 heures passées, s'est étonné Manu. Ses cheveux reflétaient les lumières de l'écran derrière elle, et curieusement, il trouvait que ça lui allait bien. Sur sa peau glissaient des écritures, des paysages et d'autres visages, tous déformés par le relief de son corps et de son visage. Elle avait l'air d'un second projecteur. A cet instant, une image d'herbes hautes lui parcourait les cheveux. Tout cela n'avait duré que quelques secondes. La femme aux reflets verts s'est empressée de s'asseoir, a choisi la première place libre et s'est jetée sur le siège. Ses lèvres ont expiré un petit soupir couvert par le bruit des enceintes puissantes. Manu a vu ses joues se gonfler très légèrement pour se remplir d'air, sa nuque frémir et ses muscles se relâcher doucement. La nervosité qui paraissait la traverser comme un courant électrique s'est évanouie à l'instant où elle avait levé les yeux vers la grande toile. Manu a eu la certitude qu'elle faisait partie de ces gens pour qui le cinéma est un échappatoire, une trappe menant à la beauté et l'oubli. Elle méritait sûrement le qualificatif de cinéphile. Peut-être même qu'elle en connaissait un rayon, et qu'ils auraient pu parler pendant des heures de Jacques Audiard, de Woody Allen ou de Visconti. Elle lui ferait connaître son univers, ses coups de cœur, ses films cultes, elle lui apprendrait tout ce qu'il ne savait pas, elle comblerait ses lacunes et l'abreuverait de connaissances dont il n'avait jusqu'alors jamais ressenti la soif... Manu s'est ébroué brusquement. Il s'emballait. Le film commençait, alors il s'est efforcé de canaliser ses émotions dans le grand carré lumineux qui lui faisait face. Faire le vide. Respirer. Se glisser sous la peau d'autres gens, vivre et vibrer à l'unisson pour cent-dix-sept minutes.
A quelques rangées plus en avant, Élise reprenait son souffle. Elle avait couru et était arrivée juste à temps. Un rendez-vous qui s'était éternisé, un client qui ne la lâchait pas... Elle avait bien cru qu'elle ne s'en sortirait jamais, mais elle l'avait fait, elle était là, c'était le principal. L’Évidence... Télérama en avait fait une critique élogieuse. Cela faisait des semaines qu'elle épluchait les cinémas du quartier sans trouver le film nulle part. Alors quand elle avait vu qu'il était projeté au cinéma Le Castélia de Sersun mardi 14 avril à 21h18, elle avait mis tout en œuvre pour y assister. Elle a porté une main fraîche à ses joues brûlantes, s'est débarrassée de l'étreinte laineuse de son écharpe et a ouvert grand les yeux pour se plonger dans le délicieux mirage de l'écran. Elle comptait bien s'y noyer et ne refaire surface que dans cent-dix-sept minutes.
*
Manu s'est relevé de son siège les jambes cotonneuses et le buste chancelant. Il avait la vague impression que quelqu'un jouait de la batterie et prenait son crâne pour une caisse claire. Son cœur, lui, avait perdu tout sens du rythme et battait quand ça lui chantait. L’Évidence l'avait détraqué. Sans avoir bougé ni presque respiré pendant cent-dix-sept minutes, le film l'avait secoué intérieurement comme une salière. Pourquoi ? Il était encore trop tôt pour le dire, du moins pour le formuler. Des mots s'échouaient aux rivages de sa conscience. Subtilité... Harmonie... Jeu... Complexe... Vie... Juste... Fragilité... Sens... Sensible... Ce n'étaient pas des idées, mais plutôt ce qui lui venait à l'esprit pour justifier un sentiment qui se dispensait de justification : celui d'avoir été touché. Il ne savait plus vraiment si ces mots s'imposaient pour ce qu'ils signifiaient ou ce qu'ils évoquaient. Pour le moment, il quittait à reculons la salle de cinéma et son obscurité protectrice, dans laquelle flottait des bribes de répliques et d'images du film passé, souvenirs abandonnés par le public comme des miettes de pop corn. Heureusement, dehors, il faisait nuit. Le jour aurait été trop cruel pour Manu, encore dans les vapes, l'esprit flottant au-dessus de Sersun comme un oiseau migrateur qui aurait perdu sa route. Le ciel avait la couleur du monde sous nos paupières fermées. C'était rassurant. Sur le trajet du retour, Manu se rejouait mentalement quelques scènes anodines, des extraits de dialogues qui l'avaient interrogé. Surtout, il voyait des flashs : une cuisine en pagaille, un lit défait, une fenêtre ouverte, un œil qui s'ouvre, un autre qui se ferme, des cheveux qui se soulèvent, une bouche qui bouge... Et au milieu de tout ça, une femme aux reflets verts.
Élise rentrait chez elle d'un bon pas. Elle était agacée. Le film lui avait plu, il y avait de bonnes idées, mais il ne s'agissait en rien du chef d'œuvre auquel elle s'attendait. Quand elle pensait à tout ce qu'elle aurait pu faire de plus utile, pendant ces cent-dix-sept minutes ! S'avancer sur un dossier... Préparer la prochaine réunion... Rappeler Maître Arnaud... Elle n'avait vraiment pas été raisonnable, ce soir, et elle le paierait le reste de la semaine. Elle avait pris du retard... Elle s'était laissé aller... Tout ça pour quelque chose qui n'en valait pas la chandelle ! La situation était crédible et bien amenée, mais le scénario était trop basique, trop caricatural. Bon jeu d'acteurs, ça, oui, on ne pouvait pas dire le contraire. Les thèmes étaient intéressants pris séparément, mais le réalisateur n'avait pas résisté à la tentation de l'art total, et avait voulu tout traiter à la fois. Le résultat était éclectique, désordonné et flou, on ne savait pas par où ça allait partir ni où il voulait en venir. Huit euros et cent-dix-sept minutes... Non, vraiment, le coût était trop élevé par rapport aux bénéfices de cette soirée. Élise a sorti son téléphone portable de la poche de son manteau, a cliqué sur l'application "mails" et s'est absorbée dans la lecture et l'écriture de quelques courriers urgents jusqu'à arriver chez elle, essoufflée par la montée de la côte et des escaliers. Tout son corps lui criait de s'effondrer sur son matelas et qu'il était bien trop tard pour se mettre à travailler, mais sa mauvaise conscience n'avait pas le même discours. Élise s'est efforcée de s'asseoir sur sa chaise de bureau en se retenant de jeter un œil à son lit. Elle a vu sa main sortir une grosse pochette jaune d'un de ses sacs, retirer les rabats, en tirer une grosse pile de documents. Ses mouvements étaient lents et imprécis. Dans ces moments-là, elle ne disait pas qu'elle travaillait, mais qu'elle bossait. Un mot qu'elle prononçait comme on vomit, avec dégoût, pour évacuer une gêne en soi, une douleur, une culpabilité. Ce ne serait qu'un moment difficile à passer. Au moins, après, elle serait soulagée. Dormir, dormir, dormir...