I. Te rencontrer — 09 juin 2010

Par Callie

« Le mot d'amitié n'est aujourd'hui hélas qu'un mot vide de sens : on s'en sert indifféremment vis-à-vis de tout le monde ; le nom d'ami est donné même à celui qu'on n'aime le moins, enfin le mot d'amitié ne paraît plus être, depuis quelques temps, qu'une espèce d'ironie, qu'un vrai persiflage, dans la bouche de ceux qui s'en servent. »

David Augustin DE BRUEYS, Les amusements de la raison (1721)

Je n'étais à l'époque qu'une fille ordinaire, banale, dirait-on. Du moins, je me considérais ainsi. Tu m'as pourtant souvent contredit sur ce point et je te l'accorde, je n'étais peut-être pas si ordinaire qu'il n'y paraît. Tu as toujours eu raison sur moi, toujours su lire en moi. Je ne sais pas comment tu faisais. Je n'ai jamais parvenu à lire en toi. Tu ... tu avais cette force incroyable.

Le jour de notre rencontre, on était au début des années 2010 et je n'avais qu'une vingtaine d'années, en plein milieu de mes études de droit, lorsque tu es apparu en courant dans mon dos. Tu as attrapé le sac en bandoulière que je portais. Je le tenais près de mon corps, comme si je m'attendais à ce que quelqu'un ne vienne me le prendre. Et tu as pensé pouvoir filer avec, t'en tirer comme ça, comme tes autres vols, j'imagine. C'est une des premières fois où tu as gueulé que je n'étais pas comme les autres, comme si c'était une mauvaise chose. Je venais à peine de te rencontrer !

D'abord, j'ai retenu le sac fermement. Tu avais l'air surpris et ça m'aurait presque fait rire sur le moment, mais j'étais si furieuse. Pas à cause de toi, non. À cause des conneries du quotidien, tu sais. Une dispute corsée avec mon oncle — portée sur mon isolement, ma mauvaise conduite et mes faux amis qui avaient une trop mauvaise influence sur moi — que j'ai déversé toute ma colère contre toi, faute d'avoir autre chose sous la main. Je n'avais pas vraiment les idées en place, juste l'affreuse envie de frapper un mur pour laisser s'évaporer ma rage, quitte à me blesser.

Je me souviens à quel point j'ai pu t'insulter de tous les noms. J'ai hurlé, d'une telle force ! « Enfoiré de voleur ! Connard ! » Ça gueulait dans tous les sens, juste à partir de cette petite personne à l'apparence innocente. Et toi ? Tu m'as regardé bêtement, t'étais là comme un con à tenir la lanière de mon sac entre tes mains. Tu as pris une claque, pour ... Rien. À vrai dire. C'était pas légitime, hein ? La marque rouge de ma main t'es longuement restée en tête, je ne te rappelle pas le nombre de fois où tu as blagué sur cette rencontre peu anodine. Encore aujourd'hui, ça me fait sourire, tu vois.

Pourtant, ce n'est pas ma claque qui t'a arrêté. Tu as tiré plus fort encore, et j'ai décidé de lâcher d'un coup parce qu'après tout, qu'est-ce que j'avais à perdre dans ce sac ? Un peu d'argent seulement.

Mes papiers d'identité ? Oubliés sur le buffet de l'entrée de la maison familiale, comme d'habitude. Et mon téléphone ? Dans la poche de mon jean. Du maquillage ? Trop peu pour moi. Tu n'avais donc pas grand chose en ta possession, si ce n'est différents souvenirs concernant mes parents qui me tenaient énormément à cœur. Un peu trop en fait. En y repensant, je suis devenue presque parano pour des conneries.

Mais je suis une femme très sensible, tu sais. Je l'ai beaucoup entendu dans ma vie. Et pas comme un compliment. « Arrête de chialer comme une gamine ! » J'accorde parfois trop d'importance à des futilités. Des photos de famille, Abel et un putain porte-clé. Offert par ma mère. Pour mes seize ans. Un Valknuk.

Tu sais la signification qu'il avait ? Tu ne l'as jamais su, pas vrai ? Les trois triangles entrelacés avaient toujours représenté chez nous notre petite famille : ma mère, mon père et moi. J'aimais beaucoup cette figure.

Je t'ai vraisemblablement couru après quand tu t'es barré. Et j'ai couru alors que j'aurai pu tout laisser tomber, tout lâcher. La vie, les conneries. Mais je me suis accroché à un petit morceau de mon monde, de toutes mes forces. J'ai couru comme si ma vie en dépendait et je t'ai sauté dessus.

Le pire, c'est que ça n'a servi à rien. T'es quand même partit avec. Sauf qu'il me restait quelque chose de toi. Ton téléphone. Tombé.

Je me souviens avoir repensé pendant un long moment à ma vie. J'avais l'impression d'être au bord du précipice. Un pas dans le vide, un pas encore sur la falaise. Le néant, en bas. Noir, effrayant. Pour un pendentif ? Pour des choses matérielles ? Et pourquoi donc ? Parce que mon oncle avait raison. Je n'étais qu'une gamine qui se laissait influencer et qui prenait désormais les traits d'une garce à force de trop traîner avec les mauvaises personnes. Il avait raison et je n'ai jamais eu la décence de prendre du recul. Il faut dire qu'à vingt ans à peine, mes relations étaient chaotiques. Je crois que je ne saisissais même pas le sens du mot « amitié ». Je qualifiais d'amis des personnes dont je ne connaissais même pas la vie, avec qui je traînais depuis le début de mon année scolaire. Mais c'est quoi un ami, Abel, dis-moi ? Ça veut dire quoi ? C'est vrai, on apprend des milliers de choses à l'école. Mais les choses essentielles, comment on fait ? Tout seul ?

Comment ?

Je crois que je n'ai saisi le sens de ce mot que bien plus tard, il a fallu apprendre par la vie. Mais sincèrement, qui aurait cru que c'est ce moment qui avait tracé l'esquisse de notre amitié sur le tableau de notre histoire ?

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