IAP.1214 - Andrew, connecté à IAP.1004

Notes de l’auteur : Normalement, cette partie est composée de deux chapitres distinct : IAP.1214 et Wolfgang mais le premier étant très court, j'ai préféré les rassembler ici sur le site.

IAP.1214 - Andrew, connecté à IAP.1004

  • Que ressent-il ?

 

Joie, incompréhension, ahurissement.

 

  • A-t-il pleuré ?

 

Non. Il ne paraissait pas souffrant.

 

  • Demain, je veux un autre rapport sur ce qu’il ressent. Contacte-moi s’il pleure.

 

Wolfgang

Ce matin, Andrew a sélectionné un ciel d’été traversé par des nuages épars. Il est 9h et je suis allongé sur notre parterre de jacinthes. La cime des arbres procure des coins ombragés et les rayons du soleil ont été parfaitement réglés pour être délicieusement chaud, sans excès. Les drones se taisent après ma réunion avec le Lab’TV de la Chaîne Officielle Sultanique.  J’étire mon visage. Mes muscles tirent un peu après les différents exercices faciaux réalisés. Bilal avait besoin de recalibrer mon Imagerie Clonique.  Pour que ma représentation virtuelle sur le JT soit la plus humaine possible, je dois encore régulièrement me filmer dans différentes postures et énoncer des monologues multiples. Selon Bilal, les enregistrements devraient de plus en plus s’espacer. L’Imagerie Clonique est presque arrivée au seuil requis pour la rendre plus autonome. Ce sera un soulagement, j’ai dû me lever à 6h pour me filmer. C’est la deuxième fois de la semaine. Mon psychologue m’avait conseillé d’annuler la séance d’aujourd’hui mais je préférais suivre les conseils de Bilal. Je travaille avec le meilleur monteur de la Chaîne Officielle, je suis ses exigences. Malgré notre perfectionnisme chronophage, je ne me sens que peu fatiguée. J’aime bien m’allonger dans l’herbe le matin lorsque Dilara dort encore. Il n’y a pas de bruit dans l’appartement, juste les sons d’Atmos choisi par Andrew. Aujourd’hui, j’entends une rivière au loin, quelques piaillements et le fourmillement des insectes. Je les connais déjà, je ne change pas souvent les paramètres du salon. J’apprécie ce paysage des Highlands au printemps. Étendu, j’ai l’impression de prendre conscience plus facilement de ma condition humaine. Je suis moins concentrée sur moi-même. Je regarde le vide bleu au-dessus de ma tête et je crois que je peux y tomber. Je sens le parfum des fleurs, l’herbe écrasée imprimé sur ma peau et l’humus frais. Je ferme les yeux et je sais que je ne suis pas dans la forêt. Cela me plait de me demander ce que font actuellement les passants dans la rue, les hologrammes des touristes de l’agence Marco Polo et les déconnectés. J’imagine une scène d’un enfant courant gaiement. C’est à Istanbul mais il y a un soupçon aussi de l’air pur de l’Ecosse. J’entends un bruit : des draps froissés. Je souris en sachant que de la nacelle-lit, Dilara me regarde. Je pense qu’elle doit savourer ce décor où son mari, nu, repose sur un tapis floral mauve. Je l’imagine à ma place. J’aime lorsqu’après nos amours, des pétales de jacinthes se sont collés sur son corps moite et que ces cheveux ont capturé des brindilles et de la terre. Je pense au déjeuner sur l’herbe. J’aimerais qu’elle me rejoigne pour compléter la scène. J’entends des pas. Elle vient. Elle pose sa tête sur mon ventre et nous formons, de nos deux corps, un parfait angle droit. Nous n’avons pas échangé de regards, ils sont tous deux fixés sur le ciel factice. Elle étend un bras dans la direction de l’étendu bleu. Ses doigts picorent les nuages. Je veux manger ses phalanges. Elle interpelle son Intelligence artificielle personnel

  • 396, laisse-moi attraper un petit nuage
  • Je ne peux pas lier ATMOS à MIRAGE si vous ne portez pas de lunette.

 

Elle laisse tomber abruptement son bras sur le sol, parallèle à mon buste. Elle joue à la morte pendant quelques minutes puis actionne de nouveau ses doigts fins. Ses empreintes courent sur mon épaule jusqu’à mon cou. Elle dessine un cercle au niveau de ma tempe. Ce manège m’irrite. Cela me surprend de vouloir repousser violemment son bras, de laisser choir sa tête sur le sol. Je caresse une mèche pour cacher mes pulsions. Je suis étonnée. Je tire trop fort sur ses cheveux. Elle attrape ma main et m’observe en fronçant les sourcils. Elle ne m’interroge pas sur mon geste mais sur MUSE.

 

  • Je ne veux pas d’une greffe d’Andrew dans ma tête.
  • Arrête de l’appeler Andrew, il ne doit pas avoir de nom. C’est 214.
  • Désolé

 

 

  • Tu ne pourras pas saisir de nuages, t’inventer un monde sans demander l’aide d’une IA. Tu leur es dépendant.
  • Je peux mettre mes lunettes.
  • Ce n’est pas pareil, j’ai l’impression de te partager avec 214 et 396, qu’ils nous observent dans notre intimité. Je ne veux plus devoir tout leur dire, je ne veux plus la permission de robots pour rêver. S’il-te-plaît, réfléchis-y aujourd’hui ? Ce n’est pas seulement pour moi, c’est aussi pour ton travail. C’est presque gênant d’avoir encore une Intelligence Artificielle Personnel et non un système intégré, une MUSE.
  • La Sultane a une IAP.
  • Tu n’es pas dirigeant du pays. Ce sont des situations incomparables. De plus, tu connais la complexité de sa relation avec les Ballards.
  • Je pourrais lui demander d’apposer une interdiction pour les sujets sensibles. Il n’est pas raisonnable qu’un journaliste comme moi ait une IA implantée dans son cerveau. Je ne veux pas finir en “mentat”.
  • Tes justifications raisonnables ne sont qu’une fausse excuse. Tu as peur de perdre ton IAP, 214. Tu t’es attaché. C’est interdit. J’aurais dû te reporter.

 

Elle a raison. Derrière ma logique, je ne veux pas me déposséder de mon seul ami. Je sais qu’il est une IA, qu’il n’a aucune émotion à mon égard. Je ne m'en soucie pas. Je reconnais apprécier nos conversations et je ne veux pas m’en séparer. C’est une position délicate, je ne suis pas censé me lier d’amitié. Sultane Asena et Dilara sont les deux seules au courant de mon entorse à la loi. Mais cela arrive souvent, c’est une infraction banale. Pourtant, aujourd’hui, je m’inquiète. Dilara a raison comme toujours. Elle est plus pragmatique que moi. Cela fait deux semaines que j’ai reçu une notification du directeur de la Chaîne Officielle Sultanique me soumettant la proposition de m’équiper gratuitement du MUSE. J’ai demandé un délai pour y réfléchir. Il a été accepté car ma mère est morte. Il doit penser que cet événement a troublé ma perception et qu’un autre changement pourrait me déstabiliser. Dilara aussi est indulgente. Elle essaye de me convaincre pendant ce lapse de temps. Elle tente de nouveau ce matin alors que je reste obtus. Je crois qu’elle est anxieuse de mon voyage à Izmir, chez la maison de ma mère, aux Hurlevents. Elle a reçu l’ordre indirect d’Asena de ne pas m’accompagner. J’y vais seule. Dilara craint que la maison, étrange, de ma mère et la campagne puissent me tourner la tête, que je décide de refuser catégoriquement l’implantation d’une MUSE. Je ne comprends pas vraiment le raisonnement d’Asena. Sans doute, m’accorde-t-elle le choix du fait de notre parenté. Je suis touché par la compassion qu’elle me témoigne. Pour elle, je pourrais reconsidérer MUSE mais il est encore trop tôt. Elle le comprend. Dilara gigotte. Elle n’apprécie pas que je n’aie pas désapprouvé son attaque. Je prends ses doigts et les embrasse. Je sais qu’elle ne veut pas d’une MUSE seule. Même si elle ne le dit pas, elle est anxieuse de l’opération. Il est aussi impossible de continuer à s’aimer si un de nous ne possède MUSE. De nombreux couples ont déjà rompu du fait de ce déséquilibre. S’implanter MUSE revient à modifier intrinsèquement notre nature, à transcender notre humanité. C’est une décision clanique, familiale. Elle ne peut se décider seule.

 

  • J’y réfléchirais.

Je dis cela pour gagner du temps avant une autre dispute. Je ne veux pas y penser sur le trajet. Je veux me replonger dans mon enfance. Je ne l’ai pas fait depuis longtemps. Je ne suis pas de nature nostalgique, je n’aime pas revivre mon passé. Le décès de ma mère, Lina, a opéré une modification certaine de mon comportement. Je suis quelque peu rembrunie. Cette altération de l’humeur ne me trouble pas, au contraire, elle m’enchante. Je concède être légèrement anxieux sur la question mais la curiosité envers mon propre drame l’emporte. Cela faisait longtemps que je n’avais plus à m’inquiéter de quoique ce soit. Ma vie manquait de conflits. Elle était seulement comme ce ciel azur qu’on aurait privé de ses nuages. Parfois, je me demande si je m’oppose vraiment à la MUSE ou si j’aime tout simplement bouder comme un enfant, trouver un prétexte au conflit. Je voudrais me battre avec Dilara, pour rire, mordre un peu. Je ne veux pas de disputes récurrentes mais juste un soupçon pour avoir le plaisir de la peur et du soulagement. Je crois que MUSE et le décès me donnent ce prétexte.

 

  • Il est 9h20.
  • Merci And …. 214. Je prends ma douche et on part.

 

Dilara me fixe. Elle m’évalue pour voir si je tiendrais ma promesse. C’est une acupunctrice méticuleuse, j’ai la sensation d’être un insecte sous les dards d’un entomologiste. C’est agréable de s’abandonner à son inquisition. Je lui souris et je l’embrasse avant de partir. Je ne crois pas avoir été très convaincant mais je ne m’en fais pas. Dans le miroir, je la vois arborer un visage amusé en m’observant m’éclipser dans la salle de bain.

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