IAP.1214 - Andrew connecté à IAP.1004

 

Votre Altesse, il a pleuré aujourd’hui. 

 

  • Quand ? et où ? 

 

Avec Andromaque à 17h17 dans la maison de sa mère. 

 

  • Affiche moi la vidéo

 

Une image apparaît dans la pièce. Elle éclaire légèrement l’espace plongé jusque là dans les ténèbres. Un corps repose sur un fauteuil chesterfield bordeaux, seules ses jambes et ses mains accrochées aux accoudoirs sont distinguables dans l’obscurité. Un tapis azerbaïdjanais recouvre le seul. En dehors de ces éléments, il est impossible de définir la grandeur du lieu, ni le reste de son mobilier. Le petit hologramme prend consistance devant le corps assis d’où émane la voix. Un homme y est représenté. Il a une respiration saccadée et de la sueur perle sur ses paupières. Il est difficile de savoir s' il a peur ou s' il est triste, peut-être les deux. Ses yeux sont exorbités comme si ses paupières lui avaient été arrachées et ses pupilles naviguent de tout côté. Jusqu’à cet instant, son environnement nous est étranger. Il halète, il glapit comme un chien. 

 

La main étendue sur le fauteuil l'agrippe violemment mais aucun autre mouvement de la part de l’humain présent dans la pièce est perceptible. Une voix impérative s’élève de cette présence : 

 

  • Arrête la vidéo. 

 

L’hologramme du jeune homme au regard de fou cesse et plonge la pièce de nouveau dans le noir complet. 

 

  • As-tu identifié d’autres comportements sortant de l’ordinaire ? 

 

Oui, votre altesse. Wolfgang a eu plusieurs réflexions anormales à son quotidien plutôt dans la journée. 

 

  • Affichez-les dans l’ordre. 

 

Bien, votre altesse : Entrée 15:30_20.09.2120

 

L’hologramme se rematérialise à l’endroit exact où il avait précédemment disparu. Cette fois, on y voit l’homme de la première vidéo dans une voiture se pencher à la fenêtre pour observer un paysage forestier. Elle est produite par ATMOS.  Il parle : 

 

  • Andrew, est-ce que cette forêt existe ? 

 

A cette question lui répond l’exact même voix de l’IAP 214 dialoguant avec la femme dans la pièce obscure mais elle paraît plus éloignée. 

 

Non, elle est une synthèse des images de forêts que le centre méta a collecté. 

 

Wolfgang continue : 

 

  • C’est ton concept de forêt ?

 

Ce n’est pas un concept, je peux changer sa structure si elle vous déplait. 

 

  • Non, laisse. 

 

Qu’avez vous Monsieur ? 

 

  • Rien

 

C’est la première fois que vous me posez cette question, sur le ATMOS. 

 

  • elle me disait vaguement quelque chose cette forêt. Tu sais, depuis hier, je pense plus. Je pense au passé. Avant je voyais que le présent ou le futur mais depuis hier, mon regard est 10 ans en arrière. 

 

C’est normal. La perte d’un proche vous replonge dans des souvenirs disparus. Il est sain de les considérer, de les chérir pour mieux avancer. Revivre le passé permet de marcher plus sûrement vers l’avenir. 

 

  • C’est un philosophe qui l’a dit ? 

 

Non, c’est la conclusion que j’ai tiré de mon fond de donné sur le deuil. 

 

  • Je crois que c’est la première fois que j’observe pendant aussi longtemps ce MIRAGE. Quel est son nom ? 

 

Forêt européenne. Voulez-vous que j’y inclus de nouveaux éléments ? 

 

  • Non, c’est bon. J’aime bien. C’est le matin, il me semble. Les oiseaux se taisent. La nature est silencieuse à l’heure bleu. Je l’ai vu dans un film. Je ne le savais pas avant. 

 

Vous vivez en ville. Vous ne pouvez pas savoir. 

 

  • Ma mère m’a dit qu’avant ma naissance, il y avait encore un coucou qui chantait le matin dans un parc près de chez elle. C’est apaisant de les entendre.

 

Vous pouvez ajouter le chant du coucou dans les paramètres de votre routine. 

 

  • Non, je ne veux pas. Je sais qu’il est faux. 

 

êtes-vous triste ? 

 

  • Je crois. C’est difficile à dire. J’ai l’impression d’avoir acquis un nuancier sensitif que je n’avais pas avant. 

 

Que voulez-vous dire ? 

 

  • Eh bien. Lorsque j’épie le chevreuil derrière ce chêne, je suis pris de nostalgie. 

 

Cela ne vous arrive jamais d’habitude. 

 

  • Je sais. Mais ne crois pas que je sois vraiment triste. C’est juste comme si mon bonheur était patiné, vintage.  C’est … c’est comme des larmes sucrées. Cette émotion éveille de lointains souvenirs. 

 

Voulez-vous me raconter ? Il est bon de s’épancher. 

 

  • Pourquoi pas… j’ai du temps à tuer. De quoi devrais-je parler selon toi ? 

 

Votre nostalgie. 

 

  • Euh.. Je ne sais pas quoi dire. 

 

Aviez vous déjà ressenti de la nostalgie ? 

 

  • Oui, je crois. Je crois que la dernière fois qu’elle m’avait possédé, j’étais aussi dans la forêt, près de chez ma mère. C’était une des rares fois que j’étais venu la voir à la campagne. Je ne me souviens d’ailleurs pas de la maison, juste de la forêt. C’est marrant, je me rappelle de notre maison à Istanbul, avant celle d’Izmir, mais pas de celle d’Izmir, pas celle du déménagement. Tu ne le sais pas mais après mon enrôlement à l’école Dhib , ma mère déménagea d’Istanbul pour choisir ce coin reculé. Je l’ai mal vécu alors je l’ai oublié. Je l’ai mal vécu car c’était tout bonnement incompréhensible comme décision. Tu t’en rends compte, elle avait déménagé car elle ne me soutenait pas dans mes études ! Même quand j’y repense, je trouve cela absurde. Tout parent aurait été fier mais ma mère ne l’était pas ! Elle n’aimait pas cet institut. Elle n’aimait pas son internat. Oh, je sais bien que ce n’est pas vraiment qu’elle ne les aimait pas, juste elle ne voulait pas me perdre, son fils et vivre seule en ville. C’était une peur inconsistante et sans fondement mais elle en était complètement possédé. J’ai essayé de la rassurer, de la distraire mais son ennuie, (elle ne travaillait pas) laissait place à cette anxiété dévorante. En plus, elle n’avait pas d’amis, pas que je connaisse en tout cas. Elle était profondément seule et quand je revenais le soir, j’étudiais dans ma chambre. Mes études se dressaient en un mur d’écran et d'articles entre elle et moi. Et lorsque j'émergeais de mes cours, nous nous disputions sur mon manque cruel de temps à lui accorder, sur mon abandon de certaines de mes activités d’enfant. Mais, toutes ces querelles ne durèrent qu’un mois avant qu’elle soit frappée de mutisme. C’est une image bien sûr, elle parlait mais ne le voulait pas. Elle ne le faisait que pour l’essentiel. Et puis, un jour, - le crois-tu ?-  elle vint me voir dans ma chambre pour me dire qu’elle voulait déménager. Je n'avais pas compris au départ. Je ne fus pas attristé de la nouvelle. Je n’étais pas heureux non plus. J’avais acquis en grandissant une tempérance de caractère au sein de l’école Dhib qui me permettait d’apprendre le déménagement de ma mère sans sourciller. D’ailleurs, hier, je pensais même que je ne ressentirai aucune affliction à la nouvelle de ce décès. Pourtant, ce matin, il y a comme un tiraillement dans ma poitrine. C’est léger mais je ne l’avais pas eu depuis des années. Étrangement, je suis rassuré de savoir que je puisse encore me plaindre. 

 

As-tu déjà perdu un proche avant ?

 

  • Pas comme cela. 

 

Comment ? 

 

  • Elle n’est pas morte. Je suis parti. D’une certaine façon, on meurt plein de fois. Je suis un mort-vivant pour elle tout comme elle est pour moi. Elle n’est pas morte-morte. 

 

Ta mère est morte-morte ? 

 

  • Oui. J’ai trop peu de souvenirs pour la garder en vie. C’est ma mère. J’ai vécu avec elle 16 ans de ma vie mais je ne m’en souviens plus. Ou plutôt je n’ai pas travaillé pour les conserver. 

 

Pourquoi voulais-tu l’oublier ? 

 

  • Pour ne pas regretter. Pour ne pas quitter ma bulle. Je vis dans une sphère de confort. Je ne souffre pas. J’ai un travail qui me passionne. Je suis riche. J’ai une femme que j’aime. C’est une plénitude qui m'empêche de réfléchir, de contempler l'ennui. Je ne m’ennuie plus. Je suis gai du matin au soir, je suis occupée du matin au soir. Je n’ai plus aucune latence dans mes actions. C’est un enchaînement sans discontinuer de plaisirs. Avant, parfois, à l’époque de ma mère, je m’asseyais sur le rebord de l’escalier menant au jardin d’hiver et je boudais. Pour rien, rien n’avait importuné ma journée. Seulement, la conscience soudaine de mon atomicité m’accablait et je restais songeur énervé sur mon perchoir. Aujourd’hui, je vis dans un terrarium que j’ai choisi soigneusement pour qu’il me convienne au mieux, pour que je m'y épanouisse et duquel j’ai chassé toutes ces pensées ténébreuses. Je les connais mais je ne l’ai conscientise plus. Connaître est aisé mais conscientiser est un travail qu’il faut répéter à chaque fois que l’on repense à notre atomicité. Il nous est impossible de le garder à l’esprit, il faut réitérer notre labeur intellectuel. C’est un travail herculéen que j’ai abandonné. Tout d’abord car j’en connais le chemin et je me lasse de le réemprunter et également car je ne veux plus être plongé dans la morosité qui m’attend à la fin de cette promenade de pensée. 

 

La vidéo s’arrête. La voix de l’IAP 214 reprend plus proche cette fois, émanant de la salle où se tient la vieille femme. 

 

Le souvenir est terminé. 

 

  • A-t-il dit s’il aimait sa vie actuelle ? 

 

Non, pas explicitement. Il ne l’a déteste pas mais il est empli de remords. 

 

  • Est-ce un danger pour son intégrité selon toi ? 

 

Il est trop tôt pour le dire. Je n’ai pas assez d'informations pour vous répondre. 

 

  • As-tu noté d’autres éléments remarquables ? 

 

Il voulait éteindre ATMOS pour voir le vrai paysage. 

 

  • Vraiment ? ... L’as-tu fait ? 

 

Oui. 

 

  • Raconte-moi. 

 

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