II/ Au nord, des lueurs fantomatiques dansent dans la nuit...

Ayana trébucha à nouveau, et son museau s’enfonça dans la terre mouillée. Grognant, elle se releva et avança lentement, pas à pas, essayant de coordonner au mieux ses quatre pattes.

Elle remontait le sentier longeant la rivière sous le ciel d’un noir d’encre. Les cyprès à sa droite, le cour d’eau rutilant à sa gauche. Plus qu’une heure et elle devrait atteindre le village d’Otari. Plus qu’une heure et elle devrait s’être complètement habituée à ce corps félin. 

Au nord, un mal étrange a envahi un village, tuant ses habitants dans d’atroces souffrances. La nuit, des lueurs fantomatiques dansent, poisonnant le sol, répandant la peur.

Une fois leur corps échangés, le kasha s’était empressé de rejoindre la maison de son oncle, excité à l’idée d’enfin dormir en sécurité parmi les humains. Ayana, elle, avait du apprendre à se relever et à se deplacer dans un corps qui était complètement différent : un chat noir et sale, de la taille d’un chien mais au corps si leste qu’il paraissait serpenter à chaque mouvement. Ses yeux ambrés pouvaient parfaitement voir dans le noir et ses griffes étaient aussi affutés que des rasoirs.

C’était tout ce qui restait à Ayana. À son grand déplaisir, le reste de ses pouvoirs avait disparu dans l’échange de corps. Cela suffira-t-il ? Ayana se forçait à se concentrer sur ses mouvements, car le plus dur était à venir.

 

 

 

Le village était en vue. 

Pouvant dorénavant marcher sans trébucher, Ayana se rapprochait, humant l’air avec méfiance, perçant les environs de son regard alerte. Elle ne put ressentir qu’une vive odeur de poisson, entendre l’écoulement de la rivière et constater les bruissement des arbres. À part cela tout était immobile.

Le village d’Otari était un village de pêcheur comme il en existe des milliers. Juxtaposant les berges, les différentes maisons de bois étaient toutes situées à une vingtaine de mètre du fleuve Ayakawa. Certains cabanons de pêcheurs étaient construits directement sur les berges, et Ayana remarqua quelques rizières mal entretenues encerclant les habitations. 

Elle ralentit son allure, se faufilant le plus silencieusement possible. Elle s’infiltra à travers les rizières, sa respiration de plus en plus incontrôlée.

Après quelques minutes, Ayana se figea devant le premier cadavre calciné. 

Face contre terre, la silhouette recroquevillée, la peau et les vêtements noircis, le cadavre émettait une odeur de putréfaction si forte qu’Ayana faillit s’évanouir. Elle continua son chemin, essayant d’échapper à l’odeur.

Peine perdue. Les cadavres se multiplièrent au fur et à mesure qu’elle s’enfonçait dans le village. Ayana regretta sa nyctalopie : devant ses yeux se dressait un théâtre funeste avec des flammes mortelles comme maquillage et la mort comme rideau. Les cadavres étaient tous tordus dans des positions grotesques comme un défilé de mauvais gout. Partout régnait la putréfaction et le bourdonnement des mouches. 

Ayana accéléra l’allure et ne remarqua pas qu'un large sillon traversait tout le village, comme si un serpent gigantesque avait rampé entre les maison. 

En revanche, elle nota avec un mélange de soulagement et d'horreur que tous les cadavres étaient ceux d’adultes.

Ayana s’arrêta devant une maison plus grande que les autres, située en plein cœur du village. Il ne s’agissait pas d’une simple bâtisse rectangulaire comme les autres : c’était une construction imposante légèrement surélevée par rapport au sol, possédant des portes coulissantes en papier fin et avec un toit aux angles recourbés. La lumière hospitalière d’un feu émettait de la maison. 

Ayana entra avec le moins de bruit possible. Effort inutile : on l’avait repérée depuis bien longtemps.

Elle pénétra dans un salon aussi spacieux que vide, le sol couvert de tatamis. Son centre était troué par un espace rectangulaire où crépitait un feu. Sa lueur orangée éclairait la pièce avec chaleur, projetant sur les murs les ombres profondes d’Ayana et de l’homme masqué.

« Bonjour, étrange kasha. Viens donc te réchauffer près du feu. J’ai beaucoup de questions à te poser. »

L’homme portait un kimono rouge admirablement tenu, recouvert d’une longue veste brodée de fils dorés. Ses jambes étaient vêtues d’un large pantalon blanc et ses bras étaient croisées devant son torse, dissimulant ses mains dans ses amples manches. Une corbeille de paille couvrait son visage, laissant quatres fines entailles au niveau de ses yeux. Pas un centimètre de sa peau n’était visible.

Ayana s’assit à deux mètres du feu, juste en face de l’homme. Elle pouvait sentir son regard à travers le masque, analysant tous ses mouvements. 

« Je vous remercie de m’avoir invitée dans votre demeure, s’introduit Ayana. Mon nom est…

— Ton nom ne m’importe peu pour l’instant, et sache que cet endroit maudit n’est pas ma demeure, répliqua l’homme d’une voix sèche. Prends garde à tes paroles, chat errant. »

Il avait semblé à Ayana que le feu au milieu de la pièce avait gagné en intensité. Elle se pencha pour s’excuser, n’osant plus rien dire. Cet être peut me tuer en un instant s’il le désire. Un silence passa entre les deux yokais, puis le feu au milieu revint graduellement à la normale. L’homme masqué se prosterna légèrement. 

« Je me suis emporté, c’est impoli de ma part. Tu te montres suprenament poli et respectueux pour un kasha.

— Je ne mérite pas de tels compliments, ô grand esprit du feu.

— Qui es-tu exactement ? Tu as l’apparence d’un nekomata comme un autre, mais je ressens quelque chose de… différent en toi. »

Ayana essaya de ne pas se crisper. Que dire ? Mentir serait un dangereux manque de respect, et cet esprit paraissait très clairvoyant. Mais révéler son passé d’humain pouvait être tout aussi risqué. Les cadavres calcinés passèrent fugitivement dans son esprit, bientôt supplantés par la présence étouffante de l’esprit du feu. Ayana devait répondre, et vite. 

« Votre capacité d’observation vous honore. Il est vrai que je ne suis pas un kasha ordinaire. Ce corps n’est pas le mien : j’étais auparavant une humaine, une fillette même. L’esprit du kasha occupe mon... »

Elle ne put terminer sa phrase. Le feu au milieu de la pièce s’embrasa, crachant une colonne de flamme écarlate qui lécha le plafond. La vague de chaleur frappa Ayana de plein fouet, mais celle-ci demeura le plus immobile possible. La lumière chatoyante fut un court instant si aveuglante qu'Ayana ne douta pas qu’on pouvait la voir jusqu’à l’autre bout de la rivière. 

Au nord, des lueurs fantomatiques dansent dans la nuit.

Puis le feu s’éteignit brusquement, ne laissant derrière lui qu’un tas de cendre et une odeur de brûlé. La flamme avait disparue aussi rapidement qu’elle s’était embrasée. Pourtant, une lumière éclairait toujours la pièce : elle provenait du visage masqué du yokai.

Ayana pouvait sentir qu’il contenait sa rage. Pour l’instant du moins, se rectifia-elle tout en se prosternant, le front contre le tatami tandis que l’esprit du feu éructa : 

« Les humains ne sont qu’une horde de cafards. Peu importe combien j’en tue, il y aura toujours d’autres. Ma clémence envers vous est-elle donc si vaine ? Dois-je brûler la terre entière pour me débarasser de vous ?

— Ô grand esprit du feu, répondit Ayana d’une voix tremblante. Je ne sais ce que d’autres humains vous ont fait subir, mais je m’excuse au nom de…

— Les humains ne m’ont rien fait, petite idiote. Et ne sois pas assez orgueilleuse pour t’excuser au nom de tout le genre humain. »

Des relents de fumées s’échappaient de son masque de paille, et Ayana pouvait distinguer une lueur orangée à travers les entailles, là où se situait les yeux du yokai

« Les humains envahissent le monde comme des parasites. Edo et Kyoto à l’Est, Nagoya au Sud. Ces grandes villes ne sont que le commencement. Il faut les arrêter ! J’ai commencé dans ce petit village, car sa proximité avec le fleuve était un bon défi. J’ai proposé aux villageois un marché honnête et clément, mais les fous ont essayé de se défendre. Grand bien leur fasse : mon jugement a été immédiat. »

L’esprit du feu de lui avait pas accordé la parole, ainsi Ayana demeurait silencieuse et tremblante. Beaucoup de questions torturaient son esprit, mais elle était néanmoins certaine d’une chose : elle savait à quel race de yokai elle avait affaire.

« Ma patience a atteint ses limites, déclara le yogama-taki. Je vais maintenant te soumettre au même jugement que tous les habitants de ce village. Dis-moi ton nom.

— Ayana.

— J’ai maintenant ton nom et ton apparence. Te voilà maudite. Dans trois jours et trois nuits, tu prendras feu et mourras. Peu importe où tu te trouveras, peu importe tes regrets. Tu as trois jours et trois nuits pour te repentir de tes crimes quels qu’ils soient. As-tu compris ?

— Parfaitement, ô yogama-taki. Cependant, puis-je me permettre quelques questions ?

— Ma patience a atteint ses limites.

— Je suis prête à raccourcir mon sursis en échange. »

La lueur enragée à l’intérieur du masque s’amenuisa, et Ayana pouvait ressentir toute la surprise et la confusion du yokai

Un silence glissa sur eux, finalement brisé par la voix méfiante de l'esprit de feu :

« Insolente Ayana, cherches-tu à me tromper ?

— Je n’ai nulle intention de vous offenser. Votre jugement est clair et juste, et je suis prête à le respecter.

— Combien de temps es-tu prête à ôter de ton sursis ?

— Je suis prête à réduire mon temps de pénitence à une nuit. Si cela est le prix juste pour obtenir les réponses à mes questions. »

Un silence passa. Devant le mutisme et l’immobilité totale du yokai, Ayana ne put que se prosterner à nouveau, retenant sa respiration, priant pour son sort. 

Puis une lumière orangée plus douce éclaira la pièce : un feu accueillant occupait dorénavant le tas de cendre au cœur de la pièce. Le yogama-taki déclara d’une voix douce : 

« Si seulement ton engeance pouvait se montrer aussi humble que toi, petite Ayana… Ma haine envers les humains est toujours vive, mais je salue ton courage et ton abnégation. Pose donc tes questions.

— Je voudrai en savoir plus sur les trois puissants yokai qui terrorisent la région. Toute information est bonne à prendre.

— Tu vas au devant de grands dangers, petite Ayana, si tu prévois de rencontrer ces monstres. Leur puissance est inférieure à la mienne, mais ils se rattrapent en malice et en perversité. Mais soit, puisque là est ton désir.

« De l’est marécageux je ressens un brouhaha macabre, comme une sinistre fête qui ne s’arrête jamais. J’entends des rires sardoniques, des sourires sadiques et des pleurs. Gare à toi si tu te perds dans cet endroit maudit !

« Du sud, une violence inouïe. Le sang écarlate coule aussi abondamment que les cascades. La menace qui gronde sous la surface est aussi terrifiante que celle qui attend patiemment sur le pont. Gare à toi si tu attires leur attention !

« Mais plus terrible encore est ce qui siège à l’ouest, au sommet de la montagne. La forêt est ravagée, les rochers dansent, la nature est violée. La reine des lieux a une ambition dévorante et un orgueil impitoyable.

« Maintenant pars, petite Ayana. Je te souhaite bien du courage pour ce qui est à venir. Ce que tu es sur le point d’affronter n’est pas aussi clément que moi. Si tu survis à ses rencontres, je te promets au moins que mes flammes te seront indolores.  

« Pars donc affronter la nuit, petite Ayana ! »

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Joffrey
Posté le 15/04/2022
J'ai enfin pris le temps de continuer ma lecture car j'ai été assez occupé dernièrement et c'est exactement comme je m'en souvenais. La lecture se fait toute seule, je suis certains qu'en me laissant une journée complète je pourrais tout lire sans m'en rendre compte! Le personnage du yogama-taki me rend vraiment curieux tout comme la suite des aventures d'Ayana! J'apprécie vraiment cette posture un peu David contre Goliath, j'ai hâte de continuer cette lecture! ^^
Romanticgirl
Posté le 27/07/2021
Le style est toujours très travaillé, c'est agréable de te lire. J'ai aimé le passage où Ayana ressent de nouvelles sensations dans son nouveau corps auquel elle doit s'adapter. Il y a du suspense quand tu écris qu'Ayana est repérée mais on ne sait pas ce qui l'attend. J'aime l'idée que les jours de l'héroïne sont comptés et que l'intrigue se déroule en une nuit. On comprend le titre. L'esprit du feu, très cruel et impressionnant, est bien décrit. La reprise des phrases en italique est une bonne idée pour rappeler les éléments importants donnés dans le premier chapitre. Quelques remarques orthographiques et stylistiques si je peux me permettre :
- "À part cela tout était immobile." "A part cela", je trouve que cette expression alourdit un peu la phrase.
- "Le village d’Otari était un village de pêcheur" pêcheurs
- "Juxtaposant les berges, les différentes maisons de bois étaient toutes situées à une vingtaine de mètre du fleuve Ayakawa." mètres
- "Ayana accéléra l’allure et ne remarqua pas qu'un large sillon traversait tout le village, comme si un serpent gigantesque avait rampé entre les maison. " maisons
- "La lumière hospitalière d’un feu émettait de la maison. " Une lumière peut-elle émettre ?
- "Puis le feu s’éteignit brusquement, ne laissant derrière lui qu’un tas de cendre et une odeur de brûlé." cendres
- "Dois-je brûler la terre entière pour me débarasser de vous ?" débarrasser
- "Je voudrai en savoir plus sur les trois puissants yokai qui terrorisent la région. " voudrais
Bonne continuation !
Alice_Lath
Posté le 16/07/2021
"ne remarqua pas deux détails qui prendrèrent une importance terrible plus tard" => Je trouve ce passage étrange et déstabilisant à la lecture. Pourquoi spoiler la suite ? J'ai été un petit peu déçue pour le coup je dois dire et j'ai trouvé cela un peu maladroit
Il y a aussi ce passage "son visage de chat s’enfonça" -> J'ai trouvé ça un peu lourd et maladroit. Un chat n'a pas de visage, qui est un terme réservé aux humains, pourquoi ne pas dire "museau" tout simplement ?
Sinon, je dois dire que j'ai vraiment beaucoup aimé la rencontre avec l'esprit de feu ! Elle était vraiment prenante à souhait et j'ai hâte de connaître les pouvoirs qu'Ayana semble cacher, de même que sa stratégie pour se tirer en vie de ce guêpier.
Question rapide : on est d'accord qu'Ayana passe le marché avec l'esprit-chat pour que ce dernier ne s'empare pas du corps de ses parents ? Mais si elle est en mesure de détruire des puissants esprits comme elle compte le faire, pourquoi elle détruit pas juste l'esprit-chat ?
Le Saltimbanque
Posté le 16/07/2021
hop hop hop, les fautes sont effacées, merci beaucoup pour les remarques !

Elle ne détruit pas l'esprit-chat car elle a besoin de son corps (qui servira plus tard), et elle n'a pas assez de force pour détruire les grands démons. Il est noté au début du chapitre que le "reste de ses pouvoirs avaient disparu dans l'échange de corps". Désolé si c'était confus, je vais voir ce que je peux faire pour clarifier tout ça.

Il ne reste donc à Ayana qu'un corps de chat/yokai, sa détermination, sa ruse, et une nuit pour se débarrasser des quatre calamités qui terrorisent la région...
Vous lisez