II. La loi des rêves

Par joamika

Tout d'abord, son regard s'accrocha à ses lèvres. Envoûtantes, dessinées consciencieusement en un sourire séduisant, elles donnaient à son visage allongé des allures d'enfant espiègle – impression directement cassée par la mâchoire, carrée, qu'elles surplombaient. Il reporta alors son attention sur son nez, s'attardant sur son aspect délicat, lequel relevait la diaphanéité élégante de son teint. Plus haut, des yeux aux couleurs diffuses ; mystérieux mélange bigarré d'ambre claire, d'indigo lumineux et de bronze cuivré. Relevées par d'arqués sourcils, ses prunelles constellées semblaient indiquer que leur détenteur était curieux, se jouant des surprises de la vie. Ses tempes, qu'il distinguait à peine, étaient légèrement cachées par d'épais cheveux de jais, d'un ébène fascinant.

Caleb avait du mal à détacher son regard du jeune homme devant lui, affairé devant son chevalet. Captivé par sa main d'albâtre maniant habilement le pinceau clair, lui-même recouvert d'une couche compacte d'acrylique, il faillit oublier le lieu où il se trouvait. Baissant vivement la tête afin d'éviter d'infliger la vue de son hideux visage aux artistes alentours ; il s'avança gauchement vers une petite table en formica à droite de la pièce, au-dessus de laquelle une femme brune griffonnait. Incapable d'articuler plus de trois mots devant celle qui l'acceptait dans son atelier depuis des années, Caleb se racla la gorge avec la maladresse qui lui était propre.

Diane releva subitement la tête de son début d'ébauche en rajustant sa paire de lunettes sur son nez.

— Caleb, s'écria-t-elle dans un sourire.

Ce dernier courba son regard vers le sol afin d'éviter un quelconque signe de dégoût sur le visage de son interlocutrice.

— Bonjour, Diane. J'aimerais retravailler ma vanité abstraite, annonça-t-il dans un souffle.

— Fais comme chez toi. Ta toile est au fond, je l'ai posée près de l'étagère aux pinceaux.

L'atelier de peinture de Diane était son sanctuaire depuis une poignée de printemps : Caleb avait commencé la peinture à son arrivée au collège, parce qu'il ne trouvait rien d'intéressant à faire de son temps-libre – si ce n'est passer des heures devant le miroir à sentir ses pensées s'échapper et éclater dans son esprit comme des bulles d'eau de Seltz. La peinture, et le léger bruit du pinceau parcourant la toile et effaçant les canevas, lui permettait de donner une direction à ses réflexions.

Ces dernières s'étaient rapidement éprises du bleu, une couleur d'une douleur tout aussi fabuleuse que sa beauté. Faisant écho à celle des murs de son esprit vagabond, Bleu était si merveilleux et terrible qu'il en avait fait une pièce, chez lui ; la Chambre Bleue. Là-bas, les murs étaient couverts de pastels turquoises, le mobilier embaumait l'odeur âcre de la laque et de nombreuses esquisses jonchaient le sol. A l'image de son reflet dans le miroir qui le hantait tant, la Chambre Bleue était brouillonne, nébuleuse et bordélique.

Caleb se dirigea d'un pas mal assuré vers le fond de la pièce où l'attendaient sa toile et un chevalet de bois sombre. Bien qu'il n'y avait jamais beaucoup de monde dans le petit studio de Diane, Caleb se sentait très mal à l'aise lorsqu'il se déplaçait dans la pièce. Haïssant la Nature qui l'avait doté d'une si haute taille et d'un teint si blafard, il redoutait de se conduire de façon embarrassante.

Plus que tout, il était persuadé qu'un jour ou l'autre, son ingrat physique finirait par l'humilier : pourquoi diable quelqu'un d'aussi hésitant que lui était-il si grand ? Question redoutablement ironique pour quelqu'un qui n'était jamais à la hauteur de quoi que ce soit. Voilà pourquoi l'atelier de Diane lui convenait d'une certaine manière : peu de monde, c'était éviter les contacts avec les autres du mieux possible et s'abstenir de troubler leurs activités.

De sa démarche malhabile, Caleb empoigna sa toile et l'installa sur le chevalet noir. Il s'asseya avec lassitude sur le tabouret qui lui faisait face, et détailla son tableau du regard – il s'agissait de son travail le plus récent. Énième vanité de son répertoire, Hortense était l'allégorie du Temps.

Pour étudier l'unique Ennemi craint par Baudelaire, Caleb avait cette fois-ci représenté en d'ovales couches d'acrylique bleu distant des fleurs d'hortensia fanées. Les pétales les plus flétries se distinguaient des autres, encore vivaces : bleu violet, elles suivaient les ellipses vives en arc-de-cercle. S'effaçant derrière le bouquet mourant, quatre droites fébriles, segmentées et emmêlées, rappelaient que l'écoulement du temps était une chose destinée à s'accomplir. En bleu gris, elles détonaient de la plus fantastique des manières devant le fond de la toile, peinte en un bleu brillant très dilué. L'oeuvre, d'apparence complète, ne satisfaisait pas Caleb.

Il y manquait l'éclat de Cobalt.

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