Élise avait du mal à appliquer son rouge à lèvres vif tant elle souriait. Ce soir, c'était sa soirée. Elle avait sorti son mot préféré : pro-fi-ter. Pour l'occasion, elle avait saupoudré ses paupières de discrètes paillettes dorées et revêtu une petite robe jouant sur les transparences et les volumes. Elle était plutôt fière du résultat et se ravissait du clac-clac de ses talons hauts en descendant les escaliers de son immeuble. En consultant les notifications de son téléphone, elle s'est aperçue qu'elle avait quatre appels manqués de Sophie.
- Merde, a-t-elle laissé échapper avant de rappeler immédiatement sa meilleure amie. Allô, Sophie ? Oui, c'est moi... Désolée... Je... Mais non, c'est pas ça... Bien sûr que je viens. J'ai juste eu un souci de dernière minute avec un client, mais c'est réglé... Où es-tu ?... Ah, déjà ? Je me dépêche alors... Ne m'en voulez pas trop... Oh, ne dis pas ça... Je t'entends, Aglaé !
Élise a raccroché en vitesse tout en validant son ticket de bus, marmonnant "merde, merde, merde" entre ses dents. A cette heure-ci, il y avait encore du monde sur la route, et le bus enchaînait feux rouges et embouteillages. Le ciel, entre les poteaux et les fils électriques, prenait la teinte d'un jambon bourré de nitrites, rose aveuglant. Élise était trop impatiente pour s'asseoir. Sa main cramponnée à la barre pianotait du bout des doigts. Elle aurait voulu prendre le volant du conducteur et appuyer un bon coup sur l'accélérateur, quitte à renverser quelques pauvres mamies égarées. De toutes les façons, ce n'était pas une heure pour se promener. Elle avait des copines à retrouver, une soirée à fêter, des cocktails à boire et des chansons sur lesquelles se casser la voix.
Élise est finalement arrivée au restaurant italien Banchetto avec ses quelques minutes de retard habituelles et son plus beau sourire. Sophie, Aglaé et Laure étaient déjà installées à une table et papotaient gaiement. Leurs visages se sont éclairés en voyant Élise arriver. Elles se sont levées, lui ont fait l'une après l'autre une bise enthousiaste et lui ont tendu une petite chaise en bois sombre.
- Installe-toi, Zouzou, lui a lancé Sophie (Élise ne tolérait ce surnom ridicule que dans la bouche de sa meilleure amie).
Les deux heures suivantes ont été consacrées à déballer autour d'une bouteille de rouge et de pâtes al dente leurs anecdotes récentes, les bonheurs et les déboires de leurs vies personnelles, les potins, les amours pour celles qui n'étaient pas casées, le boulot, les projets. Elles ont achevé le repas, un peu pompettes, sur une délicieuse panna cotta aux fruits rouges, ricanant comme des lycéennes.
- Bon, on va en boîte ? a lancé Aglaé à la cantonade en frappant dans ses deux mains d'un air surexcité.
- Allez ! a renchéri Laure, toujours partante pour se trémousser.
Élise hésitait.
- Vous êtes sûres ?
- Et pourquoi pas ? a rétorqué Aglaé.
- Toi, tu n'as pas bu assez de vin rouge. Détends-toi, Zouzou !
- Ne fais pas mine de ne pas en avoir envie. Ne me dis pas que les paillettes et les talons, c'était seulement pour manger des spaghetti.
Élise a poussé un petit soupir.
- Laure, tu aurais fait une très bonne avocate. Tu trouves toujours l'argument pour me faire céder.
- Alors, c'est oui ?
- D’accord.
- Génial ! a hurlé Laure en la prenant dans les bras. On va passer une super soirée, tu ne vas pas le regretter.
Les quatre copines ont réajusté leur maquillage, leurs tenues et leurs coiffures devant le miroir des toilettes du restaurant, et ont filé bras dessus bras dessous après avoir payé l'addition. Les rues s'étaient vidées, mais en approchant de la seule boîte de la ville, de plus en plus de groupes de jeunes déboulaient au coin des trottoirs, riant et sentant trop fort le parfum. En passant devant le videur, Élise a rentré son ventre gonflé pour ne pas avoir l'air d'une femme enceinte (la faute à ce repas copieux), et a eu un souvenir ému de l'angoisse qu'elle avait de se faire refuser, il y a quelques années, lorsqu’elle montrait une photo de sa carte d'identité trafiquée au niveau de la date de naissance sur un mauvais logiciel de retouches. Les quatre copines sont passées sans difficulté, et après avoir adressé un sourire dégoulinant de gloss et d'hypocrisie au videur, elles sont entrées dans la salle. Cela faisait moment qu’Élise n’y était pas allée, mais rien n’avait changé. Le vestiaire immédiatement sur la droite, le bar un peu plus loin, la décoration assez neutre, murs nus, sol poisseux d’alcool, et luminaires : fanions, lampes de toutes les couleurs, lampions, guirlandes illuminées. Cette petite touche d’originalité dans un décor aseptisé avait toujours ravi Élise. La boîte était plutôt petite, mais cela la rendait plus chaleureuse, car elle donnait toujours l’impression d’être pleine à craquer. Les quatre copines tournaient la tête de tous les côtés, épiant sans discrétion les visages des autres fêtards. Toujours une majorité de femmes, comme d’habitude. Ce que les garçons pouvaient être ennuyeux, parfois. La plupart d’entre eux étaient accoudés au comptoir, une bière à la main, ou discutaient mollement avec leur voisin, tandis que leurs homologues féminines commençaient doucement à se mouvoir sur la piste de danse et à se balancer en rythme.
- Vous avez vu, les filles ? On est les plus âgées, leur a glissé Élise.
- Ça va, on n’a même pas trente ans, a tempéré Aglaé.
- Parle pour toi, a pouffé Sophie.
- Ce n’est qu’une question de mois, a remarqué Élise.
- De toute façon, j’aime bien les petits jeunes, a lâché Laure avec un air affamé malgré le kilo de pâtes au chaud dans son estomac. Laure, avec ce regard-là, tu vas juste les faire fuir.
- Et ils auraient raison de se méfier de moi. Je vais…
- Personne ne veut savoir, je crois, l’a coupée Aglaé. Quelqu’un veut un verre ? Je vais au bar.
- Je t’accompagne.
Élise l’a suivie jusqu’au comptoir, où elle a regardé rapidement la carte des boissons avant de commander une Sangria. La musique pulsait jusque dans son propre cœur. La sensation était un peu douloureuse, et aussi vertigineuse. En fermant les yeux, elle avait l’impression de se dématérialiser, de devenir la musique ou bien de s’y glisser, faire corps avec elle, être mélodie. Après quelques secondes, elle s’est rendu compte qu’elle ne connaissait pas la chanson qui passait, et qu’autour d’elle, tout le monde répétait du bout des lèvres en oscillant la tête. Brusquement, Élise s’est sentie vieille, et elle a noyé son sentiment d’angoisse qui lui serrait la gorge en avalant la moitié de sa Sangria. Est-ce qu’elle était aussi dépassée à l’intérieur qu’à l’extérieur ? Est-ce que c’était tout son être qui était arrivé à date de péremption ? Était-elle encore capable de plaire… de séduire ? Elle a essayé de chasser ses pensées en un battement de cils maquillés. Ce soir, elle ne devait penser qu’à son mot fétiche, celui qu’elle réservait aux occasions spéciales : profiter. Et cette sortie avec ses meilleures amies en faisait partie. Sur une inspiration subite, elle a déverrouillé l’écran de son téléphone et activé le mode avion avant de le glisser dans son sac à main. Après une ou deux tentatives, elle a réussi à se recomposer un visage respirant la joie de vivre – du moins, c’était le projet.
- Ça va, Élise ? T’as l’air un peu crispée.
Aglaé avait posé une main pleine de sollicitude sur son épaule et inclinait la tête d’un air interrogateur.
- Non, pas du tout. On trinque ?
Leurs deux verres se sont entrechoqués avec un tintement assourdi par la musique.
- T’as repéré un beau mec ? lui a demandé Aglaé avec espièglerie.
- Mais enfin, Aglaé !
- Quoi ? Pour une soirée !
- Pour qui tu me prends ?
- Oh, c’est bon, je disais ça comme ça.
- J’ai vraiment pas envie de me prendre la tête avec ce genre de trucs.
- Ce genre de trucs ? C’est comme ça que tu appelles les mecs, maintenant ?
L’expression d’Aglaé était indéchiffrable. On ne savait pas si elle était navrée ou si elle se retenait d’éclater de rire. Élise a éludé la question et s’est mis doucement à se balancer en fermant les yeux. Non, ce soir, il fallait simplement profiter, la musique sous la peau, fébrile et sensible comme le cœur d’un petit oiseau. Les projecteurs l’éblouissaient par intermittence à travers ses paupières fines. Ses sens se prolongeaient. Elle ressentait la lumière danser sur son corps et jouer avec ses vêtements. Il lui semblait que seul le sol collant retenait ses pieds de ne pas s’élever dans les airs. L’alcool l’étourdissait et la rendait câline ; elle se lovait dans la caresse de l’air sur ses bras nus, se penchait un peu trop, taquinait l’équilibre et brisait la verticalité du monde. Elle perdait peu à peu conscience des souffles et des corps autour d’elle. Il n’y avait plus qu’elle et ses sensations démultipliées. Du bout des doigts, elle frôlait un morceau du tissu de sa robe légère, si légère, pour un peu elle se serait sentie nue… La sueur et le parfum saturaient l’air ambiant. Un arrière-goût douceâtre d’alcool s’attardait sur sa langue, tandis que sur ses lèvres s’était égaré un peu de sucre de jus de fruits. L’ivresse la gagnait… L’ivresse… La tête lui tournait, mais elle était sobre. Ce qui se passait n’était pas au niveau de son sang, mais de son cœur, elle le savait. L’ivresse revenait, celle qu’elle aimait tant, celle à laquelle elle s’abandonnait plus souvent, il y a quelques temps… De la musique, de la foule, suffisamment pour être anonyme, des lumières colorées pour apporter une touche d’irréalité… Ça y est, elle oubliait, elle oubliait qu’elle oubliait, elle planait au-dessus d’elle-même, elle avait laissé son corps tout en bas. Les discothèques étaient toutes les mêmes et ne changeaient pas. C’était un lieu qui avait ses propres règles, ses propres références, ses propres traditions, un lieu hors du temps et tellement rassurant. Elle s’y sentait toujours à sa place, protégée par la nuit, la pénombre et l’oubli. On ne la connaissait pas, elle ne se connaissait plus. Même Aglaé, Sophie et Laure étaient reléguées tout au fond de sa mémoire. Ce moment n’appartenait qu’à elle. C’était ça, la signification du verbe profiter. Elle ne dansait même pas vraiment. Elle avait plutôt l’air de se bercer, emportée par la musique comme par un courant d’eau chaude et transparente. Pulsations grisantes, mélodies entêtantes… Et les minutes s’évaporaient.
A quelques pas de là, adossé au mur une bière à la main comme tout homme qui se respecte, Manu survolait des yeux les danseurs. Antoine s’était éclipsé aux toilettes et, au lieu d’aller faire des rencontres comme il le lui avait conseillé, il était resté planté là. Manu avait l’habitude des soirées et des inconnus, mais en général, il n’avait pas besoin d’engager la conversation. Après quelques verres dans le nez, les gens se révélaient très sociables et allaient spontanément lui parler. On lui disait souvent après coup qu’il avait « une tête de mec sympa ». Ce à quoi Manu répondait par un haussement d’épaules et un sourire en coin tout en remontant ses lunettes sur son nez, le geste qu’il avait toujours quand il était gêné. Ce soir, il n’était qu’avec son coloc’. Il connaissait cette boîte par cœur et ne l’aimait pas beaucoup. Les boissons étaient trop chères et trop diluées. La clientèle était jeune, presque trop pour lui, à présent. Et puis cette décoration… Franchement, ils auraient pu faire un effort. Les murs à la peinture blanche irrégulière (on voyait les traces des couches successives recouvrant les tâches et les fissures) lui procuraient un curieux sentiment de vide. Il y avait les luminaires, bien sûr. C’était joli, mais il manquait quelque chose. Assurément, il manquait quelque chose… Tout était trop… ou pas assez… en tout cas, c’était aseptisé, voilà, c’est ça, aseptisé. Il y faisait chaud, mais pas chaleureux. Il y avait du monde, mais ça manquait de vie. Manu s’égarait dans ses paronomases et ses antithèses en sirotant sa bière. Son regard allait d’un danseur à l’autre. Il y avait les timides, les déchaînés, les sensuels, les experts, les énergiques, les lascifs, les maladroits. Les projecteurs passaient de rouge à rose, de rose à jaune, de jaune à vert… C’est là qu’il l’a vue. Revue serait plus exact. La femme aux reflets verts. Elle se balançait les yeux fermés, transportée par la musique, et ne faisait attention à personne autour d’elle. Plusieurs danseurs étaient obligés de la contourner ou manquaient de lui rentrer dedans ; elle y était complètement indifférente. Les faisceaux verts lui balayaient le front et les cheveux. C’était la première fois que Manu pouvait voir son visage. Elle devait avoir son âge. Ses cheveux caressaient ses épaules frêles. Il devinait l’ombre de ses clavicules à moitié cachées par le tissu d’une robe à volants aux manches faussement transparentes et piquetée de paillettes. Sa bouche était irrégulièrement écarlate, son rouge à lèvres s’était un peu effacé. Manu croyait apercevoir de rares taches de rousseur nichées en haut de son nez et de ses pommettes. Il n’avait jamais fixé aussi longtemps une personne, mais ne culpabilisait pas de passer devant elle pour un voyeur puisqu’elle avait les yeux fermés. Enfin, jusqu’à présent. Une jeune femme, probablement une amie, lui avait tapoté le bras. La femme aux reflets verts avait tressailli et ouvert brusquement les paupières. Ses yeux étaient d’une couleur indéfinissable, à cause de toutes les lumières colorées qui zébraient la pièce. Elle écoutait d’un air distrait sa voisine lui crier quelque chose à l’oreille et hochait la tête à intervalles réguliers. Manu n’était pas devin, mais il sentait bien qu’on l’avait dérangée. Il a éprouvé le besoin pressant de se faire remarquer auprès d’elle, et une immense frustration de ne pas savoir comment y parvenir. Il ne pouvait pas aller l’aborder, elle préférait visiblement être seule avec elle-même, et de toutes les façons, il n’aurait pas su quoi dire. Il fallait trouver un autre moyen… Tout à coup, il a avisé Antoine qui se dirigeait vers lui, entouré de deux jeunes filles plus jeunes qu’eux, pas très jolies et visiblement un peu éméchées. Manu a tout de suite fait le rapprochement entre son absence prolongée et la présence de ces inconnues à ses côtés.
- Tu en as mis, du temps, l’a-t-il taquiné.
- Ça valait le coup, regarde qui j’amène !
Antoine a pris la main des deux filles et les a soulevées avec enthousiasme, tandis qu’elles riaient et rougissaient en se recoiffant.
- Je te présente Léna, a-t-il poursuivi en désignant la fille à sa droite, une petite brune pulpeuse aux sourcils fournis. Et voilà… comment tu t’appelles, déjà ?
- Marine, a dit la fille à sa gauche, mince et de taille moyenne, avec des cheveux auburn qui lui descendaient jusqu’aux reins.
- Je l’ai ramenée pour toi, lui a glissé le Co à l’oreille.
Manu allait ouvrir la bouche pour protester, quand il a soudain réalisé qu’être vu en train de discuter avec une fille pourrait lui être utile. Après tout, c’était un moyen comme un autre de se faire remarquer par la femme aux reflets verts - qui avait en ce moment des reflets roses - , et pourquoi pas de la rendre… jalouse.
- Tu t’appelles comment ? lui a demandé Marine.
La soirée promettait d’être longue, mais Manu a pris sur lui. Aux grands maux, les grands moyens. Ce soir, il éblouirait la femme aux reflets verts, et elle se pâmerait d’envie en le voyant accorder son attention à une autre.
- Je m’appelle Manu, lui a-t-il répondu avec un grand sourire charmeur qu’il ne se connaissait pas.
- Cool, a fait Marine. Et tu fais quoi dans la vie ?
- Oh, rien de spécial.
- Ah, d’accord.
Manu sentait sa mâchoire se crisper de plus en plus sur son sourire forcé.
- Tu ne me retournes pas la question ? s’est étonnée Marine avec une pointe d’agacement dans la voix.
- Si, si. Bien sûr. Pardon.
La jeune femme le regardait avec de grands yeux qui le mettaient mal à l’aise.
- Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?
Cette phrase, il ne pouvait plus se l’entendre, et encore moins dans sa propre bouche. Il a jeté un œil en direction du lieu où se trouvait la femme aux reflets verts, mais elle avait disparu. Merde. Où était-elle passée ? Il entendait vaguement Marine prononcer des sons, mais il ne saisissait aucun mot ni aucun sens dans son charabia. Son esprit était tout absorbé à balayer discrètement la discothèque du regard pour tenter de la retrouver, elle.
- Super, a-t-il commenté à tout hasard quand il a réalisé que Marine s’était tue.
- Ben non, pas trop, en fait.
A la tête de la jeune fille, Manu a vite compris qu’elle avait dû raconter qu’elle cherchait du boulot, ou qu’elle n’aimait pas ce qu’elle faisait, ou encore qu’elle n’avait pas eu son diplôme, quelque chose dans ce goût-là.
- Oui, enfin, tu m’as compris, s’est-il rattrapé. C’était ironique.
Pour compenser sa réponse creuse, il lui a adressé un immense sourire qu’il espérait ultra bright, priant pour n’avoir rien de coincé entre les dents.
- Oh, je vois, tu aimes bien le second degré, lui a soufflé Marine.
Manu a compris que leur discussion prenait un autre tour, beaucoup plus dangereux. Il allait falloir la jouer finement pour continuer à lui parler sans tomber dans ses bras. Juste à ce moment-là, il a remarqué que la femme aux reflets verts était revenue, et qu’elle n’était pas loin du bar, avec deux amies.
- Je peux t’offrir un verre, au premier degré ?
Dans un autre cas de figure, il serait mort de honte d’avoir prononcé une phrase aussi ridicule, mais Marine, déjà bien entamée, n’y voyait que du feu et avait même l’air de le trouver follement spirituel. Elle le regardait avec ses grands yeux humides et hochait la tête, un sourire béat aux lèvres. Il n’en a pas fallu plus à Manu pour se diriger vers le comptoir. Il prenait tout son temps à regarder le tableau à craie indiquant les boissons et leur prix, faisait semblant d’hésiter en regardant régulièrement dans la direction de la femme aux reflets verts. Il était seul, éloigné de Marine, accoudé tranquillement au bar. C’était le moment idéal pour elle de l’aborder, si elle en avait envie. Les secondes passaient dans une lenteur insupportable, et elle ne semblait pas décidée à quitter la piste de danse. Elle se trémoussait et riait à perdre haleine avec ses trois copines, heureuse et essoufflée, et ne semblait pas se préoccuper du monde extérieur et encore moins de Manu.
- Deux mojitos, s’il vous plaît, a-t-il lancé au barman.
Il se sentait honteux de gâcher sa soirée à penser à une femme qui ne posait pas les yeux sur lui et semblait carrément ignorer son existence. Sa stratégie se révélait totalement inefficace, et n’avait réussi qu’à le coincer avec une fille qui ne l’intéressait pas du tout. Pauvre Marine, a-t-il songé. Elle était sûrement très gentille, mais il avait la tête ailleurs. Quelques instants plus tard, il était assis sur une banquette en sa compagnie, sirotant son mojito sans grande conviction. Il l’écoutait parler et la relançait régulièrement par de petites questions idiotes dont le seul but était de lui prouver qu’il n’avait pas perdu le fil de ses explications, ce qui était en réalité le cas. En face d’eux, la femme aux reflets verts semblait beaucoup s’amuser. Elle avait les joues encore plus rouges que sa bouche et se déhanchait sans complexe. Il s’est surpris à détester les hommes qui, comme lui, la regardaient. Il aurait voulu que cette vision n'existe que pour lui et s’en voulait d’avoir de telles pensées possessives, cela ne lui était encore jamais arrivé. Il ne savait si c’était l’alcool ou les danses endiablées qu’il suivait du regard, mais la tête lui tournait. A côté de lui, Marine fatiguait. Elle se faisait plus lascive, parlait moins et se blottissait contre lui. Il ne réagissait pas. La musique était trop forte, elle tambourinait à ses tympans et il luttait pour ne pas grimacer de douleur.
- Je vais prendre l’air, a-t-il dit à Marine.
- Je t’accompagne, a-t-elle répondu faiblement.
Ses gros yeux noirs semblaient plus petits, moins effrayants, rétrécis par ses paupières alourdies de sommeil.
- C’est inutile, je reviens tout de suite.
- Moi aussi, j’ai besoin de m’aérer, a-t-elle insisté. Il fait une chaleur terrible, ici.
Manu a haussé les épaules et s’est frayé un chemin parmi les danseurs jusqu’à la sortie. Marine le suivait comme elle pouvait, à quelques pas derrière. Dehors, la fraîcheur de la nuit d’avril leur est tombée dessus en leur coupant le souffle. Marine frissonnait dans sa petite robe à bretelles. Manu connaissait les convenances. Il lui a prêté son sweat-shirt. Ils sont restés un moment figés sur le trottoir à regarder de rares voitures rouler. La lumière des réverbères semblait exister pour elle-même. Elle n’éclairait rien, seulement la pénombre et le vide de la ville à trois heures du matin. Marine a allumé une cigarette et en a proposé une à Manu, qui a décliné. Elle inspirait par petites bouffées nerveuses, croisait et décroisait les bras sans se décider.
- Je pense que je vais rentrer, a-t-elle fini par dire d’une voix cassée.
- Moi aussi.
- Je vais prévenir Léna, a-t-elle ajouté en sortant son téléphone portable.
Elle a pianoté un instant sur le clavier puis s’est arrêtée, levant sur Manu un regard interrogateur.
- Tu ne préviens pas ton pote ?
- Antoine ? Oh, pas la peine. Il me connaît.
Elle l’a fixé un instant avec de grands yeux étonnés, cherchant à savoir ce qu’il voulait dire par là, puis a cliqué sur « envoyer » et a rangé son portable.
- Tu me raccompagnes ? Ce n’est pas très loin.
- Si tu veux.
Ils se sont mis en marche côte à côte sur le trottoir. Il n’y avait pas de vrombissements de moteurs et de klaxons pour couvrir le silence qui s’installait entre eux. Le calme des rues était propice au secret des confidences. Pour Manu, chacun de ses pas claquant sur le bitume lui rappelait à quel point cette soirée était un échec. Il avait perdu son temps et gaspillait celui de Marine. Curieusement, la fatigue l’anesthésiait et ne lui permettait pas de ressentir une tristesse ou une culpabilité réelle. Il savait ce qu’il était censé ressentir dans une telle situation, mais tout était noyé dans une sensation de flottement. Il n’avait même pas remarqué que Marine avait glissé sa main dans la sienne. De nuit, la ville était moins laide. Marine aussi. Les ombres jetaient du charme sur les choses en les voilant d’un mystère qui ne pouvait pas exister dans la clarté cruelle du jour. Il n’y avait pas de vent. L’air était sec et froid. Les arbres étaient immobiles au bord des routes et créaient avec leurs branches des fresques de doigts crochus sur le sol. Manu agitait les doigts de la main gauche pour voir les ombres chinoises que cela produisait par terre. Les doigts de sa main droite étaient prisonniers dans la paume de Marine. Dommage ; avec les deux mains, il aurait pu faire un oiseau.
Arrivés au seuil de l’immeuble où vivait Marine, ils se sont lâché la main et elle s’est placée en face de lui, dos à la porte vitrée. Il la voyait double, une fois devant lui, une fois dans le reflet de la vitre. Elle était à la fois de face et de dos. Mais aussi de profil, selon où on se plaçait. Manu a pensé à tous les points de vue auxquels il n’avait pas accès. Celui d’Antoine. Celui de la femme aux cheveux verts. Celui d’une feuille morte ou d’une poubelle. Que voyaient-ils, à cet instant ? Une tout autre réalité que la sienne, et pourtant, tout aussi vraie. La vie est merveilleusement subjective, a-t-il conclu en risquant un regard dans celui des gros yeux qui lui faisaient face. Marine avait l’air d’hésiter.
- Eh, bien bonne nuit, alors, a-t-elle lâché.
- Bonne nuit.
Mais elle ne bougeait pas. Une grimace d’insatisfaction dansait sur son visage éclairé par un réverbère. Elle semblait attendre quelque chose. Finalement, avec une certaine brutalité, elle s’est penchée et a écrasé ses lèvres sur les siennes. Manu l’a laissé faire. Il ne lui en voulait pas. Il le lui devait bien. Leur baiser échangé avait un goût de regret. Pardon, disait la bouche de Manu. Pardon de ne pas avoir su t’aimer un peu plus.
Ils se sont séparés sur le pas de la porte. Manu est rentré chez lui à pied en faisant quelques détours inutiles pour rallonger le trajet. Les trottoirs déserts avaient juste assez d’espace pour qu’il y traîne toutes ses pensées et le souvenir de la femme aux reflets verts-roses-rouges-bleus. Il s’imaginait main dans la main avec elle traverser la ville de Sersun et faire des trucs débiles que font les couples quand ils sont amoureux, du genre crier des bêtises, faire la course ou écrire leurs prénoms sur les murs. Bizarrement, son sentiment de solitude s’estompait. S’il pouvait imaginer être avec la femme aux reflets verts, c’est qu’il pouvait le vivre. Après tout, pourquoi pas ?
Il était soulagé que Marine ait eu la délicatesse de ne pas lui demander son numéro de téléphone.