22 mai 450
Moi, Joana S., appelée à devenir l’écrivaine la plus célèbre de mon époque, suis née de l’union de Pedro S., peintre, et d’Anna-Maria P., administratrice de rang A. Avec ma sœur aînée Gloria, j’ai grandi entre la côte ouest de l’Amérique du Sud et l’archipel océanien. Enfant, tous me décrivaient comme solitaire, j’avais peu d’amis et mes jeux préférés étaient calmes et réflexifs. Très tôt, j’ai fait preuve d’un penchant marqué pour les arts visuels, influencée par la figure écrasante du père, et l’on trouvera au fil de ce journal plusieurs de mes dessins de jeunesse. Ce n’est qu’à l’âge de vingt-trois ans que je me tourne nettement vers la forme écrite. C’est seulement à cet âge que nait en moi le désir, le très grand désir, d’écrire un grand roman.
II. PAULINE
C’était un soir à aller au restaurant, et comme d’habitude, c’était elle qui devait choisir. Une longue journée d’attente, de gueule de bois, de siestes, de sport à la télévision, et maintenant le choix, la pression du silence, la tension qui monte, la flemme. Ils iraient à La Traviata, on n’est jamais déçu par les classiques.
Catherine était déjà là quand Pauline entra dans la petite salle au ventilateur bruyant. Il était à peine 19 heures, et Bianca serait encore bien plus en retard. Malgré son air renfrogné, Pauline était heureuse de sortir. La journée avait été très chaude, elle s’était cloîtrée chez elle, et profitait maintenant de la fraîcheur du début de soirée. Catherine était sa collègue depuis plus de quinze ans maintenant, elles avaient beaucoup de choses en commun. Elles croyaient toutes deux en l’importance d’avoir une occupation, de chercher à aider les autres, de tirer toujours tout le monde vers le haut. Elles étaient fières d’appointer les Sime, sourdes aux nombreuses critiques, frustrées de ne pouvoir en faire plus.
- Je ne me souviens même pas de la dernière fois où on s’est fait une sortie ensemble toutes les trois. Il m’a fallu un moment pour me rappeler que Bianca vivait dans son propre fuseau horaire.
- Tu penses qu’elle va nous faire le coup du dossier interminable ou plutôt mettre ça sur le dos du trafic ?
- On commande tout de suite ? Elle va prendre sa salade romaine de toute façon.
Leur table donnait directement sur une fenêtre avec vue sur l’océan. Elles regardaient distraitement les mouettes suivre au loin un banc de poissons argentés. Pauline était heureuse de ce moment de calme et de recueillement. Bianca arriva finalement quelques minutes plus tard, évoqua une dispute dans un haussement d’épaule accompagné d’un rire, commanda du vin. Elles n’étaient que trois dans le restaurant, et se comportaient en habituées. Bien que cela ne se vît pas, Bianca était sensiblement plus âgée que Pauline et Catherine, et plus expérimentée. Elle était également leur supérieure hiérarchique, même si dans leur société, ce terme était plus théorique qu’autre chose. Élégante avec sa robe de soirée noire et ses boucles d’oreille montantes, éminemment sociable et agréable, Bianca incarnait une certaine idée du Programme. Une idée que les candidats du type de Lazare détestaient, mais qui permettait au Programme de garder l’appui nécessaire en haut lieu. Jamais elle n’aurait porté les modestes bracelets fantaisistes de Pauline, jamais elle n’aurait exhibé le tatouage stylisé d’une baleine qui sautait par-dessus l’épaule droite de Catherine, et elle ne riait jamais non plus de bon cœur à leurs blagues piquantes. Elle était très « vieux monde », n’avait jamais mis les pieds dans un vaisseau spatial ni dévié d’une stricte ligne de conduite morale, mais son jugement était très sûr. Elle flairait les Sime comme personne d’autre. Pauline lui vouait une admiration profonde, ressentait pour elle une fidélité infaillible. Elle se sentait comme sa fille, mais certains disaient dans les couloirs du Programme qu’elle était davantage comme sa chose.
- Ah ! Pauline, si tu savais comme je me bats pour toi. On m’a fait savoir que ton petit Lazare avait attiré l’attention sur lui récemment, qu’il fréquentait des gens peu recommandables, mais j’ai refusé d’y croire. Tu sais quelque chose ?
Catherine en lâcha sa fourchette.
- Non, non, non, tu ne vas pas commencer ! On est sur un double tabou, là, Bianca. On ne parle pas du travail, et encore moins des protégés de chacune. Quand ça ne se passait pas au mieux pour ton petit Max, on ne ramenait pas ça sur la table à tort et à travers.
Pauline sourit mais sans se faire d’illusion. Lazare avait disparu il y a quelques semaines déjà, elle n’avait toujours aucune nouvelle, et donc rien à répondre à Bianca, l’eût-elle voulu. Catherine, toujours la bonne amie, se lança dans une tirade contre l’absurdité de la nouvelle circulaire qui visait à favoriser les candidatures masculines, quand leur propre poste d’appointement n’était occupé, à sa connaissance, que par des femmes. À croire qu’on vivait encore au Moyen-Âge. Mais le sujet était trop rebattu pour vraiment lever la gêne.
- La répartition est parfaitement paritaire depuis le début du Programme, mais les résultats des hommes ont toujours été largement moins mauvais. Ce n’est pas une décision machiste, mais rationnelle.
- Et puis, tu voudrais être Sime, toi ?
Personne n’était dupe, mais la diversion avait un but davantage social qu’intellectuel. En souriant à Bianca, Pauline savait que cette dernière n’oserait pas revenir à la charge sur Lazare de sitôt.
Malgré tout, le temps passait et le sujet de Lazare demeurait un agacement dans sa routine. Qui donc avait pu en parler à Bianca ? Tout le monde connaissait de réputation l’étendue de son réseau d’informateurs, et Pauline pensa qu’il valait mieux prendre le problème dans l’autre sens. Ce que Bianca voulait à Lazare, ce ne pouvait pas être qu’une broutille, jamais elle n’aurait pris la peine de prononcer son nom sans raison. Lazare avait-il fait quelque chose ? Ou alors, y avait-il une chance de le voir finalement appointé quelque part ? Ce serait bien le comble ! Ainsi, presque contre son gré, Pauline se lança dans une enquête. Lazare était un type profondément solitaire. Elle ne lui connaissait que quelques connaissances, à peine des amis, mais aucun ne sut la renseigner. Qu’il fréquentât des gens louches, cela ne l’étonnait pas, mais avec qui donc avait-il pu fricoter au point d’inquiéter Bianca ? Elle retraça ses derniers mouvements connus, entendit parler d’une liaison intense et tumultueuse le mois précédent, d’une rechute, de nouveaux épisodes dépressifs. La liaison en question s’avéra être une célébrité, rien de moins que l’une des têtes pensantes du principal syndicat anti-Sime, le fameux Arthur Lavrov. Pauline avait déjà eu l’occasion de traiter avec lui plusieurs fois, et le voir associé ainsi à Lazare la laissait songeuse. Ce ne pouvait pas être une coïncidence. Elle résolut de laisser mariner cette piste en envoyant un simple message, assez vague, à Arthur, à propos d’un ami en commun dont elle souhaitait lui parler en privé. Pauline méprisait profondément Arthur, assimilant, comme beaucoup d’autres, son engagement politique dépassé à une sorte de fanatisme religieux d’un autre temps. Sans aucun doute, il était trop insignifiant pour être qualifié de « peu recommandable », il ne pouvait pas s’agir que de ça. Elle prit le temps de faire le tour des bars qui se trouvaient à distance raisonnable de chez Lazare, questionnant frontalement les serveurs, sans succès. Catherine lui prêta main forte, grâce à quelques amis travaillant pour le système de santé, mais Lazare ne semblait pas s’être procuré le moindre médicament ces derniers mois, du moins pas par les voies légales. Pauline sentit grandir son inquiétude. Lorsqu’elle eut la confirmation qu’il était bien absent depuis plusieurs semaines et n’avait toujours pas déniché la moindre piste quant aux raisons de son départ, elle en avait conclu qu’il n’était peut-être pour une fois pas simplement parti vers Nashira ou Zembretta prendre du bon temps et réfléchir à son roman. Pouvait-il être en danger ? Toute cette affaire prendrait une couleur différente si Lazare était véritablement considéré pour un poste de Sime – il n’était pas rare que les futurs envoyés soient menacés avant de partir, et cette fois-ci le Sime en puissance fricotait avec Arthur Lavrov. Son cerveau s’emballait. Au lieu des menaces lancées trop tard à des Sime déjà en route pour leur mission, après la procédure certifiée de nomination, Arthur aurait cette fois-ci eu accès à un futur Sime qui ne savait pas encore qu’il aurait un poste. Jusqu’où allaient les services de renseignement du syndicat ? Pauline se força à respirer. Il était difficile de croire qu’Arthur ait pu être au courant si elle-même, la protectrice attitrée du candidat, ne l’était pas. Mais il fallait, d’une façon ou d’une autre, arrêter l’emballement stérile de son imagination et en avoir le cœur net.
- Jamais je n’ai parlé du programme Sime avec Lazare. Je ne savais pas qu’il était candidat, ça m’étonne. Mais si ça peut vous rassurer, il n’a jamais montré le moindre signe d’intérêt pour mon mouvement non plus.
Arthur sirotait son verre en évitant le regard de Pauline, les yeux fixés sur le fleuve. Il s’était nettement détendu depuis quelques minutes, sans doute soulagé d’avoir évité un traquenard.
- Pour tout dire, je ne lui vois pas une seule qualité qui le rend intéressant à vos yeux. Il irait seulement sur la planète où vous auriez l’idée de l’envoyer pour écrire son grand roman de science-fiction. Il ne ferait strictement rien. Enfin, je suppose que vous avez un budget à dépenser, et les candidats doivent se faire rares ? Je touche un sujet sensible ?
Pauline ne l’écoutait plus vraiment, déjà dans le calcul des prochains coups pour retrouver la trace de son disparu. Et puis, se lancer dans un débat sur le Programme ne l’intéressait pas, que ce soit maintenant ou n’importe quand, en réalité. Arthur n’avait pas l’air gêné de parler tout seul.
- Lazare vous le cache probablement, mais il a beaucoup de ressentiment, de colère contre notre système, ici, sur Terre. Il se rend compte, comme beaucoup, que les idéaux des temps anciens ont été trahis, et que vouloir les imposer sur d’autres planètes n’est qu’un impérialisme de la plus basse espèce.
Il avait une prestance certaine, un regard soutenu, une propension à sourire. Il était en deux mots extrêmement sympathique, et pourtant absolument imbuvable. Sa chemise blanche ouverte, le col relevé, la broche de chat qu’il exhibait à sa boutonnière, le bronzage parfait qu’il laissait deviner, son sourire en coin d’homme qui sait qu’il plait, n’en jetez plus. Qu’est-ce que Lazare avait bien pu lui trouver ? Pauline se rappela que sa relation avec Lazare avait toujours été quelque peu à sens unique – il appréciait l’attention qu’elle lui portait, mais il maintenait une distance sans équivoque. Les derniers épisodes prouvaient, s’il le fallait, à quel point elle comptait peu à ses yeux. Pourquoi alors cette sourde inquiétude ? Elle se rebella contre l’absurdité de la situation, les banalités d’Arthur, l’absence de Lazare. Ce n’était pas de la jalousie mal placée, ni de l’orgueil. C’était peut-être un peu d’orgueil, tout compte fait. Lazare était, Pauline le pensait depuis leur première rencontre, le type de candidat qui donnait sens à toute sa mission, même à tout le Programme. Qu’il l’écoute, qu’il lui laisse une chance, et s’en serait fini des histoires à deux sous avec des Arthur Lavrov, des rêves de gamin, des drogues mal dosées. Il était le cœur même du Programme, le Sime incarné, l’idéal qui justifierait toute la politique en laquelle elle s’obstinait à croire, le Terrien parfait. Arthur avait raison, en un sens, bien sûr qu’il avait raison. Mais en même temps il se trompait fondamentalement. Un Sime de la trempe de Lazare pouvait corriger le passé et le futur. Un Sime comme Lazare justifiait l’existence de tous les Sime. Cette conviction était le moteur de Pauline depuis quelques années maintenant, cette vision élitiste du Programme comme un organisme dysfonctionnel et malade, certes, mais un organisme également providentiel dans sa capacité à mettre des Lazare et des Xuxu à des postes clés. Elle reçut un message de Louise, une amie de Lazare, qui pensait savoir qu’il était parti pour Pétruss. Pauline ne se laissa même pas le temps d’y réfléchir. Elle posa là Arthur Lavrov, annonça à Bianca qu’elle avait besoin de retrouver Lazare et partit, sans attendre, vers le spatiodrome. Il fallait parfois écouter son instinct.
Bianca considérait les implications de la nouvelle qu’on venait de lui rapporter. Contrairement à Pauline, elle prenait très au sérieux le mouvement mené par Lavrov, notamment depuis que les rapports entre les deux camps commençaient à se multiplier. Elle y voyait pour sa part plus que des relents religieux, ce qui ne faisait qu’accroître son inquiétude. Elle regardait par la fenêtre en feuilletant le dossier. Dans les arbres en vis-à-vis, deux oiseaux se répondaient. Il pleuvait, la soirée s’annonçait magnifique, mais Bianca était soucieuse. Il ne fallait pas que cette situation échappe à leur contrôle. Elle avait attendu le moment propice pour l’annoncer à Pauline, mais cette opportunité s’était évaporée. Face au fait accompli, elle avait donc organisé un rendez-vous express avec Pauline avant qu’elle ne parte à la recherche de Lazare pour lui confier une mission en bonne et due forme. Bianca savait avec qui Lazare était parti, et ne pouvait le laisser sans surveillance. Elle avait gardé l’information secrète pendant quelques jours, juste pour apaiser un doute insidieux, mais il avait bien fallu se résoudre à en informer Pauline, surtout alors qu’elle allait partir pour de bon. Bianca prenait plaisir à manipuler ses subordonnés, c’était un vice dont elle avait conscience, mais elle mettait tout de même un point d’honneur à toujours garantir leur sécurité. Pauline serait plus efficace si elle savait à qui elle avait affaire. C’était une agente très futée, même si son système était un peu dépassé, elle pouvait bien additionner deux et deux toute seule. Bianca ne pouvait tout à fait écarter le risque qu’elle soit une autre taupe de Lavrov, et dans ce cas, qui pouvait savoir avec quelles informations fantaisistes il lui avait bourré le crâne, mais elle avait décidé de lui faire confiance. La pluie redoublait, une vague de mélancolie allait bientôt la submerger. Parfois, comme ce soir, elle se sentait immensément fatiguée. Elle se demandait comment elles en étaient arrivées là. Pauline, sans conteste un bon élément de l’équipe, avec des aspirations nobles et une compréhension toute personnelle du Programme, s’était-elle trompée au sujet de Lazare ? Dans ce cas, ce serait elle, Bianca, qui se serait trompée. Lazare, lui aussi avec toutes les apparences du bon candidat, débrouillard, libre-penseur, un peu naïf, avaient-elles eu raison de lui accorder leur confiance ? Dans ce cas, ce serait elle, Bianca, qui aurait eu tort d’avoir confiance en Pauline. Saurait-il résister à l’emprise de son nouvel ami ?
Pauline avait à peine cillé en apprenant la nouvelle. Elle avait affirmé haut et fort sa confiance en Lazare, mais Bianca commençait à douter de la clarté de son jugement. Pauline avait démontré à plusieurs reprises ne pas prendre suffisamment au sérieux les individus qui menaçaient le Programme. Pourquoi alors Bianca continuait-elle à valoriser le travail de Pauline ? Avait-elle manqué quelque chose ? Si elle avait su avant, pour Lavrov, elle n’aurait sans doute pas pris ce risque. Emiw était une planète pivotale dans le développement du commerce spatial, et le prochain appointement aurait dû cocher toutes les cases, alors que la fiche de Lazare était relativement déséquilibrée. Pourtant c’était bien elle, Bianca, qui avait pris la parole pour faire pencher la balance du côté de Lazare et lui faire obtenir le poste le plus prestigieux à pourvoir depuis plusieurs années. Par amitié pour Pauline ? Par intuition ? Elle n’aurait su le dire, et cela accrut son malaise. Elle s’était personnellement impliquée pour nommer Sime sur Emiw un candidat qui fricotait à l’époque avec la tête du syndicat anti-Sime, et qui avait depuis disparu sans crier gare en compagnie de ce, comment, de ce fou dangereux. Et elle avait choisi de confier à Pauline la tâche de les retrouver, sa petite Pauline, serait-elle vraiment à la hauteur ? Elle ferma le dossier, se redressa, tapota du pied avec exaspération, tournant son agacement vers les oiseaux. La situation n’est pas si complexe. Tout d’abord, ramener Lazare au bercail. Il faut parer au plus pressé, seule Pauline peut accomplir cette mission. Tout se déroulera pour le mieux. Qu’elle le trouve, son Lazare. Qu’elle le sauve de lui-même et de ses fréquentations mortifères. Qu’elle en fasse, pour de bon, un Sime.