1e septembre 473
J'ai lu ce soir dans la Revue des Deux Mondes une biographie de Tsilevnev. Il paraît que Tsilevnev tenait très régulièrement son Journal, et qu'il ne manquait jamais de noter chaque soir ce qu'il avait fait ou pensé dans la journée. Cela m'a donné l'idée de tenir aussi mon Journal. Je crois que c'est une excellente pratique, et dorénavant j'écrirai ici quelques lignes chaque soir.
III. ORIANE
3e jour
Le quotidien à bord a vite perdu le sel de la nouveauté. Travailler à bord d’un vaisseau spatial ressemble beaucoup à travailler n’importe où, sur Petruss, surtout pour une fille comme moi sans la moindre qualification. Le gars Lazare se comporte en capitaine, même si dans les faits je crois qu’on est au même niveau hiérarchique dans l’équipage. Ça se voit qu’il a bourlingué, donc je fais avec. Il nous a montré un itinéraire complet jusqu’à Draconis ce matin, basé sur la carte du capitaine. La prochaine escale est à Emiw, d’ici un petit mois, et si on garde un bon rythme, on devrait atteindre notre destination d’ici douze ans. J’ai réussi à rester calme, mais j’ai accusé le coup. Je crois que Lazare m’a regardée avec des yeux moqueurs. Comme pour jauger si j’avais réellement cru qu’une planète comme Draconis était à un saut de puce. Douze ans ! Et l’autre, bien sûr, garde son sourire benêt. Je ne sais toujours pas vraiment ce qu’il cache, ou même s’il cache quelque chose. Il a prétexté avoir des mauvais souvenirs de Pétruss, et quelques ennemis aussi. J’ai du mal à y croire, mais à lui je donne le bénéfice du doute. Je l’ai déjà vu sur Pétruss, je crois, en tout cas il dégage cette familiarité des Terriens qui ont vécu sur d’autres mondes, qui se sentent plus à l’aise dans un bar de chez nous que dans un de leurs restaurants chics. J’aime jouer, pour sûr, donc que ce soit une guerre des nerfs avec Lazare ou un duel de patience et de secrets avec le capitaine, ils ont trouvé à qui parler. Je ne suis pas la dernière pour la bagarre, et j’ai moi aussi quelques surprises en magasin. Tout compte fait, je suis contente d’être là, ça s’annonce intéressant, même un peu dangereux.
4e jour
Emiw, Karaka, Sterrennacht, Dopere, Ceibo, Hämarik, Teberda, Hunapu, Citadelle, Stribor, Wangshu… la liste est longue comme le bras et la litanie des planètes devient plus exotique à chaque nouveau nom qui s’ajoute. Je ne suis pas spécialement versée en histoire ni en géopolitique, mais même une fille comme moi sait qu’à peine une poignée de ces planètes sont entrées en contact avec la Terre. J’imagine que les autres n’ont jamais été approchées. C’est un véritable voyage de pionnier que nous entreprenons, et sur ce plan-là au moins le capitaine a dit la vérité. Il a décidé de baptiser le vaisseau Scorpio, sans nous expliquer pourquoi. J’aime le nom, j’aime être une scorpionaute, et je dois confesser que j’aime de plus en plus l’idée de devenir une pionnière de la découverte de Draconis. Je précise, une pionnière indépendante, une romantique de l’Antiquité et pas un Terrien corrompu. Nous sommes un groupe privé, sans financement étatique, du moins je l’espère. Je garde quelques suspicions envers notre pilote sur ce sujet, mais le capitaine m’a fait une fantastique impression. Il est très bavard, il adore parler du beau temps ou d’idées abstraites, mais on a enfin discuté politique hier, et il ne m’a pas déçu. Il rejette en bloc l’impérialisme terrien, il refuse même de discuter sur l’organisation politique de sa planète, tant il la juge répugnante. Il a des théories intéressantes sur l’hégémonie idéologique et l’eugénisme qui sont ce qu’il appelle les fondations secrètes de sa planète. Il n’a pas l’air d’avoir lu Mariana P., mais est arrivé aux mêmes conclusions qu’elle par un autre chemin. Il n’a pas parlé de sa propre vie, mais je suis sûre qu’il connait Pétruss, qu’il a vécu dans sa chair la vie loin de leur cocon terrestre. Lazare a blêmi un peu, sans oser participer au débat, ce que le capitaine a fait semblant de ne pas remarquer. J’ai du mal à comprendre leur relation. Ils se sont rencontrés à peine un mois avant d’arriver sur Pétruss, je veux bien le croire, mais il s’est passé quoi lors du trajet depuis la Terre ? Pourquoi Lazare est-il ici ? Pourquoi suis-je ici ? Tant que je n’aurais pas trouvé la réponse à cette question, je ne pourrais me sentir tout à fait bien à bord. Derrière son flot de paroles, le capitaine reste un mystère. Sa simplicité cache une grande radicalité, et sa jeunesse cache une profonde expérience de la vie. Se peut-il qu’il soit un de ces richards qui se font des corps en plastique et offrent à leur cerveau l’assistance d’intelligences artificielles pour ne jamais crever ? Ce n’est pas ce qui ressort de ses mots, mais va savoir.
8e jour
Les jours se suivent, le Scorpio suit sa route, et il n’y a presque rien à faire à bord. J’ai découvert, caché entre deux turbines, un chat, une femelle blanche comme neige et aux airs de diva. Elle s’appelle Smaé et Lazare m’a expliqué qu’il s’agissait d’une vieille tradition terrienne, une histoire de superstition et de porte-bonheur. Je crois qu’on va bien s’entendre toutes les deux. J’ai eu une longue conversation avec Lazare. La solitude favorise les confidences. Il veut écrire un grand roman, mais s’en estime profondément incapable. Il ne veut pas travailler pour son gouvernement, mais sent qu’il finira par se soumettre aux pressions qui l’entourent. Il est perdu, et j’ai ressenti de la pitié pour lui. Je lui ai dit qu’il était au bon endroit, qu’il n’était pas seul, que dans ces cas-là le mieux était de rencontrer de nouveaux amis. Il m’a regardé avec reconnaissance je crois. Il m’a avoué qu’il ne savait pas quoi penser du capitaine, qu’il ressentait une grande attirance physique, mais aussi une anxiété qu’il ne parvenait pas à s’expliquer. C’est le genre de type qui réfléchit trop, qui ne sait pas s’occuper sans tout ressasser dans sa tête, qui va solidifier dans son esprit des scénarios imaginaires et changer d’avis du jour au lendemain simplement par excès de temps libre. J’ai essayé de le remettre à l’endroit, de lui rappeler qu’on serait bientôt beaucoup plus nombreux à bord, que ça ne servait à rien de se mettre une telle pression. Si tout se passe bien, on arrivera sur Draconis, on finira riches. Je n’ai pas pu m’empêcher de rougir, de peur d’en dire trop. Cela fait une semaine que l’idée de Draconis m’obsède, que l’idée d’y trouver la fameuse pierre de Drakhi a creusé de profonds sillons dans mes pensées. La pierre qui exauce les souhaits – si Draconis existe bien, pourquoi pas la pierre ? J’ai honte, bien sûr, de penser ça, j’ai honte surtout du regard condescendant que me jette Lazare quand j’évoque des choses triviales comme l’argent. J’ai honte qu’il pense que je suis ici pour l’argent, je suis même prise de fureur qu’il s’arrête à ce cliché et s’imagine que je ne pourrais rien désirer de cette pierre à part du fric. Alors moi aussi j’ai vidé mon sac. Je lui ai parlé de Fred, de notre jeunesse dans la pauvreté. J’ai été assez crue, j’en ai rajouté un peu pour qu’il se sente bien coupable de me regarder du haut de sa vie de nanti qui pense que l’argent ne sert à rien. J’ai un peu tout mélangé, des trucs vrais, quand même, mais aussi des histoires d’amis, des souvenirs de ma mère, qui l’a eue encore plus dure que moi, dans le temps. J’ai parlé d’une maladie qui aurait emporté mon père, et pour éviter d’être submergée par l’émotion et les larmes en l’évoquant, je me suis inventé un frère estropié. J’ai évoqué mon histoire malheureuse avec Horda, comment l’amour s’accommode mal des contraintes de la vie. J’ai raconté le scénario du pire, même quand parfois ça s’était un peu mieux terminé, et j’ai eu la désagréable sensation de nourrir son roman de scènes pour faire pleurer dans les villas, là-bas, chez eux, mais j’étais lancée et je n’arrivais plus à m’arrêter. J’ai repensé aux conditions de la disparition de mon père, encore jeune mais détruit par la vie, le travail, l’alcool bon marché et l’inaction des autorités publiques, abandonné aussi par ses proches, moi comprise, obligé de resquiller puis de trafiquer entre Pétruss et Emiw pour joindre les deux bouts, et j’en ai fait une généralité sur la solitude immense des habitants qui vivent sur une planète privée de compassion et d’entraide. J’ai parlé de Petruss comme d’un dépotoir, de ses habitants comme d’animaux, j’ai craché sur les dominants qui s’enrichissent sur notre dos à nous et sur la pègre qui prospère de la misère et fait tout pour l’entretenir, et j’ai tout mis sur le compte des Terriens. J’ai eu honte à nouveau, mais j’espère qu’il l’a ressentie encore plus vivement que moi. J’ai hâte que le capitaine nous dégotte un mécano sur Emiw. J’espère qu’il sera aussi rapide et efficace qu’il l’a été avec moi. Je me rends compte que nous avons à peine parlé du capitaine en définitive. Il reste insaisissable, comme s’il évoluait dans une dimension supérieure à la nôtre. J’ai l’impression qu’il me fuit, que plus les jours passent, moins il se sent à l’aise en ma compagnie. Un comble ! J’imagine qu’il est au courant de nos dissensions avec Lazare, mais c’est comme s’il nous observait de loin et ne daignerait intervenir que si ça finissait vraiment par dégénérer. Mais je ne pense pas que ça aille jusque-là, Lazare a l’air plutôt du genre à fuir les conflits. Ce n’est pas que je me sente mal à l’aise en continu, mais il faut diluer un peu nos rapports. Je vais passer plus de temps avec Smaé.
10e jour
Je me sens mal à l’aise en compagnie de Lazare depuis notre conversation à cœur ouvert de l’autre jour. Il semble vouloir me dire qu’on est une équipe maintenant, qu’on peut s’entraider, qu’on a brisé la glace et qu’on forme pour de bon la base du futur grand équipage du Scorpio. Je lis dans ses yeux une profonde compassion, à peine teintée de supériorité, qui me donne envie de le fuir. L’avouerai-je ? J’ai peur qu’il se rende compte que je lui ai menti, qu’il soit déçu de découvrir que je n’ai rien à apporter sur ce navire, que je ne suis ni une figure tragique ni une potentielle héroïne, j’ai peur qu’il me voie comme je suis, qu’il voie la vraie Oriane derrière le masque, qu’il découvre que je ne suis pas ici pour l’argent mais pour quelque chose de beaucoup plus profond et triste. Je ne veux pas que Lazare me découvre telle que je suis. Le capitaine l’a déjà compris, je pense, mais lui, j’arrive à l’accepter. Avec Lazare, ce serait autre chose et ce serait trop pour moi. Je commence à envisager l’idée de quitter le Scorpio sur Emiw. Après tout, un navire retournant sur Pétruss y sera facile à trouver, et je sais maintenant que je ne suis pas taillée pour toute cette aventure. C’est un truc de Terrien que de vouloir trouver Draconis, que de partir pour douze ans, vingt-quatre avec le retour, sûrement trente avec les délais, parce qu’après tout pourquoi pas ? C’est un caprice de riche, un désir de désœuvré, une idée de roman, mais ce n’est pas ma vie. Tant pis les pierres à souhaits et les bêtes merveilleuses. Tant pis. Mieux vaut ne pas prendre le risque de tout rater encore une fois. Je préfère rentrer, voir Fred et Serge, leur parler de cet ahuri de capitaine, me régaler de leurs têtes quand je prononcerai le mot « Draconis » et affirmerai que si, tout est vrai, que le type s’appelait vraiment Lazare, le navire Scorpio, et que j’ai hésité à partir pour la moitié de ma vie, comme Ulysse… Tiens, un autre livre que j’ai lu et que j’ai oublié de mentionner l’autre soir. Je n’ai pas encore commencé celui que m’a filé Lazare. C’est pas le temps qui manque, mais j’ai peur qu’il me voie et se fasse des idées. La dernière chose que je veux, c’est qu’il me prenne sous son aile. J’ai réfléchi sur l’organisation hiérarchique du navire, cette pyramide triplement déséquilibrée avec le capitaine au-dessus et nous deux en-dessous, mais en même temps eux deux sur le même plan car Terriens et hommes et moi en-dessous car Pétrussienne et femme, tout ça est très malsain. Même un équipage plus fourni n’arrangerait rien à rien tant que les relations interpersonnelles sont aussi toxiques.
13e jour
Ça y est, le premier accroc périlleux du voyage. À me relire, on pourrait penser que je suis contente, ou soulagée, mais c’est tout l’inverse. J’ai plutôt envie de rire de dépit. Le Scorpio a dévié de sa trajectoire pendant la nuit, Emiw n’est plus dans notre axe de projection, et nous sommes plus ou moins perdus. Je n’y connais rien en navigation spatiale, mais Lazare a l’air très embêté, alors que la réaction du capitaine est dure à lire. Il semble délesté d’un poids, heureux, concentré, terrifié, tout à la fois, mais transfiguré avant tout. Il ne semble pas prendre la mesure du problème mais son attitude a changé. Il parle moins, il s’isole de plus en plus. Sans axe défini, nous pouvons errer pendant des années, des siècles, peut-être l’éternité sans jamais rencontrer de planète sur notre route. J’ai rétorqué qu’il pouvait nous arriver pire, comme rentrer en collision avec un soleil, ou arriver sur une planète inhabitable, mais Lazare m’a repondu d’un regard plein de morgue. L’idée me paraît difficile à avaler, mais il nous a fait un cours assez succinct sur l’immensité de l’espace, la petitesse relative d’une planète, la taille encore plus miniature de notre vaisseau. Le capitaine a été pris d’un fou rire, sans vouloir s’expliquer. Quant à moi, je reconnais que le petit Lazare m’a mis les jetons. Bien sûr, il semble le plus atteint de nous trois, parce qu’il est le seul à bien saisir l’étendue des dégâts, premièrement. Parce qu’il se sent sûrement fautif, non sans raison, deuxièmement. Parce que c’est dans son caractère, troisièmement. Nous l’avons d’abord aidé à lancer tous les appels de détresse nécessaire. Ensuite, nous avons réeffectué certains calculs pour voir s’il était possible de parvenir à nous réaxer. Enfin, faute de mieux, ils ont discuté philosophie sur les avantages de ne pas connaître son chemin, les actes manqués, la providence, ce genre de choses.
16e jour
Lazare a abandonné tout espoir et semble guetter avec malice le moment où la panique va nous gagner à notre tour. Pour éviter de lui donner ce plaisir, je mène ma petite enquête. Plusieurs choses sont sûres : le pilote automatique du vaisseau n’a pas pu se dérégler seul ; ni le capitaine, ni moi n’aurions su le faire si nous l’avions voulu ; le système est capable de s’autoprotéger contre les bévues involontaires. Contrairement à ce qu’on montre dans les films d’aventures, il n’existe pas sur le Scorpio de bouton rouge sur lequel on aurait pu appuyer sans le faire exprès, ni de levier contre lequel nous arions pu nous reposer nonchalamment. Notre déviation est la conséquence d’un acte volontaire. J’ai bon fond, alors j’ai commencé par chercher un passager clandestin, une quatrième force sur le bateau, ou alors peut-être un allié de Lazare qui jouerait double jeu depuis le début. Je n’ai trouvé personne, à part Smaé qui miaulait doucement. J’ai ensuite demandé une audience spéciale avec le capitaine pour lui faire part de mes déductions, mais Lazare m’a intercepté pour me faire part de sa propre théorie : il affirme que c’est le capitaine qui nous mène en bateau depuis le début. Il aurait simulé de n’y rien connaître en navigation spatiale dans un premier temps. Dans un second, il aurait fait mine d’accepter l’itinéraire de Lazare alors qu’il avait déjà tracé par d’autres moyens une toute autre route pour nous mener à Draconis, comme il le prétend, ou peut-être ailleurs. Dans un dernier mouvement, il nous aurait laissé nous entredéchirer dans nos suspicions, puisqu’il s’est placé au-delà des débats d’entrée. Il aurait peut-être même cherché ainsi à se débarrasser de Lazare pour des raisons qui m’ont semblé floues. Le ton est monté sur la passerelle. Lazare me priait de ne pas aller voir le capitaine, prêt à me retenir par la force. Son argumentaire, déjà faible, m’a fait ricaner lorsqu’il a ajouté dans un murmure qu’il acceptait les caprices du capitaine, qu’en soi Draconis ou ailleurs, il s’en fichait, qu’il voulait juste rester ici, avec nous, enfin surtout avec lui, qu’il ne tenait pas le moins du monde à son poste de pilote, qu’il avait confiance en notre guide pour choisir la bonne route pour le Scorpio. Il accusait et disculpait tout à la fois le capitaine. En deux mots, il me priait d’arrêter l’enquête, de ne plus en souffler mot, d’attendre que les choses se déplient d’elles-mêmes, que nous arriverions bien assez vite quelque part. Loin de me proposer une mutinerie, comme je le pensais, il voulait qu’on se soumette à la volonté du capitaine. Je me suis facilement dégagée de son étreinte, je l’ai poussé contre le mur, je l’ai fixé un instant et l’ai quitté sans dire un mot. J’ai tout remis en ordre dans ma tête en marchant vers les quartiers du capitaine. Je ne crois pas que le Scorpio soit barré par un suicidaire, que ce soit lui, Lazare, ou le capitaine le coupable de notre déviation. Dans ce cas, à défaut de Emiw, nous découvrirons une autre planète. Alors tout continuerait comme avant. Je ricanais, donc, devant son désespoir. Heureusement qu’il y a au moins un esprit déductif et logique à bord.
18e jour
J’avais décidé de donner encore trois jours de battement à Lazare. Il me sort par les dents, mais qui suis-je pour le juger. Je lui laissais ainsi le choix de partir, seul, dans une capsule. Je savais qu’il pouvait aussi étayer sa défense, aiguiser ses arguments, mais je ne m’imaginais rien à craindre de ce côté-là. J’ai gagné en confiance ces derniers jours à bord du Scorpio, je crois que partir loin de Petruss me fait du bien. Je faisais un peu de ménage dans la cabine du capitaine quand le système de pilotage nous a annoncé, comme si de rien était, qu’une planète était en vue. Une planète inconnue de sa base de données, a-t-il précisé, et mon cœur a commencé à battre un peu plus fort. C’est exactement pour ça que j’ai suivi ces deux illuminés, pour ça que j’étais prêt à attendre douze ans pour atteindre Draconis. Et voilà qu’en vingt jours à peine nous abordions une planète inconnue, pourtant si proche de Petruss. Tout se bousculait dans mon cerveau. À la crainte rationnelle, statistique, d’une planète inhabitable répondaient les arguments de Lazare et mon intime désir qu’il ait dit vrai. Le capitaine avait toujours été évasif sur le vrai plan du voyage du Scorpio, premièrement. Il n’avait jamais paru paniquer quand nous avions dévié de notre axe, deuxièmement. Nous étions arrivés quelque part, troisièmement, et c’était suffisant pour valider en partie le raisonnement de Lazare. J’étais en train de mettre de l’ordre dans toutes ces idées quand j’entrais dans la salle de pilotage. Le capitaine et Lazare y étaient déjà. Seul Lazare paraissait partager mon excitation, parlant de grandes découvertes et de livres d’histoire. Le capitaine souriait, fidèle à lui-même, sans se laisser déborder par ses émotions. Pour la deuxième fois en quelques jours, j’aurais juré lire de la tristesse derrière ce sourire, une sorte de fatalisme, comme si le capitaine subissait des événements qu’il était obligé de choisir. Mais je n’eus pas le temps de m’apesantir sur cette étrangeté. Quelle beauté. Par l’écran frontal je voyais la planète, notre planète, pour la première fois. J’étais émue. Encore maintenant en écrivant ces mots, je sens un pincement au cœur qui est difficile à expliquer. Elle me parut gigantesque, tumultueuse. L’activité climatique semblait soutenue, mais je ressentais surtout, ou voulais ressentir, derrière les nuages, un bourdonnement intense de vie. Je refusais cependant de perdre pied dans ces fantasmes. Je décidai de verbaliser mes craintes, et demandai franchement quelles étaient les probabilités qu’une planète habitable, ou pire habitée, soit encore inconnue à une telle proximité de la Terre. Le capitaine tourna la tête vers Lazare, le regard pétillant, comme amusé par la justesse de ma question. « Aucune », répondit Lazare, sans me regarder. Le capitaine sourit franchement cette fois-ci, de toutes ses dents, et ordonna que l’on prépare une transmission, à effectuer à l’aube, avant de tenter une descente. Une transmission ? Lazare semblait encore plus étonné que moi. Une transmission pour qui ?