Le silence dansait à Terne.
Blotties contre le ventre de la nuit, les coupoles assistaient à son ballet par tous les yeux de leurs rares fenêtres éclairées.
Le silence tordait les muscles. Sur son corps à la pâleur obscure roulaient les ondulations de sa grâce, de ses longs mouvements. Ce torrent de souplesse jaillissait, hagard et tâtonnant, écrasait le ciel, oscillait dans le vent puis d'un seul coup, se relâchait, pirouettait, s'étalait sur l'immensité des pavés boueux.
Infatigable, Monsieur Silence se trémoussait jusqu'à atteindre le fond des boulevards et les félins lovés dans les coins. Il bruissait en secouant sa robe brumeuse et toute touffue de taffetas.
Toutefois, son aura limpide, quelque peu moite et morne, se dotait de goûts de souvenirs usés quand on la respirait : du velours mouillé, de la bergamote séchée... C'était doux. C'était « passé ».
Toujours, en spectateur de la danse nocturne, on cherchait à en capturer l'éclat. C'était trop beau. C'était unique.
Mais les nuits silencieuses sont intensément lisses, leurs ciels aussi : il ne faut pas les piétiner. On les froisse à vouloir décrocher leurs étoiles.
A deux extrémités de la ville, deux êtres songeaient à cela.
L'un était une créature vieille et rabougrie, tassée sur un empilement de chair et de tissus élimés, et tirant comme férocement sur une pauvre pipe qui n'avait rien demandé.
L'autre, la silhouette ciselée et chétive, avait un aspect plus délicat. Ses traits coulaient dans un lait sans mousse et cabossé au milieu, à l'émergence d'un nez pointu et enneigé. Sur le rebord d'une misérable fenêtre cueillie par les rayons de lune, le petit garçon rêvochait.
Bleu était emmitouflé de couvertures. Il portait, serré contre son cœur, un violon qui avait bien plus vécu que lui. Le violon, comme son corps, restait bien au chaud sous la vieille laine de courtepointe. C'était le trésor de Bleu. Il ne s'en séparait jamais. En plus de ça, avec cet instrument sous le bras, il faisait rire et valser la petite danseuse qui le remerciait après.
Ombrelle dansait aussi joliment que le Silence. Sa danse à elle, toutefois, était plus énergique – elle s'enflammait ! En équilibre sur ses escarpins, elle virevoltait, se mouvait comme un oiseau entre les ombres qui grattent, les bruits qui touchent, les airs qui roulent. La robe qu'elle arborait, à la dernière représentation, contenait d'incalculables froufrous.
Ces froufrous, ces longues guirlandes de taffetas, Bleu les avait colorés en rouge. En rouge...
Depuis son perchoir, il rougit justement, de fierté et d'autre chose. Qu'importe ce qu'en disait Louison, il y avait du progrès dans leur mission. Un tout petit peu.
Dans son discours, le bambin n'avait pas tort non plus : car lui aussi, sans être Gris, se sentait pas mal triste, quand même... Et ce n’est pas pratique de colorer lorsqu’on n’a pas le cœur à ça.
Bleu soupira, ferma les yeux, se laissa aller contre la vitre embuée. Les bruissements de draps, les ronflements qui voletaient dans la chaumière le berçait. Ses quatre amis près de lui, Bleu se sentait aimé.
Il y en avait d'autres dont le cœur pesait.
Serré sous un réverbère, le premier être qui avait songé terminait tranquillement le contenu de sa pipe. Il fumait huit fois par jour pendant une heure. C'était ce huitième instant traditionnel qu'il achevait présentement. Malgré le froid mordant, ses doigts n’étaient pas rougis. Ils étaient secs, noueux et parcheminés.
Ses pieds l'étaient aussi, nus sur le pavé givré. Ils se rétractèrent alors que l'anguleuse carcasse se redressait en craquant comme une tartine grillée sous la dent. Il fallait voir ailleurs. Retourner au bercail.
Les lèvres gercées tremblotèrent un sourire qui révéla deux rangées de quenottes pourries.
Qu'est-ce qui l'empêcherait d'atteindre ses objectifs ? Dans les creux de sa paume se tenaient tous les secrets de la ville.
- Bonne nuit à toi, Monsieur Silence, murmura la vieille femme. A vous aussi, mesdames étoiles…
On ne lui répondit pas. Virgule s'en fut en ricanant.