Des cinq, ce fut Jo qui se leva la première. La famille d'Eversole était du genre matinale, et aimait qu'on leur apportât le déjeuner au lit dès la sixième heure sonnée. Un coup d’œil à la montre à gousset de Louison : l'horloge inscrivait cinq heures vingt. Râlant, baillant, bavant, s'étirant, la soubrette clopina jusqu'à la cuvette pour se débarbouiller.
L'eau gelée lui arracha un cri. Heureusement, dans le désordre de paille, de jambes et de bras de ses amis, aucun éveil ne se fit. Jo souffla, des mèches larmoyantes lui collant aux joues et à la bouche.
Le sommeil chiffonnait vilainement ses traits.
- Fi... !
Jo tituba jusqu'aux portemanteaux, à l'abri des regards. Avec promptitude, elle troqua les guenilles dans lesquelles elle dormait contre son costume de domestique.
Ainsi, Jo changeait de peau. De façon subtile et somme toute assez mystérieuse. Il en était de même tous les matins. La jeune fille se contentait, les jours brumeux, d'ajouter une redingote plissée et un parapluie à son accoutrement.
De cette façon, Jo se fabriquait un bonheur entre deux rôles : rôle de soubrette, rôle de bambin ailé.
Louison voulait du changement ? Eh bien ! Il n'allait pas être servi ! Pas avec elle, du moins. Sa vocation et ses horaires nécessitaient en effet une incroyable organisation. Ce qui l'étouffait d'autant plus de nervosité. Et sachant que Marjolaine était une véritable fouine, qu'elle s'ennuyait comme personne, qu'elle n'hésiterait pas à enquêter à la moindre maladresse... Non, décidément, Jo ne pouvait pas subvenir seule aux attentes de Louison.
Une spirale infernale de routines et de rigueurs la tenait prisonnière.
Et tant pis pour la menace « peau de chagrin ».
Ça ne lui fera qu'une troisième chair à endurer.
Jo chaussa ses binocles, tressa hâtivement ses cheveux qui lui pendouillaient au nez. Elle essaya plusieurs sourires devant la glace, se décida pour le moins « faux ». Elle hésita à grignoter un biscuit puis, guignant leur sinistre aspect, se dit qu'elle volerait autre chose sur la route. Enfin, elle fourra une charlotte dans sa poche d'une main et se coiffa d'une pèlerine de l'autre.
Une rectification de rubans et un plissement de nez plus tard, elle était dehors.
Jo faisait une vive jeune fille : elle n'aimait guère perdre son temps.
De ses pas aussi rigides qu'un réverbère, elle s'éloigna de la chaumière ; franchit l'espace contenu entre les deux coupoles, puis se faufila parmi la foule.
Il n’y avait pas longtemps à marcher pour rejoindre la maison des d’Eversole. Il suffisait de remonter entre les collines puis de longer plusieurs rangées de maisons hirsutes jusqu’à l’église.
De là, la rue s’élargissait soudain, se pavait, s’habillait de trottoirs concis et de fleurs domptées tandis que les sols sableux rétrécissaient jusqu’à se perdre contre un mur. Les logements gagnaient des étages, du volume et des cheminées ; elles se ceinturaient de fer forgé et de murets en tranche de lune. Elles respiraient quelque chose de chic, d'important.
Jo redressa ses bésicles. Elle étudia les alentours pour mieux s’orienter.
Elle se trouvait dans la rue du Petit-pain-bleu. Les deux collines à franchir se dessinaient au loin, elles et leurs poils jaunes et humides. Perché sur une gouttière, un rossignol chantait. Discrètement coulé derrière lui, le soleil levant ensanglantait les basses nuées.
Malgré le spectacle, Jo se dépêcha de rejoindre les deux bosses herbeuses, puis l’église avec ses silhouettes titanesques. La rumeur d’un bruit plus vaste, plus vivant et significatif se tissait entre les éclats rouges de l’astre et ceux, noirs, des ombres. Les vraies rues, le vrai monde approchaient.
Jo courut à leur rencontre.
Les bâtiments longs et étroits, les cheminées fluettes, les innombrables arbustes aux feuilles endeuillées.... Rien ne semblait à sa place ici, et de fait, tout l'était. Ses détails s'emboîtaient dans leur misère et leur bizarrerie. Des ponts minuscules valdinguaient d'un toit à l'autre en s’enjambant maladroitement. Ils menaient ensuite à des parcs aux arbres majestueux et aux bancs qui sentent la pluie.
Jo leur préféra les nombreux Gris ouvriers, et s’engagea sur le sol caillouteux. Elle en aurait, ici, des poches à détrousser... D'une subtile et fluctuante danse de doigts, Jo fouilla une première proie – n'y trouva qu'un vieux mouchoir – dans la seconde se trouvait une lettre repliée et dans la troisième, enfin, un sachet de raisins secs.
Pour chacun de ses vols, Jo n'oubliait jamais de toucher du bout de l'ongle la peau de son « contaminé », qui se pigmentait bientôt d'une imperceptible miette de couleur, allant en s'agrandissant.
Quand les Gris en question se rendraient compte de l' «outrage» s'épanouissant sur leur bras, elle serait déjà loin.
Jo redoubla l'allure en engloutissant les fruits secs, mais elle souriait. D'un sourire jonché de bouts de raisin.
Elle ignorait tout de la journée qui l'attendait.
- Bonjour, bonjour... chuchota-t-elle, arrivant aux cuisines.
Elle était essoufflée, et frotta ses mains moites contre son tablier.
- Dépêche-toi, pauvre sotte ! s'écria une monumentale domestique, n'ayant que faire des salutations. Six heures menacent de sonner d'une minute à l'autre ! Oh, ciel ! D'une minute à l'autre, comprends-tu ? Prends-ça, prends-ça... Pis cavale chez Marjolaine la Grande : elle te réclame !
Ce fut à peine si Jo eut le temps de déposer ses affaires et de glisser sa tresse sous les tissus de sa charlotte. La domestique lui fourra un plateau cristallin entre les mains et une claque sur l'épaule. Très nerveuse, Jo s'activa. Ses souliers giflèrent le carrelage lustré. Aux nombreuses portes qu'elle franchissait, elle se faisait accueillir par des majordomes aux révérences dures et au regard obstinément absent. Même entre domestiques, ils se cachaient derrière des gestes et galanteries sans âme.
Mais alors qu'elle dodelinait machinalement de la tête en guise de merci, Jo gambadait sur d'autres contrées.
La vallée des questions.
Pourquoi Marjolaine la réclamait-elle, elle en particulier ? La jeune fille doutait que ce soit par favoritisme... Sa maîtresse n'aimait que les commères. Y avait-il donc un mouvement, rien qu'un seul et minime mouvement qu'elle eût fait de travers ? Quelles proportions auraient donc pris cette supposée maladresse, pour que Marjolaine la convoque jusqu'à ses appartements ?
De si bon matin...!
Et dire qu'il y avait quelques minutes à peine, elle pataugeait, libre et insouciante, sur les pavés fangeux de la ville...
Elle se passa une main dans le dos, remonta ses bésicles de l'autre – le plateau en dangereux équilibre sur son genou relevé. Puis elle reprit sa route.
L'habitat des d'Eversole était une ville à lui seul. Tout de vernis vêtu, les meubles marbrés, les tissus dentelés, les lustres cristallins, les corridors labyrinthiques...
Les toits et les fenêtres s'élevaient en courbes dans de formidables entrelacs d'or, de moulures et d'ondulations gravées à même les murs montagneux. Mille boiseries et coquetteries, mille douceurs molles ceinturaient les pièces en achevant d'engloutir l'espace de senteurs lourdes et chargées. L'air sentait la menthe poivrée, le tabac chaud, le caillou frais et mille autres choses comme l'anis, le velours poussiéreux, la rose sucrée, le saumon fumé, le papillon mort et les étoiles en purée.
Respirer devenait une corvée.
L'épaisseur des parfums creusait le nez, montait au cerveau en faisant tourner de l’œil. Dans un tel lieu, l'aisance sentait tellement fort qu'il serait presque inutile d'ajouter que l'eau là-bas était courante, et même potable. Issue d'une pompe qui alimentait les longs couloirs de tuyaux, traversant eux-mêmes les murs de manière visible et abusive, elle coulait à flots continus.
Ah, l'opulence... On aurait pu trouver de tout ici mais hélas, personne à Morçodeciel ne savait chercher. Ni donner – ils ne savaient que recevoir. Ainsi, plus les d'Eversole recevaient, plus le ventre de l'opulence gonflait, plus son haleine se polluait et plus les pauvres, contre les réverbères de la ville, se multipliaient.
Jo savait tout ça.
Jo voulait vomir.
Elle gravit les escaliers colossaux de la maison sans s'en rendre compte. Son esprit gravitait ailleurs : elle apportait le déjeuner à Marjolaine la Grande. N'était-ce pas pas assez ? N'était-ce pas... Si, assurément : c'était angoissant.
Car en crochetant sa main à la poignée menant aux appartements de Marjolaine, tout semblait soudain dur, mais dur ! Dur aussi bien à vivre qu’à toucher.
Jo s'engageait dans quelque chose de compact et irritant.
De la boue séchée.
Ne respirant qu'à demi, la soubrette frappa pour s'annoncer, patienta un doucereux « Entrez !» puis vendit le reste de ses forces à tourner l'abominable poignée.