- Ah ! Les voilà qui reviennent !
Les trois autres bambins s'accoudaient tous à la même table-souche vermoulue : Morve et son étroite figure, Jo et ses bésicles rafistolées, Bleu et sa grimace timide. Le nez d'abord coincé dans une limonade, ils levèrent chacun un sourire réjoui à l'arrivée de Louison et Brunelle.
- C'est Virgule qui paie ! s'écria Morve en brandissant deux nouveaux verres.
- Merci…
Brunelle avait essuyé ses larmes, mais ses yeux restaient bouffis. Elle se glissa sans bruit entre Jo et Bleu, les mains agencées en cercle autour de sa limonade. Louison s'installa pour sa part entre Morve et Jo – c'est-à-dire tout en face d'elle.
Ils sirotèrent d'abord sans bruit.
- Alors, du nouveau, les gars ? questionna Morve, qui avait toujours été le plus jovial et communicatif de tous.
Un silence ; les bambins se piquaient de vives œillades complices, taquines... mais aussi penaudes. Leurs yeux se mouillaient de microscopiques miettes d'embarras. Que dire ? Que raconter ? La routine était-elle encore passée, fade et dévastatrice ? Cela faisait bien longtemps maintenant qu'ils ne croyaient plus à l'imprévu... Terne leur avait tout volé, si bien qu'eux-même n'osaient plus voler au-dessus de ses contrées.
Cependant, ils avaient une mission.
- Z’avez entendu causer d’un chien bizarre, aujourd’hui ? fit Morve pour meubler l’air. Y paraît que c’est un molosse, un monstre, et qui rôde…
- C’est vrai ?
- Hum, j’sais pas. Sûrement des histoires de fillettes ou de mères-grand !
- Bah, on le saura bien assez tôt, conclut Louison.
Et le silence reprit. Très vite chassé par :
- La robe de la petite danseuse est devenue rouge, aujourd'hui…
La langue ne claqua pas en s'animant ; caressant au contraire le palais comme d'autres caresseraient l'encolure d'un cheval. Cette voix était hors du commun par sa fragilité, sa tendresse recluse, sa touffeur étouffée. Plutôt aiguë, les cordes vocales se tendaient avec langueur, au fond de la gorge, et en dansotant. C’étaient de souples roseaux, c'étaient de fins cheveux. Ça bruissait comme une harpe. Ça tintait comme une tirelire.
A la sonorité fluette émise, les nuques se tordirent du côté de Bleu, tranquille avec sa paille entre les dents. La bouche dans laquelle la paille avait été introduite, elle était toute étirée, élastiquée dans un sourire un peu fier, un peu gercé. Une joie pudique se cachait dans l'ourlet de ses joues, bien que des particules extasiées remontassent toutefois jusqu'aux yeux.
- Ça veut dire que tu as... commença Jo, stupéfaite, en oubliant de remonter ses lunettes.
- Coloré la petite danseuse, oui !
Bleu éclata de rire – un rire qui ne lui fit non pas voleter les pommettes, mais qui au contraire lui creusa de profondes fossettes, sur le menton et sur les joues.
- Ombrelle était toute contente que je lui offre des fleurs si « époustouflantes de couleur » pour reprendre ses mots. Les fleurs venaient de chez Bambo le fleuriste – bref, je vous passe ce genre de détails.... Après les avoir humé, elle m'a timidement demandé si je n'avais pas un moyen pour donner à sa robe de gala la même « texture étoilée »... C'est donc elle qui a demandé à être colorée… ! Une opportinuté inespérée !
- Tu as répondu oui, j'imagine.
- Pour sûr ! Et ainsi, tandis qu'elle attendait, je me suis arrangé pour que la couleur déborde un peu sur sa peau...
Bleu étoffait son récit avec emphase, ce qui était bien rare dans son cas. D'accoutumée, il se caractérisait plutôt par une capacité à ne jamais parler, ou à dire le plus possible en peu de mots. Il bafouillait plus qu'il n'articulait en fait, comme pressé de retourner au silence. Il s’y laissait docilement engloutir. Ainsi ne se décrivait-il uniquement que de trois qualificatifs : être le benjamin de la troupe, être violoniste et être boiteux.
Chez Bleu, manifestement, la salive avait une valeur incontestable.
- Ombrelle te reconnaît donc comme bambin ailé, maintenant, non ? demanda Brunelle. Ce n'est pas possible, sinon…
- Je ne sais pas…
- Le contraire serait étonnant, renchérit Louison en piochant un biscuit.
Puis, le sourcil gauche tressautant :
- D'où ils viennent, ces gâteaux ?
- C'est Virgule qui paie, marmotta une seconde fois Morve.
- Génial ! mais... Bleu...?
Bleu semblait perplexe. La question de Brunelle l'avait déboussolé : du haut de ses neuf ans, il n'avait pas songé à cela. Il se souleva sur un coude, prit entre son pouce et son index replié un peu de sa joue, comme on le fait lorsqu'on interroge et qu'on juge. Les coins de ses yeux se remplissaient lentement de toutes les énergies de la réflexion.
- Je ne crois pas… je ne crois pas qu'Ombrelle connaît notre existence, notre réputation… murmura-t-il finalement, revenant à ses mimiques habituelles. Ni même notre faculté à repousser le gris. Elle vit assez hors du monde, dans le sien, et s'informe peu, je crois...
S’apercevant qu'on attendait davantage d’arguments – Morve et Brunelle se grattaient le nez, Louison le sourcil tandis que Jo se passait la main dans le dos – il éjecta une dernière phrase balbutiante :
- En fait... je... je crois bien qu'elle me prend pour un magicien.
On hocha la tête puis on disparut derrière sa limonade. Le goût frais, sucré de la boisson leur faisait du bien, à chacun des bambins. La saveur descendait dans leur gorge sèche pour se nicher dans leur cœur trempé.
Bientôt, repus et confus, ils repoussèrent leur gobelet vide. Leurs regards se mirent à flâner. Ils regardaient le lierre qui envahissait les murs, et ceux-là si émoussés sous le végétal grimpant. Ils regardaient les vieux arbres aux ombres gloutonnes ; la table-souche demi appuyée sur le gazon, demi sur le plancher. Ils regardaient les rares oiseaux cloués à la voûte – eux ne tarderaient pas à rejoindre leur nid. Ils regardaient le ciel tout entier – ce qu'il cachait sous ses couvertures laineuses, la densité de sa brume éventrée par les girouettes ; sa couleur pâlement sombre d'ardoise mal récurée. Ils regardaient les rares mèches rougeaudes du soleil qui s'éteignait au loin, elles-mêmes engourdies par les nuages. Ils regardaient les imposantes silhouettes des dernières coupoles de Terne derrière lesquelles la chaumière s’éclipsait.
Ils regardaient, ils regardaient, ils regardaient ; ou plutôt ils disséquaient du regard, calligraphiaient de la prunelle, attrapaient de l'iris jusqu'à emprisonner sous la fleur de paupière. Même les yeux fermés, les images s'accrochaient encore quelques instants à leurs cils avant d'exhaler avec un sifflement contrarié.
Plus besoin de se demander, à présent, pourquoi les bambins avaient le globe oculaire effiloché.
- Pas de nouveau de mon côté, les gars, reprit soudain Morve. Docteur Etiol est une véritable vermine ; je crois bien que Virgule m'a coiffé de la tâche la plus ingrate parmi nous tous, hein, en m'enjoignant de colorer ce cafard binoclard ! A côté de lui, Jo, ta patronne maquillée comme une voiture volée, là... Fait pas le poids ! Un scélérat que je vous dis, le monsieur. Tout ce que j'fais de bien, là-bas, c'est de cacher ses anti-couleurs dans la litières de son écureuil domestique. Il se doute d'un truc, je crois, avec ses lorgnons qui pendent... Vous voyez le genre, les gars ?
- Je crois que oui, répondit Louison qui revenait de la longue contemplation d'une feuille morte à ses pieds – et que Zig grignotait.
Morve entortilla consciencieusement l'une de ses mèches paresseuses, le menton rabougri, les commissures creusées puis, voyant que rien d'autre ne venait, la lâcha en même temps que ces mots :
- T'es chiffon, Lou'. Un problème ?
Les orteils de l'intéressé se contractèrent dans ses bottines. Il tourna onze fois sa langue dans sa bouche, le béret lui obscurcissant l’œil. Son dernier caramel avalé lui asséchait les coins de la gorge. Sa limonade lui remontait dans le nez. Dès que sa langue fut toute étourdie, toute assouplie, il articula obséquieusement :
- Rien qui vaille la peine de s'y arrêter.
- Hum... Mais bien sûr. Vas-y, aboule ta peine.
Le regard de Louison rencontra d'un bond furtif celui de Brunelle, qu’elle baissa. Bleu ne lui donna pas le sien, ayant par habitude de capturer les autres. Mais Louison cherchait un secours.
Ce fut finalement Jo qui parla :
- Louison... dis-nous tout.
La soubrette avait le sourire qui ruisselait de bienveillance. La bienveillance l'encrait tant et si bien en effet qu'un déploiement de lèvres n'en était plus suffisant pour la contenir entière. Le sourire-dentelle s'étirait bien au-delà de son corps. Il allait jusqu'à éclabousser son entourage.
Et Le sourire, de fait, intensifiait chaque trait, chaque courbe de sa personne en articulant leur avantage plutôt que leur anomalie.
La tresse de Jo était désormais défaite, et les lourdes mèches dormantes qui jadis la composait s'écrasaient avec aplomb contre ses épaules. Sa gorge gracile, plus blanche que celle d'un cygne s'élevait en tronc majestueux puis se perdait en différentes branches et tranches de visage éclatantes de douceur. Le nez, plus long que fin, marquait une délimitation brutale entre ses yeux de biche grossis par la myopie et sa bouche, plus fine que longue cette fois, cracheuse de sourires tristes de façon continue.
Louison hésita.
Il hésitait car sous la douceur, il n'y a pas toujours de la douceur. Secouant la tête, haussant la lèvre supérieure avec la lèvre inférieure jusqu'à son nez, il exprima un instant sa perplexité. Puis enfin, il se laissa happer.
Il raconta tout.
Tout ce qu'il n'osait dire à Brunelle, par exemple.
Tout ce qui s'était lamentablement perdu dans les coins de sa gorge quelques minutes auparavant, dès qu'il essayait de parler.
Il n'avait donc parlé qu'à moitié....
- Je me sens vide, en fait. Voilà le tracas. Depuis notre arrivée à Terne, j'ai plus l'impression d'inhiber du gris moi-même que de le dissiper chez les autres. A croire que cette ville se gorge de magie. Qu'elle est maléfique. A croire que tout notre équilibre dépendait de Madame, et de Madame seule. Lorsqu'on l'a envoyé en prison, nous n'étions pas encore prêts. Du tout. On a encore tant à apprendre ! Ce qu'il nous manquait, ce qu'il nous manque encore, c'est la stratégie, la subtilité. C'est ironique, hein, vu tous les efforts qu'on ne cesse de fournir... Pourtant, moi, je ne sais pas vous, mais je me sens défaillir. Et c'est bizarre. Ce n'est pas tellement moi qui est vide tout compte fait, mais l'un de mes organes majeurs : le cœur. Virgule nous a recueillis car nous lui sommes utiles. Elle a beau nous laisser du savoir, de l'autonomie, des conseils et de l'argent, aussi, parfois, jamais elle ne nous donnera assez d'affection à chacun. Madame nous en donnait, elle. Tout comme de la discipline. Or, à l'Orphelinat, notre autonomie était si restreinte qu'avec le temps, nous en sommes presque devenus de drôles de peluches rigides évoquant vaguement l'oiseau. C'est triste. D'autant plus triste qu'on ne soigne pas la tristesse avec de la tristesse. Nous, nous ne sommes pas Gris, nous sommes tristes. Les Gris sont gris et tristes. Mais qui pourra sauver Terne, si notre équipe demeure en larmoiement ? Hein, qui ?
« Monsieur Rouflaquette a comme une peau de chagrin qui le ronge depuis des semaines et des semaines – peut-être même plus. Cette deuxième chair s'épaissit d'heures en heures sans jamais s'effriter ni s'écailler. Elle prend toute la place. Et moi, j'ai peur pour mon maître. J'aimerais savoir ce qu'il a et surtout pouvoir l'aider – savoir l'aider même. Avec un cœur aussi jeune et léger que le mien, on ne fait pas grand chose... Mais combien de temps, combien d'années me faudra-t-il avant d'espérer toucher ne serait-ce qu'un pétale de son âme ? Monsieur Rouflaquette est de ceux qui se renferment, qui ne parlent pas. Qui s'entêtent dans leurs silences. Dont même les hurlements se font sans bruit.»
Louison inspira un grand coup, sans oser lever les yeux vers ses camarades :
- Imaginons maintenant que je l'atteigne, que je la saisisse complètement, la pétale d'âme de Rouflaquette. Lorsque la récompense de ma belle progression arrivera, où en sera la progression de la peau de chagrin, en attendant ? Je pense qu'à tout moment, cette Peau risque de nous atteindre. On sera englouti. Que faire ? Que faire donc ? Je propose que dès demain, à dix-neuf heures précises là où chacune de nos besognes sont terminées, nous nous rendons chez Virgule.
« En espérant qu'elle sache quoi faire. »