Azraël bâilla. Il avait bien mangé. Tout le monde avait bien mangé, il fallait dire. Pour célébrer le mariage tant attendu de sa fille, Ragouël n’avait lésiné ni sur la qualité, ni sur la quantité. Il y en avait pour tout le monde, même pour le chat.
Seul Tobo, qui accompagnait Azarias chez Gabaël, ne pouvait pas profiter du festin.
Azraël se glissa par l’entrebâillement de la porte et gagna la quiétude du couloir. Il y avait trop de gens, qui parlaient, qui chantaient, qui jouaient du pipeau ou du tambourin. Ce que les humains pouvaient être bruyants ! Il se dirigea vers la chambre de Sara et sauta agilement sur son lit. Puis, il cacha son museau sous sa queue et plongea dans un sommeil bien mérité.
Sara, elle aussi, commençait à avoir la tête lourde. Entre le bruit, la chaleur et l’alcool, elle avait besoin de prendre l’air. De toute façon, les convives étaient tellement ivres que sa sortie passerait inaperçue. Elle ferma les yeux, savourant l’air frais qui lui caressait le visage.
« Bouh, la sorcière-euh ! Bouh, la veuve noire-euh !
- Allez-vous-en, petits chenapans ! »
Les gamins s’éclipsèrent en riant. Ils adoraient se moquer de Sara, et elle se croyait habituée à leurs bêtises. Mais, sans qu’elle ne comprenne pourquoi, elle ressentit un pincement au cœur.
« De toute façon, ça n’a aucun sens, raisonna-t-elle à haute voix. Tobie a réussi à briser la malédiction et à faire fuir le démon.
- Ça, c’est ce que tu voudrais nous faire croire. »
Sara tourna la tête. À côté d’elle, Salomé, sa voisine et l’une de ses plus ferventes détractrices.
« Tu fais la fière parce que tu t’es trouvé un homme, mais tu ne peux pas effacer ton passé aussi facilement.
- Moi, je crois que c’est une mascarade. »
D’autres personnes s’étaient jointes à Salomé, des passants, des voisins, des convives de la fête attirés par la dispute. Ils étaient déjà une petite dizaine à s’attrouper autour de la mariée.
« Je pense que vous ne vous êtes pas connus, reprit la deuxième femme. Je pense que tu as payé ce garçon pour qu’il fasse semblant de t’épouser, mais que vous n’avez jamais consommé votre mariage. Voilà pourquoi il est toujours en vie. Elle a encore son démon avec elle, elle a simplement essayé de nous rouler dans la farine avec des noces de façade. Quelle hypocrisie !
- C’est toi, l’hypocrite, répliqua Sara. Tu me critiques pour m’être mariée, mais tu es la première à avoir profité du repas de noces. »
Les autres rigolèrent, et Sara se sentit mieux. L’espace d’une seconde seulement, car bien vite, sa droiture la rattrapa. Elle n’aurait pas dû se moquer d’une autre pour esquiver les moqueries qui la visaient.
« Et il n’y a aucune honte à cela, s’empressa-t-elle d’ajouter ; moi, je ne suis pas là pour répandre la tristesse et le mépris, et je ne demande qu’à ce que tout le monde se réjouisse de mon union avec Tobie.
- Comme elle nous prend de haut ! Elle nous donne des leçons de morale, alors qu’elle devrait avoir honte de son démon ! »
Sara était à bout. D’ordinaire, elle serait retournée chez elle, mais là, c’était chez elle que les gens se trouvaient ! Alors elle n’eut pas d’autre choix que de répondre.
« Mais qu’est-ce qu’il vous faut, à la fin ? Quand cesserez-vous de me tourmenter ?
- C’est culotté de ta part de te faire passer pour la victime ! Tu te plains parce qu’on ne t’apprécie pas, mais qu’en est-il de celles d’entre nous qui ont perdu un frère par ta faute ?
- Tu sais que je suis désolée pour Michel, mais me harceler ne le ramènera pas à la vie. »
Sara souffla. Elle le savait, elle s’était montrée trop sèche, Salomé avait été très affectée de la mort de son frère ; mais d’un autre côté, elle luttait comme elle pouvait pour ne pas s’écrouler en pleurs.
« Ça va, Sara ? »
Tobie ! Elle se précipita dans les bras de son mari.
« Ne t’en fais pas, ma chérie. Dès qu’Azarias reviendra, nous rentrerons à Ninive. Et plus personne ne dira du mal de toi. »