III – Le butin des brigandés

Par Dan
Notes de l’auteur : The Kinks – Supersonic Rocket Ship

Le butin des brigandés

Harpagia, Ganymède, satellite de Jupiter

 

Le mât lumineux qui signalait la station oscillait en grésillant et, dans le silence surnaturel du plateau, le glouglou de l’hydrogène et les jurons du chef receleur résonnaient zarbiment. Le diner n’avait pas attiré de nouveaux clients depuis que Woody avait réglé leur consommation avec un coupon rikiki – malus pour tarte infâme et juke-box défaillant, selon lui. Aucun officier de la PI n’avait pointé le bout de son bec non plus et Bowie aurait pu s’en réjouir si Guevara n’avait pas éclipsé le reste de ses préoccupations.

Il ne comprenait pas comment le vent avait pu tourner aussi vite et aussi pafement : quelques heures plus tôt, son plus grand défi était de convaincre Woody de régler sa dette en lui filant un coup de pouce ; maintenant, il aurait donné n’importe quoi pour ne l’avoir jamais aidé, embarqué ou même connu. Le chef receleur était déterminé à retrouver Guevara ; là-dessus, Bowie avait gagné son pari, au détail près que le seul objectif de Woody était de lui casser les dents ou de lui aplatir le pif. Sachant que Bowie avait besoin de la touteté de sa tata pour bigoter Māma en taule, c’était assez enquiquinant.

Il diminua encore le débit de la pompe, histoire de laisser le temps aux idées géniales de le frapper pendant que le Major Tom se remplissait la panse. Comment contacter Guevara et réclamer ses services sans l’exposer aux représailles du vieux barbu ? Bowie ne savait pas sur quelle fréquence l’appeler et les ondes étaient de toute façon trop risquées pour une demande pareille. Il allait devoir la localiser et la rencontrer. Si Woody était du voyage, compte tenu de la facilité avec laquelle il démembrait les épaves éparpillées sur l’esplanade, il n’aurait aucun mal à ravaler la façade de Guevara.

La seule solution était alors de se séparer de son otage aussi rapidement et aimablement que possible. L’un dans l’autre, maintenant que Woody lui avait donné quelques tuyaux supplémentaires pour réunir des alliés, Bowie n’avait plus vraiment besoin de lui. Il était prêt à considérer qu’ils étaient quittes si ça lui permettait de s’en dépêtrer.

— Woody ? lança-t-il en direction du fracas de débris qui clinquaient de l’autre côté du train arrière – sa voix tremblait un peu. Vous me direz où vous voulez que je vous dépose, sur la route…

— Me déposer ?

— Ben… je pense pas que Titan vous intéresse…

Ça faisait longtemps qu’il n’avait pas vu Elion – elle venait rarement sur Miranda, c’était plutôt Māma qui faisait le déplacement. Nick et Kahlo ne leur avaient pas rendu visite depuis… quinze ans ? Bowie n’aurait pas pu les reconnaître.

— Je vais aller chercher la marraine de ma sœur et…

— Aucune chance, coco. C’est Guevara que tu vas aller chercher, tu te débarrasseras pas de moi aussi facilement !

Bowie appuya le front contre la cuve et soupira.

— Elle a rien fait, Shĕnshen, répéta-t-il pour la centième fois. Elle peut pas être responsable de l’explosion. Elle est pas comme ça. Personne n’est comme ça. Et pourquoi elle aurait amoché ses collègues et risqué de les zigouiller ? Ou risqué de se faire péter avec ?

— C’est elle qui a amené cet effing cargo à Conamara, non ? Et c’est son effing chimiste qui a pas su flairer l’embrouille !

— C’était un accident !

Mais Woody ne voulait rien entendre, et quelque chose dans son acharnement sentait un peu la mauvaise foi : il devait savoir que Guevara n’était coupable de rien, mais il ne voulait simplement pas l’admettre. Parce que certains de ses employés étaient morts ? Parce qu’il avait besoin de se venger sur quelqu’un ?

Bowie jeta un coup d’œil au détour de la poupe. Le derrière du chef receleur dépassait d’une écoutille et le vert acidulé de son accoutrement donnait à ses jambes gesticulantes l’allure de tentacules radioactifs battant l’air à la recherche de bestiaux à croquer.

— Woody…, insista Bowie.

— Tu vas pas me les moudre longtemps, je te préviens…

L’échec était prévisible, mais Bowie ne lâcherait pas l’affaire : de son point de vue, il fallait tenter toutes les manières douces avant de sévir – un principe de corniaud naïf, même si Woody ne le méritait peut-être pas.

Bowie avait un rapport compliqué avec la violence. Pour lui, la colère et ses dérivés étaient les plus difficiles à canaliser : ça frappait brutalement, sans prévenir, et ça lui retirait ses « gants » comme un vieux pansement. Il maîtrisait pourtant bien son pouvoir. Avec le temps, il avait appris à décider et plus à subir. Il pouvait choisir d’empathir aux inconnus – chourer un peu d’assurance à l’un, un peu de courage à l’autre – et il pouvait choisir de les refouler ; mais la fureur ne lui demandait pas son avis. Comme toutes les émotions de Māma et d’Austen, trop proches, trop anciennes et trop spéciales, elle se fichait des barrières qu’il avait construites en grandissant.

Il ne comprenait pas pourquoi, mais en tout cas, ça le rendait vulnérable. Qui était triste, qui était énervé, où s’arrêtaient ses émotions et où commençaient celles des autres ? Impossible de le savoir dans ces moments-là. Ses chamailleries avec Austen faisaient bouillir Māma de rage quand ils étaient ados, parce que Bowie se changeait en faitout d’émotions. Alors, de vulnérable, il devenait dangereux : comme toutes les marmites trop pleines, son cœur finissait toujours par déborder.

La peur avait sensiblement le même effet ; ça, les travailleurs de l’atelier d’Elsinore n’étaient pas près de l’oublier, et Bowie n’était pas près de guérir de la culpabilité qui l’écrasait comme une tapettablatte quand il pensait à Othello.

Ce qui l’amenait à son deuxième problème avec la violence, physique cette fois : Bowie ne pouvait la quantifier que par déduction, alors c’était dur de savoir où et comment taper sans causer de blessure grave. Austen en avait déjà tâté : un petit coup de rouleau à pâtisserie sur des doigts fureteurs et on était bon pour quatre fractures. Depuis, Bowie évitait de cogner – sauf sur Napoléon, mais il l’avait bien cherché. Il espérait corniaudement que les prochains conflits se résoudraient avec un sourire ou un câlin.

Mais ça paraissait de plus en plus compromis dans le cas de Woody. Faute de séparation amicale, Bowie envisagea alors d’arrêter de remplir les réservoirs pour déguerpir pendant qu’il faisait les poubelles. Après tout, Woody était né sur Ganymède, ça n’était pas comme si Bowie le larguait sur une lune inconnue à des parsecs de chez lui…

— Uff da, y a un sacré paquet de trésors qui ont poussé ici depuis la dernière fois que je suis passé ! s’exclama le chef receleur, qui avait changé de sujet depuis longtemps. Ces couillons de touristes savent pas ce qu’ils perdent !

Extrait des ruines, il tangua sur ses jambes arquées, tituba jusqu’au Major Tom et jeta un fagot de barrettes métalliques dans la soute. Bowie se demanda vaguement quel genre de touriste laissait son véhicule rouiller sur le parking – quel genre de touriste s’arrêtait là, pour commencer ? – et sentit aussitôt la honte le chatouiller. S’il lâchait Woody ici, il pourrait se passer trois semaines avant que quelqu’un le prenne en stop. Les vaisseaux échoués étaient trop déglingués pour servir de canot de sauvetage.

— Attends voir…, marmonna Woody.

Quelques scarabées avaient profité de la décoration chargée de sa barbe pour y grimper en toute discrétion – sans doute attirés par les miettes de patate –, mais la plupart déguerpirent quand ses doigts s’y entortillèrent dans un geste pensif et peut-être un peu inquiet.

— C’est bizarre.

Avec un jeté de tresse, Bowie suivit son regard jusqu’aux épaves que Woody étudiait entre des paupières plissées : elles avaient de grandes fleurs noires dessinées sur le ventre. Le nez des appareils était intact, leur train d’atterrissage sorti, mais leurs flancs étaient tous tachés – des taches qui ressemblaient de plus en plus à des marques de tirs.

— C’est pas une mine, lâcha Woody. C’est un magot ! Faut qu’on dégage de là !

Bowie ne comprenait pas, mais puisque son mauvais pressentiment était devenu aussi envahissant qu’une colonie de coléoptères affamés, il arrêta brusquement la pompe ; et il était tellement pressé de décoller que la quantité exorbitante de bonus débitée par le compteur ne lui fit ni chaud ni froid.

Bowie se ruait à bord quand un grésillement fila derrière lui et explosa en ricochant sur la passerelle rabattue. Sonné, il resta planté là pendant que Woody déversait un énième torrent d’insultes champêtres :

— Mais remue-toi, pauvre tige ! Tu vois bien qu’on nous tire dessus !

Bowie le voyait bien, oui ; c’était d’ailleurs pour ça qu’il avait du mal à bouger. Ils étaient en train de se faire canarder et c’était tout à fait inédit pour lui. Fort heureusement, Woody possédait soit une plus grande expérience de ce genre de situation, soit un instinct de survie mieux adapté : il referma la trappe et se rua dans le poste de pilotage. Quand Bowie l’y rejoignit, encore un peu hagard, trois vaisseaux apparurent dans le ciel à une vingtaine de mètres d’eux – pas propulsés, seulement dévoilés par le champ de camouflage qui glissait sur leurs ailes.

Le cœur de Bowie se coinça dans sa gorge : à sa connaissance, seuls les biplaces de la PI étaient munis de ce genre de technologie.

Mais ces vaisseaux n’étaient ni noirs ni fuselés, d’après ce que Bowie en voyait. En fait, ils étaient bœufement moches : trois gros bourdons balourds aux ailerons dépareillés, aux coques rafistolées et aux couleurs tapageuses. L’esquif de tête tira une nouvelle salve qui manqua le Major Tom de quatre bons mètres ; et si Bowie crut d’abord qu’ils voulaient leur filer les jetons, il s’avéra à la cinquième tentative foireuse que leur unique tir réussi tenait du coup de chance.

— Quelle brêle, ricana Woody – sa tranquillité était le meilleur des remparts contre la frousse, pour Bowie. En fait il suffit de pas bouger.

Et en effet, le Major Tom ne bougea pas. Le communicateur indiqua alors une onde entrante, mais avant que Bowie ait pu faire un geste, Woody actionna l’interrupteur et beugla :

— Grosse brêle !

— Vous allez nous tuer…, couina Bowie.

— Aucune chance, ce corniaud trouverait pas sa flûte pour pisser.

— Ta gueule ! s’exclama une voix étranglée dans l’écouteur.

Par la vitre, Bowie vit le meneur brandir un poing mécontent.

— Des pilleurs, expliqua Woody. Ils ont dû établir leur terrain de chasse dans le coin récemment. T’as des canons sur ton rafiot ?

— Que… non, on va quand même pas contre-attaquer, vous êtes malade !

Sa première réaction aurait dû être la franche incompréhension : seule la PI possédait des vaisseaux armés, il n’y avait donc aucune raison que le Major Tom soit artillé, ni que Bowie comprenne si vite et si bien où Woody voulait en venir. Mais Māma avait dû mettre Austen et son frère au parfum lors des leçons de pilotage, histoire d’éviter qu’ils saccagent des écoles ou des entrepôts en voulant lancer un petit jet de pschit à vitres.

— Descends de là, vieux machin ! Et ta gonzesse aussi !

Woody se contenta de couper la transmission. Pendant que Bowie se demandait s’il devait se sentir outré ou flatté par la confusion de propriété, le chef receleur se lançait dans une analyse méticuleuse des stratégies adverses :

— Je pige mieux, maintenant. Ils doivent se poster là en embuscade à attendre qu’un pigeon se pose et que son propriétaire s’absente pour casser la graine au diner.

Ça expliquait en effet pourquoi aucun vaisseau ne semblait avoir été touché en vol.

— Là ils leur mettent un coup de tromblon pour coller les chocottes aux pilotes ou empêcher le bousin de redécoller. No, mais c’est un concept, hein. Normalement, les pilleurs, ils récupèrent les carcasses, ils les fabriquent pas avec une brèche dans le réservoir. (Woody rétablit le contact avec leurs opposants.) Dis, gros débile, tu t’es pas dit que t’allais les faire péter, tes précieux vaisseaux, en leur trouant la couenne ?

— Les réservoirs sont vides quand on attaque ; c’est pour les remplir que les gens se garent là, c’est le principe.

Ça n’était pas comme s’ils avaient de grandes chances de les toucher ; en tout cas, en pleine course, ils ne risquaient pas de faire mouche…

— Ben fallait attaquer dix minutes plus tôt, vieille nouille, ricana Woody.

— Nope, là, on voulait le vaisseau en état de marche, pas le cadavre, répondit le pilleur. Alors on vous a laissé le temps de faire le plein. C’est mieux si c’est vous qui couponnez, vu l’oiseau. Il est beau, ce vaisseau. Il me plaît bien. On va vous en soulager.

La mâchoire de Bowie s’affaissa, puis la colère remplaça la stupeur – avec cette rapidité et cette facilité qui l’étourdissaient toujours, même quand il s’agissait de sa colère à lui. Il s’accroupit devant le casier où Māma rangeait les notices et les languettes d’identification, fouilla quelques secondes, trouva celle qui l’intéressait et l’encocha dans l’ordinateur. Woody avait migré du fauteuil pilote à copilote et l’observait en souriant pendant que Bowie composait les codes. Un couinement de piston accompagna l’ouverture des soupapes sur le dos des stabilisateurs et le Major Tom se mit à vibrer sur ses patins. À l’écran, une fenêtre de tir remplaça les tracés d’itinéraires de décollage.

— Tu sais, je crois que je suis vraiment en train de tomber amoureux de ta mère, souffla Woody en jetant un œil par le hublot tribord.

Bowie orienta les manettes, plissa les yeux, puis souleva le clapet qui protégeait un bouton rouge à l’extrémité du manche.

— Vas-y, coco.

Il hésita juste le temps d’évaluer la hauteur de la chute et de s’assurer qu’il ne tuerait personne. Le feu atteignit le réacteur du premier vaisseau qui pétarada en crachant des panaches de fumée noire. Trois secondes et une petite explosion plus tard, il piqua six ou sept mètres et s’écrasa bruyamment. Ses passagers suivirent le mouvement dans un concert de cris et de gros mots.

— Je vous laisse un petit moment pour vous remettre et pour sortir, dit Bowie en se penchant sur le micro, les canons maintenant pointés vers les chalands restants. On va vous soulager de votre hydrogène, de quoi finir de charger mon beau vaisseau. Et puis on vous prendra votre générateur d’invisibilité, aussi.

Bowie entendit les équipages protester et vit les canons des vaisseaux épargnés chercher leur cible. Deux nouvelles salves manquèrent le Major Tom, touchèrent le bâtiment abattu et lui arrachèrent un aileron. Quelques secondes plus tard, le chef s’extirpa de la carrosserie en secouant les bras, à moitié en guise d’insulte aux excités de la gâchette, à moitié en signe de reddition envers l’ennemi. Woody riffounia en lui renvoyant un geste un brin moins poli et Bowie se détendit un peu. Il préférait ne pas se demander pourquoi Māma avait greffé des armes à un vaisseau familial en premier lieu ; l’essentiel, c’était qu’il ne perde rien dans l’affrontement. Bonus rare et sympa : il allait même y gagner.

Les gros bourdons se posèrent comme des enclumes. Puis les pilleurs en descendirent et débattirent quelques instants en reluquant le Major Tom, dont Bowie agita les canons en coucou. Peu désireux de connaître le même sort que le fleuron de leur flotte, les mécaniciens s’exécutèrent finalement à contrecœur, certains en extrayant les composants du générateur de la carcasse encore chaude, d’autres en vidangeant la cuve.

Une fois les menaces d’usage passées, Woody offrit sa tournée à toute la troupe. Lui et le pilleur en chef papotaient maintenant en biberonnant un soda acheté au diner, assis à l’ombre du Major Tom, pendant que Bowie surveillait les moussaillons en essayant de ne pas sourire trop satisfaitement.

— On est désolés, hein, disait le patron, dont le visage était presque entièrement aspiré derrière des lunettes épaisses comme un pare-brise. Mais c’est rude en ce moment.

— Oh ça va, range tes violons, répliqua Woody. Tu crois que c’est une croisière, pour nous ?

— No, mais je suis sérieux. C’est pas le gros succès d’habitude, mais là, entre hier et aujourd’hui, c’est plus le même topo. On peut pas faire trois kilomètres sans camouflage. Je te dis pas combien de vaisseaux de la PI sont passés sur nos écrans depuis que ce cargo a explosé sur Europe, ça pullule de partout ici.

Bowie s’étrangla et recracha sa limonade par le nez.

— Qu’est-ce qu’ils fichent sur Ganymède ? demanda Woody après lui avoir décoché un coup d’œil d’avertissement.

— Cherchent les terroristes, j’imagine. Et les témoins. Paraît qu’y en a deux qui se sont barrés dans un vaisseau domestique.

Bowie se moucha en bénissant les astres d’être tombé sur une bande de bigleux débiles. Préférant quand même jouer de prudence, il tourna la tête et fit mine de superviser l’appareillage du Major Tom.

Derrière lui, Woody tira un moment sur sa paille en émettant des bruits de tuyauterie bouchée. Bowie supposa qu’il hésitait sur la quantité d’informations à révéler pour en soutirer au pilleur : les moonshiners avaient tendance à se serrer les coudes, mais si celui-ci apprenait qu’il avait lesdits fugitifs sous le nez…

— Ils pensent qu’ils viennent d’ici ? demanda finalement Woody. Les terroristes ?

— Je sais pas. Je pense pas. À mon avis ils sont juste perdus, les canards, et ils courent après tous les indices même si ça mène nulle part. Les témoins qui ont filé en sauront pas plus que ceux qui sont restés. C’est les libertaires que ça arrange bien, ça.

Bowie essaya de tendre l’oreille sans trop se laisser distraire des manœuvres du mécano qui s’acharnait à visser le connecteur sur la valve du vide sanitaire. Bowie ne voulait pas tirer de conclusions hâtives – il était vraiment myope, le bougre –, mais ça commençait gentiment à ressembler à une tentative de sabotage.

— Comment ça ? fit Woody.

— Ça remue de plus en plus, dans leurs rangs. Je crois qu’il y a un gros truc qui se prépare. Que cette explosion, ça a secoué pas mal de choses et qu’ils sont bien contents que tous les flics soient occupés à traquer les terroristes pour s’intéresser à eux.

Bowie finit par lâcher son gobelet pour mettre les mains dans le cambouis – il n’était pas expert en machinerie, mais il connaissait bien le vaisseau. Il avait besoin de s’occuper, aussi, et de leur tourner le dos pour cacher son expression tourmentée.

Les terroristes étaient des bêtes inconnues. Il ne savait pas ce qu’ils voulaient et même si leurs méthodes l’effrayaient, Bowie avait du mal à envisager qu’ils puissent chambouler le système. Mais les libertaires, c’était une autre histoire : eux, ça faisait longtemps qu’ils tournicotaient. Sous l’impulsion d’un nouveau leader plus charismatique ou vindicatif que les autres, quelques remous avaient déjà titillé la patience des gouvernements. Les anarchistes voulaient qu’on leur rende leur droit le plus fondamental : la liberté de vivre et de mourir comme ils l’entendaient.

Parce que les manitous appliquaient des lois trop strictes à leur goût, certains luniens avaient repris ce droit depuis longtemps : ils buvaient, fumaient ou mangeaient trop, même si les préceptes officiels les incitaient à prendre soin de leur corps et de leur esprit pour s’épargner des bobos superflus.

Bowie n’avait pas d’avis très tranché sur la question. Il trouvait les libertaires un peu extrêmes : après tout, les élus faisaient ça pour eux, pour qu’ils ne connaissent jamais les fléaux de la Première Humanité, et ça marchait plutôt bien pour les planétiens et les luniens qui suivaient les consignes. D’un autre côté, Bowie trouvait certaines de ces consignes un peu raides, lui aussi. Il aimait bien boire un verre de cidre avec les copains de l’atelier et il ne voyait pas pourquoi la loi le leur interdisait. Mais bon, il n’était pas politicien et il supposait que c’était toute la difficulté des limites de choisir où les tracer.

Tout ce dont il était sûr, c’était que sa famille comptait parmi les libertaires à différents degrés ; Austen et son penchant pour la bière, Māma et son commerce de bibelots, Guevara et ses médocs frelatés pendant longtemps, Guevara et son hydrogène unionaire maintenant. Même Bowie en était, qu’il adhère ou pas à leurs principes : en prenant part au réseau illégal, il en était devenu l’un des millions de minuscules maillons. Ça lui faisait honte, parce que Shelley avait tout fait pour éviter ça ; et ça lui faisait peur, parce qu’il se retrouvait pris dans le même sac que des gageurs malhonnêtes, des pilleurs froussards et peut-être bien pire.

— Pourquoi l’explosion les a réveillés, les libertaires ? demanda Woody.

S’il partageait leur philosophie, il n’avait pas l’air de faire partie du club.

— Parce que ça fait du bruit.

Le pilleur poussa quelques ricanements nasillards.

— Pauvre con, arrête ton cirque, répliqua Woody. Réponds-moi. Je vois pas ce que cet attentat a à voir avec la guéguerre des libertaires contre les préservationnistes.

— T’as pas entendu le discours de la ministre des Satellites ? T’as pas vu toute leur comédie sur Jupiter, avec les petits amochés de l’explosion à qui les planétiens ont offert les meilleurs traitements pour montrer qu’on est unis et solidaires face à l’adversité et blablabla ?

Woody resta silencieux très longtemps. Sa voix chevrotait quand il répondit :

— No, j’ai raté ça.

— Ben les militants, ils pensent qu’ils vont s’en servir pour nous entuber gentiment, les grands chefs. Ils disent que c’est crucial qu’on se serre les coudes pour résister aux terroristes, m’étonnerait pas qu’ils essayent de nous faire culpabiliser de continuer à mettre le boxon après ce qui s’est passé. Et si on se calme, hop, ni vu ni connu, ils vont encore nous enfiler une bonne grosse loi dans le fût.

Woody sembla méditer.

— Et les libertaires prévoient quoi, alors ? demanda-t-il enfin.

— Un genre de conférence, sur Io, cachée sous une fausse kermesse. D’après ce que j’ai compris, ce qu’ils vont proposer, ça serait rien de moins que la sécession.

— Sécession de quoi ?

— Des planètes. Plus de gouvernance unionaire. Toutes les lunes du système libérées, avec leurs propres élus. Franchement, t’y crois, toi ? Ça marchera jamais, ils sont fêlés.

— C’est qui, « ils », d’abord ? Les libertaires ont pas élu de meneur, récemment, encore moins de meneur aussi acharné, alors ils sortent d’où, ces zouaves ?

— On sait pas trop. Mais ils viennent tout juste de commencer à distribuer des holotracts, et en bas, y a un genre de mouton qui fait des étincelles.

Bowie jeta un coup d’œil à Woody par-dessus son épaule. Il lisait toujours la colère dans son cœur et dans ses yeux, mais il y avait autre chose, aussi ; peut-être un peu d’espoir.

Maintenant que les mécaniciens avaient terminé leur besogne, Bowie croyait savoir où le Major Tom les emmènerait.

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itchane
Posté le 11/01/2017
Bonjour Danah,<br /> je viens de lire 13 chapitres sur les 15 (je rattrape mon retard doucement mais sûrement !), et j'ai eu envie de faire une petite pause dans ma lecture pour laisser un premier commentaire.  Rien de bien original, si ce n'est de dire que je prends énormément de plaisir à lire ton texte.  Comme d'autres l'ont dit avant moi, les personnages sont extrêmement vivants et touchants, et surtout, ils le sont TOUS. Il n'y a pas de gentils ou de méchants, pas de caractères clichés, chacun a raison à sa manière dans sa façon de voir le monde. Résultat, la trame est très riche et passionnante car elle fait beaucoup réfléchir. Contrairement à beaucoup d'histoires très manichéennes dans lesquelles le lecteur est amené à choisir un camp, ici c'est impossible. Tous les camps ont une philosophie tout à fait bonne à entendre, comme souvent dans la vraie vie quoi ^^"  J'aime lire des récits qui nous rappellent que le camp "adverse" n'est pas forcement "méchant".  Par ailleurs ton écriture est vraiment très agréable à lire. Juste, touchante, précise, drôle souvent, j'adore !  J'avoue que j'avais eu beaucoup de mal à la lecture du premier chapitre avec les néologismes, que je trouvais précieux et agaçants au premier abord, mais j'ai vite compris en comparant avec le style d'écriture très différent utilisé pour les chapitres "luniens" qu'ils renforçaient la différence de culture entre les deux 'peuplances' ( : P ). Rien que dans la façon d'écrire, on saute d'un référentiel à un autre, d'un monde un peu trop parfait, intellectuel, équivalent bobo, à des populations beaucoup plus populaires, décomplexées et premiers degrés. Les deux ont leurs charmes et leurs défauts, mais on comprend d'autant mieux la fracture. Et du coup, une fois compris tout ça, j'ai presque été déçue que tu nous l'expliques, dans je ne sais plus quel chapitre exactement, quand l'un des personnages raconte que les "-ant" ont été changés en "-eux" pour harmoniser blablabla. Finalement, je crois que je n'avais pas vraiment besoin ni envie de l'entendre, c'est déjà suggéré, et d'autant plus fort si cela imprègne la lecture de façon tacite, plutôt que d'être théorisé directement dans le texte je trouve...  Après pour des raisons purement 'stratégiques', le lunien étant plus facile à lire au début que le planétien, et aussi beaucoup plus vivant, peut-être que de commencer par un chapitre lunien permettrait de mieux happer le lecteur dès le début. Et en plus cela renforcerai d'autant le contraste avec le premier chapitre planétien dont le style serait très surprenant mais beaucoup plus compréhensible, par opposition.  Ce serait peut-être plus évident que l'actuel effet un peu repoussoir de l'entrée en matière planétienne, qui est très risqué je trouve ^^"  Je n'entrerai pas plus dans les détails (en tout cas pas cette fois ^^), car pour le reste, je suis vraiment conquise, et je vais de ce pas reprendre ma lecture, j'ai hâte de connaître la suite ! <br />itchane
Dan Administratrice
Posté le 11/01/2017
Coucou Itchane !
D'abord, désolée pour le temps que j'ai mis à te répondre >< (et ne t'en fais pas pour la mise en page de ton commentaire, c'est rien de dramatique !)
Je ne sais pas quand tu avais commencé ta lecture mais tu t'es enfilée un sacré paquet de chapitres ! Je suis vraiment contente si ça te plaît jusque-là, en tout cas. Merci pour les personnages ! J'ai commencé à imaginer l'histoire à partir d'eux, et j'avais une image très "filmique" ou "BD" de l'ensemble, qui m'a forcée à les rendre rapidement très différents pour qu'on ne les confonde pas ^^ Je suis aussi très heureuse que tu remarques l'absence de gentils et de méchants ; c'est une idée que j'essaye de tenir tout au long de l'intrigue. Dans le contexte de l'histoire, surtout, ça serait étrange que la moitié de la population soit constituée de tyrans psychopathes ^^' Mais je suis rassurée si on n'arrive pas du tout à choisir de camp (il me semblait quand même qu'au début, c'était plutôt les luniens qui remportaient les suffrages !)
Merci aussi pour mon écriture ! Je suis bien consciente que le début avec Aessa est raide v.v" Au départ, en fait, il arrivait en troisième des trois scènes d'introduction, mais chronologiquement ça n'avait pas beaucoup de sens, surtout que c'est là que je pose les bases de fonctionnement du monde. Entretemps, j'avais rajouté le petit prologue pour essayer d'adoucir l'entrée en matière, mais je vois que ça ne suffit pas toujours et je ne sais plus trop comment faire @.@ En tout cas, tant mieux si les changements prout-prout finissent par trouver leur sens ! J'ai longuement hésité à faire ça, et finalement je ne verrais plus cette histoire autrement qu'avec des chapitres à la langue modifiée.
Pour l'explication, je comprends ; en fait elle n'existait pas à la base et c'est une lectrice (ne sais plus qui) qui m'avait conseillé d'en glisser un mot à un moment. Pour l'instant je n'ai pas eu d'autres retours à ce sujet du coup je ne sais pas trop quoi en faire, même si je comprends tout à fait ton point de vue (après, peut-être que tu as saisi les règles toute seule mais que d'autres lecteurs ont besoin de ces explications claires pour ne pas criser trop longtemps ? ahaha j'en sais vraiment rien x'D)
Merci du fond du coeur pour ta lecture et ton commentaire Itchane ! J'espère que la suite te plaira =D A bientôt ! 
Laure
Posté le 02/12/2016
Je suis très en retard, je suis désolée ! :'D C'est le problème qui survient quand je lis un chapitre au travail pendant ma pause, sur mon minuscule téléphone, puis que j'oublie de commenter le soir et que pouf tout s'envole de mon pauvre cerveau.
Mais j'ai relu aujourd'hui et me voilà prête à composer un commentaire incroyablement peu constructif.
J'ai beaucoup aimé ce chapitre, il y avait plein d'action, et c'est toujours tellement si bien écrit :D Et c'est intéressant de voir la relation de Bowie et de Woody évoluer comme ça. Je ne pardonne pas encore à Woody sa méchanceté, mais il me paraît plus sympathique.
J'ai réalisé qu'Hendrix me manquait. J'aimerais plus d'Hendrix. J'imagine qu'elle reviendra o/
C'est cool de voir l'espèce de révolution se constituer comme ça et d'en avoir des petits indices d'un peu partout. Je sens que ça va être joli quand ça va se mettre en place ! J'ai hâte !
Ça y est, je suis à court de choses à dire. Ah peut-être que je m'attendais à un mini-peu plus d'action, genre que la police les poursuive ou je ne sais trop. Mais peut-être que ça aurait été superflu, avec la fuite qui « vient » d'avoir lieu (je mets entre guillemets parce qu'avec la vitesse de lecture, c'est dur d'avoir une idée du temps qui s'écoule, c'est comme dans 24 un jour quand quelqu'un a dit « oui ce matin quand on a tiré sur le président » et que je me suis dit « wtf c'était il y a des semaines déjà »)
Enfin ton univers est toujours aussi riche, aussi bien construit et tout. Et ces ajouts de chinois, c'est ma foi très joli. J'essaierai de passer lire la suite bientôt Danou ♥
 
Dan Administratrice
Posté le 02/12/2016
Coucou Ethel ! Et non, tu n'es pas en retard, y'a pas de retard, ne t'en fais pas :D D'ailleurs je crois qu'on a tous la même malédiction quand il s'agit de poster un commentaire plusieurs heures, voire jours, après la lecture !
C'est courageux d'avoir relu en tout cas ! Je suis vraiment contente que ce chapitre t'ait plu, et merci pour tes compliments *rougit* Il faudra sûrement un petit bout de temps pour qu'on pardonne à Woody, mais tu verras qu'il a pas un mauvais fond et plutôt de bonnes raisons de s'acharner comme ça. Bowie devra juste s'y faire x'D
Aw et c'est chou qu'Hendrix te manque ! Ca me fait plaisir (je l'aimais déjà beaucoup en commençant même si je ne la montrais pas beaucoup). Du coup je suis désolée de t'apprendre qu'on ne la verra pas des masses dans ce tome... c'est pour l'instant un personnage assez secondaire, mais j'en ai pas fini avec elle !
Aha je ne sais pas si ce sera joli, mais c'est tant mieux si cette révolution a l'air de se mettre en place petit à petit ; je voulais pas vous catapulter en plein dedans, mais en même temps j'avais pas beaucoup de latitude chronologique pour poser les bases... quel difficile exercice ! Pour ce qui est de l'action manquante, je ne sais pas ; j'aimerais croire aussi que c'est le rythme de lecture qui joue. C'est vrai que la fuite vient juste d'avoir lieu et il y a de la grosse action prévue pour tout bientôt, alors il faut quand même que je laisse le temps aux personnages et aux lecteurs de souffler ^^' Mais je garderai ça en tête pour ma prochaine relecture complète, promis ! (ahaha je connais bien cette impression, l'autre fois je me suis dit "Bon ça va bidule et machin ils se connaissent depuis longtemps ils peuvent bien se faire des confidences OMG ILS SE CONNAISSENT QUE DEPUIS DIX JOURS EN FAIT". C'est très perturbant xD)
Merci tout plein tout plein Ethelounette ♥ Je suis trop heureuse que ça continue à te plaire, et tant mieux si le chinois se fait son petit nid ! Ne t'en fais pas pour la suite, elle ne s'envole pas =D Merci pour ta (tes) lecture et ton commentaire !
Rimeko
Posté le 20/10/2016
Coucou Danah !
Un nouveau chapiiiiiiiitre v.v
 
Une 'tiote suggestion :
"Ses chamaillerie avec Hendrix rendaient Mā-mā folle de rage quand ils étaient ados ; littéralement, parce que Bowie se changeait en faitout d'émotions." Je crois que cette phrase aurait plus de sens si tu avais écrit "bouillante de rage"... Non ?
 
J'adore tellement l'ambiance qui se dégage des chapitres de Bowie xD Autant avec Aessa on est vraiment dans du sérieux, avec Guevara aussi la plupart du temps (sauf quand on commence à parler de fesses ou de poires à lavement), autant là... Bah c'est quand même pas joyeux comme contexte, à bien y réfléchir, mais rien que les mots sont magnifiques xD (Mention spéciale au "tapettablatte" qui me plaît beaucoup !) Et puis Bowie, qui est quand même un beau boulet... En même temps, on s'attache énormément à lui, parce qu'il est très franc, très spontané, et puis pacifiste aussi apparemment ^^ (Mais oui, résolvons tous les problèmes avec des câlins comme des bonobos ! Ahem, pardon.)
Oh, un mouton qui fait des étincelles <3 J'espère que Woody ne fera rien à Guevara ! Et donc, en plus d'avoir fuit une scène de crime et de chercher à contacter quelqu'un en prison, ils vont se retrouver au milieu d'un rassemblement libertaire ? Ou comment bien se retrouver dans la mouise x'D
J'attends donc la suite avec impatience !
Dan Administratrice
Posté le 20/10/2016
Coucou Rimrim ! Et encore une fois, pardon pour le retard ><
Pour commencer je... je ne comprends pas ta suggestion x'D Pourquoi la phrase n'aurait pas de sens si je dis "folle de rage" et pas "bouillante de rage" ?
Aha oui c'est clair que comme changement d'ambiance y'a pas plus radical ! Quoique, c'est généralement Bowie qui détonne parce que du côté de Guevara ou d'Haccan c'est pas jouasse non plus, hein (sauf avec une poire de temps en temps). J'ai d'ailleurs toujours un peu peur que ça casse le rythme, surtout que la sous-intrigue "Bowie" semble plus déconnectée que les autres du tableau principal. M'enfin, je ne pourrai pas renoncer à ce narrateur même sous la torture alors tant piiis.
C'est effectivement un gros boulet, mais un gentil boulet. Faut quand même que je veille à pas toujours tomber dans les travers du benêt parce que comme tout le reste, ça peut finir par lasser... Déjà, là, il commence à prendre un peu de poil de la bête, faute d'avoir du poil au menton ! Sa technique du câlin universel risque d'être un échec par contre...
Woody n'est que douceur et amour, il ne fera évidemment rien à Guevara. Quand à la mouise, ma pauvre, tu n'as pas idée, mouhahahah !
Merci pour ta lecture et ton commentaire Rim, je suis contente que ça te plaise toujours ^^ Et la suite, ma foi, elle arrivera sans doute bientôt =D
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