22 mai 490
J’ai aujourd’hui fêté mes quarante ans, et refusé encore une fois l’augmentation que tout mon entourage me presse de prendre. J’accepte mon état naturel, j’accepte ma création dans ce qu’elle a d’imparfait et de fragile, j’écris en tant qu’être humain, je veux être l’égale des grandes anciennes et je le dis, oui, je le dis sans ambages que je méprise mes contemporains qui écrivent sous l’assistance de leur augmentation. Rien de bon n’a été écrit depuis des siècles, tout le monde sait pourquoi. La littérature vaut-elle la vie ? La question mérite d’être posée en soi, mais pour moi elle est vite tranchée, et je renonce aujourd’hui encore comme je renoncerai demain à nouveau à la vie aisée et belle de la puce pour la littérature vraie, la seule qui m’intéresse. C’est un choix personnel, je ne ressens nul besoin de m’expliquer, mais la partie mesquine de mon égo d’artiste veut dire à l’éternité l’étendue de mon mépris pour tous les augmentés.
IV. XUXU
Xuxu se réveilla en sueur et en retard. Depuis qu’elle vivait seule, elle avait beaucoup de mal à suivre une routine réglée. Il n’était pas rare qu’elle passe une nuit blanche, ni qu’elle se lève, comme aujourd’hui, à l’heure du goûter. Mais c’était la veille du Comma, et il y avait trop à faire pour se laisser aller à la chaleur des jours. Elle prit une douche, fit envoyer un message à Kalen et sortit sans attendre. Le choc lumineux fut difficile à encaisser, mais Xuxu était trop concentrée à dresser une liste des choses à rattraper en priorité pour s’en inquiéter. Il n’empêche, il faisait vraiment chaud, et à peine Xuxu avait-elle atteint le premier croisement qu’elle était à nouveau trempée de sueur. Elle attrapa au vol un tramway, et arriva enfin au bâtiment des ACC (les Affaires Courantes du Comma) au moment où une pluie salvatrice commença. Seize heures sonnaient au loin. Comme on pouvait s’y attendre en une veille de Comma, le bâtiment était submergé par une frénésie bruyante et agitée. On entendait des cris de toutes parts, des employés couraient, claquaient des portes, faisaient voler des dossiers entiers, la pluie battait sur le toit, la taille même du hall faisant office de caisse de résonance, et les nombreux passants venus s’abriter ne faisaient qu’aggraver la confusion. Tous se bousculaient, des insultes fusaient, certains restaient inexplicablement immobiles et muets au milieu du chaos, peut-être des agents de sécurité, pensa Xuxu, alors qu’elle jouait des coudes pour accéder à la salle 98, au fond du couloir à droite. Elle savait que la plupart de ces gens travaillaient depuis le matin et étaient exténués d’une journée de combat dans ce remue-ménage, enveloppés de l’odeur âcre du marché qui traversait la rue et les murs, odeur faite de fruits trop mûrs et écrasés, de viande faisandée, de sueur et de déjections animales. Elle croisa quelques amis, adressa plusieurs saluts discrets et échangea une poignée de sourires fatalistes, puis entra enfin dans la salle 98.
- … que cette année encore, nous allons accueillir plusieurs dirigeants à l’occasion du Comma. L’objectif que nous avions fixé lors de la dernière période a été partiellement atteint, mais malheureusement plusieurs cibles prioritaires vont encore manquer à l’appel. La visée de cette réunion est d’établir de nouvelles stratégies pour encore améliorer notre attractivité en vue de la prochaine période. Nous allons écouter nos experts délégués, qui nous font le plaisir d’être là malgré l’organisation un peu chaotique, puis les chefs de nos différents services, ici, à l’ACC. Cher Forro, à vous la parole.
- Merci Kalen et merci à vous tous d’avoir réussi à dégager du temps pour cette réunion malgré, comme tu l’as dit joliment, la situation un peu chaotique. Je commence par la bonne nouvelle : Math, directeur de BPG, a finalement confirmé sa présence pour demain.
Quelques applaudissements polis, quelques joies sincères, aussi.
- Toujours pas… Merci, merci, mais toujours pas de nouvelles par contre pour nos cinq autres muets. Autrement dit, je pense qu’il nous faut rester combattifs et nous projeter dès aujourd’hui vers ces cinq cibles comme les objectifs prioritaires pour le prochain Comma. Voici nos premières pistes d’action…
Tous regardaient défiler les points clés sur un écran. Xuxu était alerte et bien concentrée sur les différentes interventions. Son rôle ici était clair : elle devait à tout prix soutenir et faire advenir certaines candidatures ; couler les autres. Elle ne prit la parole qu’à deux reprises, mais eut l’impression d’avoir fait mouche. Forro restait un ennemi, un représentant de forces contraires, mais, malgré son infériorité hiérarchique, elle faisait convenablement son travail. Elle sortit revigorée de la réunion, tout en notant mentalement qu’il faudrait prendre du Flunazol pour passer la nuit. Le calme était revenu dans les couloirs de l’ACC, un calme relatif qui s’apparentait plutôt à un stress diffus, le proverbial calme avant l’orage. Alors que le soleil se couchait sur le fleuve, Xuxu essaya de se remémorer les périodes précédentes pour mesurer le chemin accompli. Elle ne travaillait ici que depuis une dizaine de périodes, on ne pouvait pas non plus exiger d’elle l’impossible. Elle avait déjà bien sapé l’influence de plusieurs lobbies militaires, et un parti proto-communiste s’était présenté aux dernières élections pour la première fois de mémoire vivante. Elle sentait monter la vague dépressive et pressa le pas. Elle avait refusé d’aller au pot proposé par Kalen, tant pis, elle ne voulait pas oublier que sa propre santé passait avant le reste, et les dernières semaines avaient déjà été suffisamment difficiles.
Xuxu était férocement rationnelle, et excluait l’idée de pressentiments de son système de pensée. Elle se refusa à dire qu’elle le savait, et pourtant elle ne ressentit aucune surprise en trouvant Pauline chez elle. C’était plutôt un intense soulagement. En servant deux verres de pollo, elle tenta bien de mettre de l’ordre dans ses idées – ça ne pouvait pas être une bonne nouvelle, professionnellement parlant, c’était même à coup sûr un blâme qui allait s’abattre sur ses épaules. Elle n’avait, bien sûr, pas prévu ça avant la fin de la mission. C’est-à-dire, avant jamais. Une mission Sime était un aller simple, réussite ou non, elle le savait depuis le début. C’était l’une des raisons du déclin du taux de réussite du programme : les Sime avaient peu de raisons de se tuer à la tâche, puisqu’ils étaient condamnés à ne jamais rentrer. Seule leur boussole morale les poussait au travail bien fait. Xuxu n’en était plus là depuis longtemps. Depuis quinze ans qu’elle était sur cette planète, ses ambitions avaient décru aussi lentement et sûrement que le fleuve Moju. De mondiales, ses actions étaient devenues locales ; de révolutionnaires, à peine sociales. Elle avait eu le temps de se forger une opinion extrêmement négative sur le programme et ses vrais objectifs. Elle avait accepté de mourir ici, et d’échouer à mener seule sur le droit chemin toute une planète. Elle ne voulait désormais qu’aider certaines municipalités particulièrement défavorisées, certaines personnes dans le besoin, et trimbalait son savoir-faire d’une région pauvre à une autre. Elle aimait son travail. Elle croyait en son travail. Pourtant, lorsqu’elle vit Pauline chez elle et analysa ses sentiments en lui servant un verre, elle ne sentit aucune honte. Elle ne désirait plus qu’une chose : rentrer.
Pauline tombait de haut. Xuxu, l’une des candidates les plus prometteuses à l’époque de son déploiement, la dernière femme à avoir été désignée pour participer au Programme conjointement avec son inséparable Akemi, à une époque où c’était déjà une anomalie, la citoyenne plus que parfaite avec qui elle aimait débattre théorie et pratique dans la nuit, la Sime par excellence, et surtout, aurait-elle même pu oser dire, son amie, Xuxu, donc, qui lui préparait une décoction locale à base de riz en évitant de la regarder dans les yeux pour mieux cacher son excitation malsaine, qui n’était nullement due à leur ancienne affection, mais à un espoir profondément égocentrique, profondément simple, presque avilissant, de repartir à bord de son vaisseau terrestre qui devait être caché là, tout près, quelque part, elle pouvait presque l’entendre penser à la cachette de son vaisseau ; Xuxu, donc, n’était plus qu’une ruine. Certaines personnes réussissent, d’autres non. La vie sur une autre planète altère jusqu’aux personnalités les plus fortes. Il ne faut jamais rendre visite à un Sime. Pauline se répétait les phrases toutes faites de Bianca et décida de se concentrer sur la raison de sa venue ici.
- Je ne suis pas ici en visite officielle. Je ne suis pas ici pour voir la Sime. Je ne suis pas venue régler quoi que ce soit. Xuxu, j’ai besoin de ton aide.
Comme toujours, elle avait préparé son laïus avec soin, et se forçait à le répéter avec l’intonation voulue, quand bien même elle n’était plus du tout certaine d’avoir besoin de l’aide de la femme qui était assise face à elle. Xuxu avait l’air plus exténuée que concentrée sur les paroles de Pauline. Elle jouait d’un air absent avec les bracelets noirs et lourds qui ornaient ses deux poignets. Elle préparait son propre laïus, se rendit compte Pauline. Elle ne s’intéresse pas le moins du monde à ce que je raconte, elle ne pense qu’à sa réponse. Elle veut rentrer, et rien d’autre. Pauline sentit un élan de pitié pour cette version pathétique de l’amie formidable qu’elle était venue chercher. Pauline sentit aussi qu’elle n’aurait pas grand effort à faire pour la convaincre.
- Je dois trouver un candidat qui a disparu. J’ai une carte blanche et j’ai pensé que tu pouvais m’aider, Xuxu. Il s’agit de Lazare, peut-être que tu te souviens de lui ? Il est parti sans laisser de traces alors qu’il allait être nommé, et sur Emiw en plus… J’ai peur qu’il fasse une connerie. Il a été aperçu sur Pétruss, mais il n’y est plus. Je sais que c’est contre tous les protocoles, mais...
Elle laissa flotter sa phrase un instant, regardant Xuxu droit dans les yeux. Xuxu n’avait pas l’air décidée à l’interrompre. Elle avait décidé qu’il ne valait mieux pas évoquer le fameux compagnon de Lazare, ç’aurait été trop long de tout recontextualiser, Xuxu n’en aurait à coup sûr jamais entendu parler. Au contraire, Pauline voulait utiliser cette ignorance de la situation politique sur Terre en sa faveur.
- Tu as toujours eu du flair pour comprendre ce qui pouvait passer dans la tête des autres. Tu comprends les gens. Tu as l’esprit clair, tu n’es pas enfumée par le microcosme terriano-terrien. Je veux te proposer de venir avec moi pour ramener Lazare sur Terre, puis sur Emiw. Bien sûr, tu reviendras ici après continuer ton travail. Ce n’est l’affaire que d’une année, peut-être deux, je l’espère.
Pauline souriait, compatissante. Elle savait la cruauté de ses paroles, la torture de l’espérance, le supplice du cadre qui les obligeait toutes deux à jouer le jeu de la bienséance et du respect du Programme même ici, si loin de toute surveillance, sur une planète qui était l’un des nombreux exemples de son inanité, entre amies. Il était tout simplement impossible de faire autrement. Renier ouvertement le Programme, ç’aurait été renier leurs vies, tout ce en quoi elles avaient tant investi d’elles-mêmes. Alors, oui, Xuxu reviendrait ici, bien sûr, pour continuer son travail. Elle opinait. Elle était ravie, bien sûr, qu’il ne s’agisse que d’une année, peut-être deux. Xuxu avait toujours eu l’esprit clair, c’était même là, selon Pauline, sa principale qualité en tant que Sime, et il lui sembla à cet instant qu’elle retrouvait peu à peu de son ancienne prestance. Comme si elle se souvenait par à-coups qui elle était, ce qu’elle représentait, les idéaux qu’elle incarnait. En présence de Pauline, elle n’était pas la petite Xuxu, nouvelle attachée exécutive de Kalen pour préparer le Comma qui commençait demain. Elle était Xuxu, la Sime idéale, qui avait su déjouer tous les obstacles et était devenue la fierté du Programme. Elle formait, avec Akemi, le dragon à deux têtes qui allait justifier plusieurs siècles d’efforts. Elle sentait les larmes lui monter aux yeux en même temps que son orgueil remplissait à nouveau ses poumons. Ce qu’elle avait été seule. Ce qu’elle s’était sentie loin de tout, et surtout d’elle-même. Ce qu’elle avait manqué d’air depuis des années, ce qu’elle avait atrophié son être à force de privations et de missions étriquées. Ce que ça avait été dur. Elle transforma ses larmes en un élan de joie, attrapa la main de Pauline, et la serra fort. Ce que ces simples contacts humains lui avaient fait défaut, aussi. Elle lui répondit enfin.
- Pauline, on doit aller chercher Akemi. À nous trois, on le retrouvera, ton Lazare.
Elle souriait.