Élise, comme d’habitude, restait debout au milieu du bus, une main accrochée à la barre, l’autre pianotant sur son téléphone. Elle n’avait rien d’urgent à faire mais l’urgence était un élément étroitement lié à son corps, qu’elle n’arrivait même plus à dissocier d’elle-même. Il faisait partie de sa personnalité au même titre que le perfectionnisme et la passion. Pour une fois, elle allait déjeuner avec ses parents. Ils n’habitaient pas loin, dans un petit pavillon de la ville juste à côté, un coin tranquille idéal pour les retraités de banlieue qu’ils étaient. Élise ne les voyait que de temps à autre, autour d’un repas ou d’un apéritif. Ce n’était pas une question de manque de temps. Pour Élise, dans la vie, tout était une question de priorités. Il n’y avait qu’à voir son emploi du temps extensible presque à l’infini. Sauf que ses parents ne figuraient pas dans les petites cases de ses programmes journaliers. Oh, elle ne les détestait pas, et eux non plus. Elle éprouvait même une certaine affection, même de la reconnaissance. Tout de même, ils l’avaient nourrie, habillée, logée et élevée pendant plus de dix-huit années. Ils n’avaient pas été de mauvais parents. Aimants quoique distants, à l’écoute, pas trop stricts ni trop laxistes. Ils n’avaient jamais été très embêtants et ne s’immisçaient pas dans sa vie privée. Cependant, avec le recul, Élise avait réalisé avec un pincement au cœur qu’elle les aimait en tant que parents, mais qu’elle ne les appréciait pas en tant qu’humains. Maintenant qu’elle n’avait plus besoin d’eux pour se débrouiller dans la vie, elle se rendait compte qu’elle n’avait plus grand-chose à leur dire, lorsqu’il n’était plus question des devoirs, des lessives et du repas de midi. La politique était un sujet tabou, et elle souffrait beaucoup de ne pas pouvoir leur tirer une seule phrase un peu engagée, ou qui aurait traduit des affinités avec tel ou tel mouvement de pensée. Élise avait donc dû se forger par elle-même sa conscience politique, ses idéaux, ses convictions, à travers ses études supérieures, ses amis, les informations. Elle en avait déduit que soit ses parents étaient des gens déconnectés du reste du monde, enfermés dans leur petite maison et leur petit potager, soit ils avaient des idées politiques un peu honteuses qu’ils n’osaient pas lui avouer. Parfois, elle s’imaginait qu’ils étaient racistes, et elle frissonnait d’horreur. Tout de même, elle savait qu’ils déploraient certains de ses choix de vie, même s’ils ne lui faisaient jamais de reproches directs. Elle avait bien remarqué leurs coups d’œil dépréciateurs sur ses mollets non épilés, leur étonnement quand elle prenait le seul plat végétarien du restaurant, et leur petit air de déception quand elle leur confirmait que non, elle n’était toujours pas en couple, et ne comptait pas avoir d’enfants. Élise les soupçonnait de la prendre pour une bobo excentrique et prétentieuse, tandis qu’elle les jugeait étriqués dans leur petit confort et des préjugés qu’ils ne remettaient jamais en question. Alors ce déjeuner de famille, comme tous les précédents et ceux à venir, elle l’appréhendait un peu. Elle reconnaissait la boule qui lui macérait le ventre à chaque fois qu’elle retrouvait ses parents en tête à tête. Quel dommage qu’elle n’ait pas de frère ou de sœur pour lui apporter un soutien moral et une deuxième opinion sur eux... Au restaurant, elle ne prendrait pas d’entrée ni de dessert, quitte à manger un morceau en rentrant à la maison. Il lui fallait écourter au maximum ce moment difficile mais nécessaire pour maintenir un semblant de lien familial. S’ils insistaient, elle prétexterait une migraine – ce qui n’était qu’un demi-mensonge, puisque les cocktails de la veille lui avaient donné de violents maux de crâne depuis le début de la matinée. Sur ces réflexions, le bus a tourné brusquement à gauche dans un virage très serré, et le sol s’est mis à tanguer. Élise s’est raccrochée de peu à la barre qu’elle tenait mollement entre ses doigts, mais un jeune homme moins alerte lui est tombé dessus. Il n’était pas gros, mais sa grande taille impliquait un grand poids, ce à quoi le petit corps d’Élise n’a pas su résister. Ils se sont entraînés l’un l’autre dans une chute commune ; Élise s’effondrant sur elle-même, lui l’écrasant de son mètre quatre-vingt-dix. Dans le bus, tout le monde les regardait avec de grands yeux effarés. Certains se retournaient pour rire sous cape. Manu s’est extirpé avec difficulté de ce méli-mélo de jambes, de sacs et de manteaux. Il a replacé ses lunettes dans le bon axe sur son nez et s’est relevé en avisant la jeune femme étalée de tout son long. Il a réprimé un cri juste à temps : la femme aux reflets verts. Ça par exemple, pour une coïncidence ! Il avait fallu qu’il tombe sur elle, forcément… On avait connu mieux, comme technique d’approche.
- Excusez-moi, vraiment, je suis désolé, a-t-il bredouillé. Je ne vous ai pas trop écrabouillée ?
La femme aux reflets verts – qui n’en avait plus du tout à l’heure actuelle – ramassait rageusement le contenu de son sac à main qui s’était répandu sur le sol. La question était idiote. Manu se mordillait la lèvre inférieure, regrettant déjà sa phrase.
- A peine, a-t-elle ironisé en se relevant, ignorant la main tendue de Manu.
- Je vous ai fait mal ?
- Non, ça va.
- Je ne sais pas ce qui s’est passé… C’est ce bus, qui…
- Je sais, je sais, l’a-t-elle coupé avec impatience. La prochaine fois, apprenez à vous tenir à une barre, ou alors asseyez-vous.
Sur ces mots, le bus a freiné à l’arrêt Brugères, et la femme aux reflets verts est descendue sans lui accorder un regard.
Manu était furieux. Contre le conducteur qui ne savait pas conduire, contre lui-même qui n’avait pas su se tenir, et contre la femme aux reflets verts qui avait un gros déficit de respect et de sympathie. Il avait hâte d’arriver chez Benji et d’y retrouver tous ses copains pour oublier ce qui venait de se passer. Il fallait arrêter de penser à cette femme qu’il ne connaissait pas. Comment avait-il pu croire que, sous prétexte qu’ils regardaient les mêmes films, qu’ils fréquentaient les mêmes endroits et qu’elle était jolie, elle ne pouvait pas être exécrable et hautaine ? Il fallait faire une croix sur elle au plus vite, au risque de se retrouver avec un cœur en morceaux.
Sous l’abribus de l’arrêt Brugères, Élise était furieuse. Contre le conducteur qui ne savait pas conduire, contre le jeune homme qui n’avait pas su se tenir, mais surtout contre elle-même. Qu’est-ce qui avait bien pu lui passer par la tête ? Au fond, elle le savait. C’était encore un coup de son orgueil mal placé. Il l’avait fait descendre fièrement du bus pour planter là le jeune homme, sa maladresse, et les regards moqueurs des passagers. Résultat des courses : elle attendait le prochain bus, puisqu’elle avait quitté le véhicule sept arrêts trop tôt. Elle pouvait déjà se représenter les mines agacées de ses parents derrière un sourire de façade lorsqu’elle arriverait en retard, lui lançant par-dessus leur salade : « Tu ne nous en veux pas ? On a déjà commencé ! » Quelle conne, mais quelle conne ! se répétait-elle les dents serrées. Sa tête lui faisait atrocement mal et elle luttait pour garder les yeux ouverts. La clarté du jour lui transperçait les pupilles. Elle aurait mieux fait d’être plus raisonnable et de ne pas autant boire, la veille. Et puis cette chute, devant tout le monde… Quelle honte, mais quelle honte elle avait eu !... Il y avait probablement des gens qu’elle connaissait, du moins qu’elle recroiserait, dans ce bus… Pour eux, elle ne serait plus que celle qui s’est ramassée dans un bus bondé. Et si cela arrivait aux oreilles du Barreau, et qu’on lui ressortait cette histoire en audience, en plein milieu d’une plaidoirie ? Monsieur le président, comment pouvez-vous accorder du crédit aux arguments de Me…, qui ne sait même pas tenir debout quand il y a une petite secousse dans un bus ? Cela interroge sur ses capacités à rester solide en toute situation… Élise en avait la chair de poule. Sa carrière ruinée, tout ça à cause d’un maladroit ! Oh, non, elle ne se laisserait pas faire. Elle n’avait pas été très gentille avec lui, peut-être même un peu, comment dire, un peu sèche, mais franchement, avec sa taille de basketteur et la longueur de ses jambes, il aurait pu faire un effort de stabilité. Elle s’était rarement sentie aussi ridicule que ratatinée sous un inconnu en public.
En montant dans le bus suivant, elle se demandait quelle excuse elle allait sortir à ses parents pour justifier son retard. La vérité était trop fantaisiste.