III. Une famille de magouilleurs

Notes de l’auteur : Genèse, chapitres 29 à 30
Jacob a épousé les filles de Laban : Léa, qu'il n'aime pas, et Rachel, dont il est amoureux mais qui est stérile.
Léa a eu comme fils Ruben, Siméon, Lévi et Juda.
Bilha, la servante de Rachel, a eu comme fils Dan et Nephtali.
Zilpa, la servante de Léa, a eu comme fils Gad et Asher.
Jacob travaille comme berger pour son beau-père Laban. Laban accepte de lui donner comme salaire tous les moutons tachetés ou rayés qui se trouvent dans son troupeau. Laban a confié à Jacob un troupeau composé uniquement de bêtes blanches, et a laissé les bêtes bicolores à ses fils.

« Alors, c’était comment, cette semaine avec papa ? »

Ruben sourit de toutes ses dents. L’aîné de Léa, à présent âgé de sept ans, avait pour la première fois rejoint son père dans les prés pour garder les moutons. Il fallait bien qu’il apprenne le métier, le petit !

« C’était formidable ! Il m’a fait compter les chèvres, nous en avons trois cent douze, tu te rends compte ? Grand-mère Rebecca lui a donné plein de conseils pour la reproduction. J’espère que ça va marcher et que les petits naîtront avec des marques noires partout sur le corps. »

Léa sourit. Laban s’était montré malhonnête envers Jacob à deux reprises : premièrement en lui donnant elle-même, Léa, comme épouse au lieu de Rachel ; deuxièmement, en lui promettant comme salaire tous les petits tachetés qu’il parviendrait à faire naître d’un troupeau d’animaux entièrement blancs. Apprendre que son mari flouait son père en retour n’était pas pour lui déplaire.

« Oh, et j’ai ramassé des fleurs pour toi. Regarde comme elles sont belles ! »

En voyant la trouvaille de son fils, Léa resta bouche bée.

« Ce sont des mandragores ! Ces plantes redonnent la fertilité à celles qui l’ont perdues.

- Oh, ça veut dire que je vais avoir encore des petits frères ? »

Il n’avait pas l’air enthousiaste.

« Maman, maman, moi je veux bien un petit frère !

- Tu as déjà Gad et Asher, mon cœur, répondit Léa à son dernier-né.

- Mais ce ne sont pas vraiment mes frères, répliqua Juda. Ce sont les fils de Zilpa, c’est Siméon qui me l’a dit.

- Siméon, gronda Léa, je t’avais dit d’attendre qu’il soit plus grand. Je ne veux pas que les petits soient moqués parce qu’ils sont les fils de la servante. »

Siméon haussa les épaules et retourna jouer aux quilles.

 

* * *

 

De Tobiel, fils de Galad

À Jacob, fils d’Isaac

Paddan-Aram, banlieue d’Ur

 

Estimable et respecté seigneur,

Tu as demandé à acquérir deux chamelles et un chameau de nos élevages, en échange de cinq brebis tachetées de ton troupeau. Je t’invite à retrouver mon serviteur demain dans la matinée, dans la grande plaine, afin de procéder à l’échange. Tu pourras bien évidemment vérifier la santé et la vigueur de nos chameaux avant d’accepter l’échange.

J’en profite pour te rappeler que nos chameaux sont garantis pendant trois mois. Si l’un d’entre eux venait à mourir de maladie pendant ce délai, nous nous engageons à le remplacer par un autre chameau issu de nos élevages.

En te remerciant d’avoir choisi les chameaux Galad et fils,

Veuille agréer, seigneur Jacob, l’expression de mes sentiments distingués,

Tobiel

 

* * *

 

Léa donnait le biberon à Asher quand elle vit s’approcher une très belle femme en robe brune. Sa sœur cadette, Rachel. Léa soupira. Nul doute que ses fils s’étaient vantés à qui mieux mieux du supposé petit frère à venir, et que l’histoire était parvenue aux oreilles de Dan ou de Nephtali. Et Rachel, qui désirait plus que tout porter ses propres enfants, souhaitait profiter de l’ocasion.

« Donne-moi, je te prie, un peu des mandragores de ton fils !

- N’est-ce pas assez, rétorqua Léa, que tu m’aies pris l’amour de mon mari, pour que tu me prennes aussi les mandragores de mon fils ? »

Les deux sœurs se regardèrent. Léa savait que Rachel désirait plus que tout un enfant à elle, et Rachel savait que Léa ne voulait qu’un peu d’attention de la part de Jacob. Léa s’était montrée injuste : Rachel ne lui avait pas pris l’amour de son mari. Jacob avait toujours aimé Rachel ; et sans les complots de Laban pour obtenir quatorze années de services gratuits de Jacob, Léa aurait été donnée à un homme, de moindre naissance peut-être, mais qui la désirait. Rachel n’était pas fautive, pas plus que Jacob.

Rachel vit que le regard de sa sœur s’adoucissait. Alors elle reprit, d’une voix qu’elle espérait aimable :

« Eh bien, donne-moi des mandragores, en échange de quoi il ira vers toi cette nuit. »

Léa réfléchit. Après tout, faire des enfants et des enfants et encore des enfants n’avait jamais eu le moindre effet sur les sentiments que lui portait, ou plutôt que ne lui portait pas Jacob. Rachel venait de lui offrir une chance de passer un peu de temps avec son mari. Et puis, si elle voulait lui donner d’autres enfants, il faudrait bien qu’il vienne vers elle, n’est-ce pas ? Alors elle acquiesça. Marché conclu.

 

* * *


« Pommes framboises mandragore ?

- Oui, merci. »

Rachel touilla le cocktail destiné à Léa puis lui apporta. Elle-même s’était fait une infusion de thym dans du jus de mandragore chaud, auquel elle avait ajouté du miel. En ce milieu d’automne, boissons fraîches comme chaudes étaient un délice.

Autour d’elle, les enfants jouaient à l’épervier. Dan, le chasseur, avait déjà touché Siméon, Juda et Nephtali. Asher, trop petit pour participer, tournait autour du terrain de jeu en criant maladroitement des encouragements à ses grands frères.

Les deux sœurs étaient toujours en froid l’une avec l’autre, mais elles faisaient des efforts pour renouer et cela se passait plutôt bien. Il leur arrivait même de rire ensemble, comme à l’époque d’avant Jacob. Peut-être que tout n’était pas perdu.

 

* * *

 

Jacob et Léa

ont la grande joie de vous annoncer

la naissance de leurs jumeaux

Issacar et Zabulon

 

* * *

 

De Laban, fils de Béthuel

À sa fille Rachel

Paddan-Aran, banlieue d’Ur

 

Ma fille,

Il y a une vingtaine d’années, nous étions les plus riches et les plus respectés d’Ur. Te souviens-tu comme la vie était agréable à cette époque ? Tes frères imposaient le respect et partout où ils passaient, les badauds inclinaient la tête. Ta sœur et toi étiez assaillies de demandes en mariage, chaque homme respectable surenchérissait sur le montant de la dot pour t’épouser.

Je vous ai données, toi et ta sœur, à celui que j’estimais être le meilleur de tous. Mais hélas, celui-ci s’est montré sournois et s’arrange pour prospérer sur mon dos. À présent, notre famille est sur le déclin, et bien que nous ayons encore largement de quoi subsister, c’en est fini de notre position dominante dans la région.

Aurais-tu la bonté de faire un geste pour ton vieux père ? Il te suffit d’accompagner ton mari et de surveiller ses méthodes auprès de mes troupeaux. Avertis-moi de tout ce que tu vois, de tout ce que tu entends, de tout ce que tu devines ; et peut-être, notre famille pourra-t-elle récupérer ces moutons qui nous appartiennent.

Je t’embrasse,

Ton père, Laban

 

* * *

 

De Rachel, femme de Jacob

À Laban, fils de Béthuel

Paddan-Aran, banlieue d’Ur

 

Cher père,

Je suis ravi de recevoir de tes nouvelles, et de constater à quel point tu te préoccupes de tes filles. Léa a accouché de deux jumeaux, Issacar et Zabulon, qui se portent comme des charmes, et elle est de nouveau enceinte. Quant à moi, j’ai l’immense joie de t’annoncer qu’après des années de stérilité, mon ventre a enfin accepté d’accueillir un bébé ! Je suis remplie d’espoir et Jacob déborde de tendresse à mon encontre – sans toutefois négliger Léa.

Je suis désolée d’apprendre que tes troupeaux diminuent. Peut-être devrais-tu t’en prendre à tes fils, qui les gardent mal. Mon mari Jacob, lui, ne saurait voir critiquer ses talents de berger, pas plus que son honnêteté : il respecte scrupuleusement les termes du marché, gardant pour toi les moutons blancs et pour lui les moutons tachetés. Je sais que tu as l’habitude des escroqueries, mais je t’assure que Jacob n’est pas de cette trempe.

Bien à toi,

Rachel

 

* * *

 

« Maman, maman ! Ça y est, il est né ? »

Ruben, Siméon et Lévi, qui rentraient des pâturages avec leur père Jacob, se précipitaient vers la tente de leur mère, bousculant au passage leur cadet Juda, encore trop jeune pour les accompagner. Mais Zilpa, la servante de Léa, les chassa d’un coup de balai.

« Allez-vous-en, petits chenapans ! Votre mère est en train d’accoucher, et j’ai autre chose à faire que de surveiller une bande de garçons surexcités. Vous entrerez quand je vous appellerai et pas avant. Ouste ! »

 

Léa n’entendait pas ses garçons se chamailler. Dégoulinante de sueur, elle poussait tant qu’elle pouvait pour faire sortir ce fichu bébé. Rachel lui tenait la main, anxieuse. Son accouchement à elle était pour bientôt, et ce qu’elle voyait n’était pas pour la rassurer.

Soudain, Léa hurla de douleur.

« Je vois la tête. Courage ! Tu y es presque. »

Zilpa lui apporta un linge humide et un baquet d’eau, puis elle retourna dehors vérifier que les garçons ne faisaient pas de bêtises. C’était tout de même plus pratique, se dit-elle, que Rachel ait accepté de collaborer avec Léa. Si elle avait dû à la fois surveiller les gosses et cueillir le bébé, nul doute que l’un des loustics en aurait profité pour faire une bêtise.

« Gad ! Lâche Zabulon, tu vas lui faire mal. Issacar, reviens, il y a un nid de guêpes par là ! »

Un dernier cri de Léa, et Rachel récupéra entre ses mains le petit corps du bébé. Sa bouche minuscule s’ouvrit et un hurlement tonitruant déchira leurs oreilles.

« OUIN !! »

Léa, encore tremblante, s’assit sur son lit et prit son enfant sur ses genoux. Puis elle murmura :

« C’est une fille… »

 

* * *

 

Jacob et Léa

ont la grande joie de vous annoncer

la naissance de leur fille

Dina

 

* * *

 

« C’est quoi, une fille ? demandait Asher.

- C’est comme une femme, mais en plus petit, andouille !

- C’est pas vrai. Dina, elle ressemble pas à une femme, elle ressemble à un bébé.

- C’est un bébé », confirma Bilha. La servante surveillait les petits de Léa en plus de Dan et Nephtali. Cette pauvre Zilpa était débordée entre les grands et Léa qui venait d’accoucher. « C’est juste que certains bébés deviennent des hommes et certains deviennent des femmes, continua-t-elle.

- Mais comment on sait ?

- On regarde leur sexe. Dina n’a pas de pénis comme le vôtre.

- Hein, c’est tout ? Et c’est ça qui l’empêche de devenir un homme et de posséder des troupeaux ? »

 

* * *

 

Jacob et Rachel

ont la grande joie de vous annoncer

la naissance de leur fils

Joseph

 

* * *

 

Rachel serrait dans ses bras son bébé. L’accouchement avait été terrible, mais au final, elle avait réussi. Elle l’avait fait : elle était mère. Son petit Joseph. Il avait le nez de Jacob et les oreilles de Laban. Léa s’était gentiment moquée d’elle, en lui expliquant qu’il avait juste un nez et deux oreilles, et que c’était son imagination qui faisait le rapprochement ; mais quoi qu’il en fut, c’était son petit, celui qu’elle avait porté dans son ventre.

Joseph gazouilla, et Rachel s’empressa de lui donner le sein. Tant qu’elle allaitait, elle ne pourrait pas boire de mandragore ou retomber enceinte, il faudrait attendre quelques années. Mais elle espérait que le dieu des pères de Jacob lui accorderait un autre fils.

Léa, de son côté, n’avait pas franchement envie d’avoir d’autres enfants. Ce qu’elle voulait, c’était gagner l’affection de Jacob, et c’était désormais chose faite. Elle savait qu’il ne l’aimerait jamais comme il aimait Rachel, et elle n’avait pas spécialement besoin de ces marques d’affection précises qui peuvent conduire à une grossesse, mais il l’appréciait et l’estimait. Elle avait donné naissance à sept enfants, sans compter les deux de Zilpa ; elle approchait des quarante ans, son utérus avait bien droit à un peu de repos.

 

* * *

 

De Jacob, fils d’Isaac

Paddan-Aram, banlieue d’Ur

À Rebecca, fille de Béthuel

Beer-Shéba, pays de Guérar

 

Chère maman,

J’ai la grande joie de t’annoncer que tes conseils ont été payants. Ton frère Laban est rusé, mais nous le sommes encore plus ! Parmi les techniques que tu m’as proposées, la plus efficace a été celle des branches de platane. Les boucs saillent les chèvres sous leur ombre, les chevreaux et les agneaux naissent avec un lainage bicolore, et désormais, je suis l’heureux propriétaire de presque deux mille bêtes tachetées en excellente forme. À cela s’additionnent les ânes, les bœufs, les vaches et même les chameaux. Finalement, je n’aurai même pas besoin de l’héritage d’Esaü !

D’autre part, Léa et Rachel se sont réconciliées. J’aime toujours Rachel, mais j’essaie aussi de me préoccuper de Léa : ce n’est pas de sa faute si elle m’a été donnée à la place de sa sœur ! Quant à ma Rachel, elle est au septième ciel depuis qu’elle a accouché de Joseph. C’est un adorable petit garçon, il ressemble tellement à sa mère avec sa frimousse et ses cheveux bouclés.

Cependant, Laban commence à me regarder de travers. Il est jaloux de ma réussite, et enrage de ne pas avoir réussi à monter ses filles contre moi. Pas plus tard que cette semaine, alors que je vendais des brebis, il a envoyé un huissier vérifier une à une chacune des bêtes, pour s’assurer qu’elles étaient bien tachetées de nature. Il s’imagine que je serais allé jusqu’à les grimer en utilisant de la suie ! Il devient de plus en plus pénible de le supporter, lui et ses fils et ses serviteurs.

Ainsi, si tu le veux bien, je vais quitter Ur pour revenir en la terre que le dieu d’Abraham nous avait promise. Après tout, me voilà marié, père, riche et puissant ; pourquoi resterais-je auprès d’un beau-père qui me méprise ?

Je t’embrasse très fort,

Ton fils, Jacob

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