Il y a de cela fort, fort longtemps.

Il y a de cela fort, fort longtemps.

Le poids du bois que Tess transportait commençait à lui cisailler les épaules et à lui tordre le dos mais il ne s’arrêta pas.
Il se dit que les Dieux le regardaient peut-être et que ce n’était pas le moment de flancher.

Devant, derrière et sur ses côtés, il commençait à en voir d’autres que lui s’avancer seuls ou en famille vers le lieu du Brasier.
Des groupes de femmes et d’hommes s’attroupaient aux croisements des chemins pour y construire des bûchers qui, une fois allumés, permettraient aux convives de rentrer chez eux au milieu de la nuit en toute sécurité.

Tess passait devant eux, saluant parfois des connaissances et croulant sous sa propre charge qu’il réservait au Grand Brasier. Il se rassurait de savoir que tous ces feux, le grand et l’ensemble des plus petits, cracheraient de toutes leurs flammes lors de son trajet de retour.

Il avait lui-même chargé son propre foyer avant de partir, dans l’espoir qu’il reste flamboyant jusqu’à ce qu’il soit rentré, protégeant la ferme des mauvais esprits en son absence. Il pensa à sa femme laissée seule là-bas et baissa les yeux vers la terre, inquiet.

La main de Tess se resserra sur le cordon qu’il tenait. Il tira doucement dessus pour inviter le mouton qui le suivait à avancer un peu plus vite. Il en avait choisit un beau de son cheptel, en pleine santé et du bon âge. Un qui aurait pu lui rapporter gros. Les Dieux s’en rendraient compte, pensa-t-il.

Et pourtant, Tess n’était pas rassuré et accéléra encore le pas. 
Il avait vu en partant de chez lui une nouvelle empreinte d’ours aux abords des enclos. 
Alors il voulait arriver au sommet de la Montenn avant que le soleil ne soit entièrement couché. Rejoindre l’assemblée et le grand feu avant que la nuit ne mange la vallée.

La sueur trempait sa tunique et son corps se recroquevillait sur lui-même pour vaincre la fatigue, lorsqu'il aperçut enfin au sommet de la grande colline des immenses doigts de pierre pointant vers le ciel.

La vue de ces aiguilles le rasséréna, il arrivait au bout de son trajet.

Personne ne savait qui avait ainsi couronné la Montenn de ces imposantes dents de roche, hautes de plusieurs corps. Certains disaient les ancêtres, d’autres les Dieux, mais si même les Uddries n’osaient se prononcer sur ce mystère alors Tess savait qu’il n’était pas la peine de chercher une réponse.

La présence de ces rochers rendait le lieu sacré depuis, semblait-il, la nuit des temps ; et c’était au milieu du Cercle que le Grand Brasier serait allumé cette nuit pour fêter le soleil.

Lorsque Tess atteignit enfin le sommet, les imposantes masses des monolithes se détachaient en sombre sur le ciel devenu rouge. Il était arrivé à temps. La foule commençait à se rassembler, des enfants jouaient entre les tables installées à la va-vite et les rondins posés en guise de bancs, des femmes et des hommes assemblaient le bois, les vivres et les tonneaux de cerveise. 
Certains reconnurent Tess et le gratifièrent d’un sourire compatissant, d’un regard grave ou d’une tape amicale. La nouvelle de l’étrange maladie de sa femme avait déjà commencé à circuler.

Il amena son mouton et son bois près du bûcher. 
Au cœur d’un rassemblement de saies blanches et de croix il reconnut la silhouette de l’Uddrie du village qui palabrait avec ses semblables. De loin, elle posa son regard sur le mouton et le bois apportés par Tess. Elle acquiesça discrètement en sa direction puis se détourna et reprit sa conversation.

Tess abandonna son paquetage et son offrande et se tint là, au sommet de la Montenn.
Le point était le plus haut de la région. Il voyait tout autour de lui les tracés de feux s’allumer dans la campagne, de chemins en chemins, de champs en champs ; pointillés de flammes et rides de lumière dans le soir qui petit à petit l’emportait sur le jour.

Il voyait le soleil perdre la bataille, roussir de son dernier effort avant de sombrer derrière l’horizon. Le Grand Brasier devait être allumé avant que l’astre ne disparaisse, le feu prenait alors la relève du Dieu et les humains, ainsi, le remerciaient et le fêtaient dignement.

Tess se joignit d’abord aux préparatifs, ce qui lui occupa les mains et l’esprit. 

Mais lorsque le soir se changea en noir et que la fête commença pour de bon, lorsque le gigantesque feu cracha de toutes ses flammes pour remplacer le Dieu, lorsque lyres, harpes et trompes à tête de sanglier se mirent à tinter, Tess, contrairement à ses camarades, n’eût pas l’esprit à chanter.

Ébloui et trop mal à l’aise, il s’éloigna de la brûlure du Brasier pour s’asseoir à l’écart sur un rondin de bois. L’Uddrie l’avait enjoint à danser pour attirer la bienveillance des Dieux et des fées, mais comment le pourrait-il ?

Il observa de loin les autres frémir et chanter pour lui, boire et rire pour lui. Fêter et prier pour lui et pour sa femme. 
Il vit son mouton être sacrifié, tranché, cuit et partagé entre les convives. Son Uddrie avait tenu à se charger elle-même du rituel, Tess l’en remercia en pensée.

De son point d’observation, il put constater l’emprise de la cerveise montant à la tête des hommes et des femmes, parfois même des enfants qui se fournissaient dans l’ombre. Les odeurs de graisse brûlée et de fumée emplissaient maintenant les narines à étouffer. La foule et ses corps, prolongés d’ombres sans fin et tremblotantes, se tordaient de plus en plus, mi-ténèbres, mi-lumières, scintillants, mouvants ; motifs exaltés. 
Tess entendit les chants se transformer en cris de ralliement, les claquements de mains devenir grondements et vit les danses devenir transes. 

Puis il sursauta de peur. Venue de nulle part, une main s’était posée sur son épaule, le glaçant de l’intérieur.

Mais ce n’était pas un mage qui s’était faufilé jusqu’à lui. Dans son champ de vision apparut la jeune Betua, dansante et tactile, l’attirant à elle et l’invitant d’un clin d’oeil à la rejoindre dans les réjouissances. 
Tess en fut agacé. Il pensa à sa femme souffrant le martyr à quelques lieues de là et lança un regard noir à la bergère en lui repoussant la main.

La jeune femme ravala sa surprise, fronça les sourcils et s’en fut explicitement trouver un autre partenaire.