Il y a de cela fort, fort longtemps

Par itchane


Il y a de cela fort, fort longtemps.


 

Tess resta un peu auprès du bûcher. Il se sentait bien, là, la peau brûlant presque de la présence si rapprochée des mèches embrasées du foyer.
Il laissa ses pupilles s’éblouir du blanc incandescent et ses narines se remplir de la fumée rougeoyante. Fallait-il vraiment repartir ?

Oui, il le savait.
Chaque instant passé ici le retenait trop loin de la sécurité de sa ferme.
Là-bas serait le vrai soulagement.

Alors le berger vérifia que sa torche n’était pas encore prête à s’éteindre et, la protégeant de nouveau de sa cape, il reprit sa descente vers la vallée.

Sous ses paupières dansaient à chaque clignement les tentacules ardentes du bûcher qu’il venait de quitter à regret. Cela le rassura de se dire qu’ainsi, sa protection était peut-être toujours un peu là, avec lui.

Tess avança prudemment, pierre après pierre, pas après pas, sentier après sentier ; feu après feu.

Enfin, bouillant et glacé à la fois, Tess arriva auprès de ses terres. Il reconnut la découpe de sa ferme, tâche de suie rectangulaire sur le ciel argenté.

Il s’inquiéta pourtant de ne voir aucun scintillement, aucun rayon venir dorer le pied de la porte ou les entrelacs de chaume de son toit. Le souffle du berger se coupa. Le foyer qu’il avait pourtant garni à foison avant de quitter sa ferme se serait-il éteint en son absence ?
Depuis combien de temps sa maison n’était-elle plus protégée des mauvais esprits ? Qu’en était-il de sa femme, dans quel état la retrouverait-il ?

Pendant un court instant, seul dans la nuit, accroché à sa torche, Tess se demanda s’il voulait rentrer chez lui ; et cette pensée lui fit du mal. Il la chassa violemment de sa tête et s’avança vers la bâtisse.

Ses pensées s’était tournées vers elle toute la soirée, pressé de la rejoindre.
Alors qu’il n’était plus qu’à quelques pas de la porte d’entrée, sa ferme lui semblait froide, lugubre, étrangère. 

Il suffirait pourtant de rallumer le foyer, se disait Tess. D’ajouter des brindilles, du bois, de poser sa torche sous le petit monticule pour qu’il s’embrase et tout reviendrait dans l’ordre, voulait-il croire.

Il n’avait qu’à pousser le battant et s’y atteler.

Tess s’avançait enfin quand un bruit inattendu sur sa gauche le fit sursauter.
Des bruits de pas crissaient et s’approchaient. Il plissa des yeux pour voir à travers le noir mais il ne distinguait rien.

― Qui est là ? demanda-t-il tremblant.

Il n’eût pas de réponse.
Un froid soudain et mordant le prit au corps et le fit frissonner.

Cette nuit ne finirait-elle donc jamais ?

Nerveux, il agita son faible éclairage en tout sens jusqu’à voir apparaître des reflets ambrés danser près de lui.
Il sursauta et se recula précipitamment de la silhouette ainsi révélée. À trois pas de lui, un homme vieilli se tenait debout, immobile, le fixant de ses deux fentes noires taillées à la serpe qui rappelèrent une fois de plus à Tess la petite sculpture donnée par Blanda.

Pendant un court instant, il pensa l’avoir encore dans sa sacoche, mais son poids lui manqua. Il se rappela avec amertume l’avoir donné à l’étrangère et regretta son geste passé. La protection de ce talisman, dont il ne voulait pas il y a un mile, l’aurait maintenant rassuré face à ce nouveau venu.

― Qui es-tu ? l’interpella Tess.
― Je ne suis qu’un vieux voyageur fourbu, répondit l’homme. M’offrirais-tu l’hospitalité pour la nuit ? Je ne te dérangerai en rien et serai reparti dès demain.

Tess observa l’étranger. Sa longue cape ondulait sous les effets d’un vent que le berger ne percevait pas sur sa peau. Elle semblait aussi vieille et usée que son propriétaire et Tess cru même pouvoir discerner le mur de sa ferme au travers.

Une fois de plus, le doute et l’angoisse revinrent le hanter.
S’agissait-il d’une épreuve placée sur sa route par les Dieux ? Ou un esprit vengeur venu le dévorer ? Ou peut-être le vieux voyageur fatigué n’était autre qu’un vieux voyageur fatigué.

― Vois par toi-même, lui dit Tess en pointant du doigt le pied de sa porte, mon foyer s’est éteint alors que j’allais au Grand Brasier.
L’étranger ne suivit pas son regard mais resta figé, envouté par la torche de Tess.
― Je n’ai plus de bois à l’intérieur, continua le berger, forçant sur sa voix pour se rassurer. Vas m’en chercher dans ma réserve, juste au bout du champ pendant que je prépare la table, alors je t’accueillerai. 
L’homme ne bougea pas.
― Regarde, ajouta Tess en pointant du doigt vers un petit monticule au delà de sa ferme. On la distingue d’ici, va me prendre du bois pour le feu et tu entreras.
Il ponctua cette fois sa demande d’un mouvement de tison vers l’étranger qui tourna enfin le visage vers la réserve.
― Va, et tu entreras, je vais préparer la table pour deux, insista Tess agitant de nouveau la flamme vers le visiteur.
L’homme hésita, les yeux de nouveau rivés vers la lueur mouvementée mais au grand soulagement de Tess, il se tourna lentement vers le bois et fit un premier pas vers le champ.

Tess ne bougea pas. Il voulait que l’homme soit bien plus loin avant de tenter d’ouvrir la porte de sa ferme que plus aucun feu ne protégeait.

L’étranger avançait à pas comptés et se retournait régulièrement.
Tess ne le lâchait pas du regard et attendait fermement derrière son brandon qu’il se soit encore éloigné un peu plus.

Lorsqu’il vit l’homme enfin arrivé au tas de bois et ne put espérer le voir s’engager plus au delà, Tess tourna d’un coup sur ses talons et couru vers la porte.

De l’épaule, il cogna brusquement le battant pour l’ouvrir au plus vite et pénétrer dans la maison. 
Avant d’affronter la pénombre qui y régnait, il se retourna pour surveiller la position de l’inconnu. Son cœur s’accéléra. 
L’homme n’était plus au tas de bois. Il était déjà à mi-chemin du retour et avançait à une vitesse impossible. Il mangeait la distance qui les séparait, le bas de sa robe coulant sur l’herbe et sa cape flottant derrière lui.

Pris de panique, Tess se précipita dans le ventre de sa ferme et courut vers le foyer. Il le contourna en trébuchant sur tout ce que ses pieds rencontraient. Guettant l’entrée, il plaça sa torche au plein cœur des braises, ajouta du bois au dessus de la flamme et se mit à genoux pour souffler sur les étincelles et les rougeurs.

Le feu ne prenait pas. Il souffla, souffla, mais le bois ne fumait toujours pas. Affolé, Tess vit se dessiner dans l'encadrement de la porte le tracé grandissant d’une robe qui coulait sur le sol et d’une cape qui flottait derrière elle.
Alors que l’homme, triomphant, allait passer le pas, Tess se saisit soudain de toutes les herbes et épices qu’il pu trouver auprès du foyer et les lança sur les buches.
Trouvant enfin festin à leur goûts, les flammes quittèrent la torche pour dévorer poudres et feuilles en un concert de fulminations et crépitements, d’étincelles et d’éclats brûlants.

Tess leva les yeux vers l’inconnu mais ne vit rien de plus que le rectangle laissé vide de l’entrée. L’homme avait disparu.

Dans l’âtre, de petites flammèches commençaient à poindre un peu partout sur le bois, encouragées par l’engloutissement des proies faciles qui leur avaient été présentées un instant plus tôt.
L’air s’était empli d’une odeur complexe et dense, mélange d’aromates et d’essences brûlés. L’émanation ne repoussa pas le berger. Il approchait toujours plus son visage vers le feu, jusqu’à sentir sa morsure sur la peau. Pour la première fois de la soirée, il souffla enfin.

Et pour la première fois depuis bien trop longtemps, il repensa à sa femme, couchée juste derrière lui, plongée artificielement dans un sommeil souffrant. Il culpabilisa de l’avoir oubliée, de l’avoir perdue au cœur de ses angoisses.

Il n’osa pas aller la voir tout de suite, de peur de ce qu’il découvrirait sous les couvertures après une si longue absence. Pour repousser l’instant, il préféra aller refermer la porte d’entrée, jetant un dernier coup d’oeil dehors. Personne.

Il était temps d’aller rejoindre Manta. Il se tourna vers le fond de la bâtisse et s’avança vers leur couche.

Puis se figea.

Une grande et large masse sombre se tenait devant le lit de sa femme.

― Manta ? questionna Tess sans y croire.
― Non. Ce n’est pas Manta, répondit une voix grave qui fit vibrer l’air.

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Syanelys
Posté le 16/06/2025
Coucou Itchane !

Quelle nouvelle épreuve ! Tess est toujours harcelé et confronté à un cocktail de peur, de légendes et d'esprit ! Il voulait seulement retrouver la chaleur de son foyer et soutenir sa chère et tendre...

Là, tu essaies de nous faire flipper ! La rencontre glaciale avec le vieillard, la petite ruse pour le tenir à l'écart, la fameuse ombre projetée sur le sol qui semble être liée à la forme d'une Sorcière... et cette présence non-souhaitée dans leur chambre ! Ne traumatise pas trop notre Tess hein ? A force, on s'y attache et il est plus qu'exemplaire face à toutes les épreuves subies !

Très joli chapitre, très bien maitrisé. Descriptions comme états d'esprit font toujours mouche pour moi. J'ai bien aimé la nouvelle allusion à la Trinité ! J'espère que Tess ne finira pas en sorte d'Elu devant faire le sacrifice ultime de Manta !

Au plaisir de lire la suite !
itchane
Posté le 13/07/2025
Coucou,

merci beaucoup pour ce commentaire.
J'ai effectivement l'impression que l'arc Tess est celui qui fonctionne le mieux et qui vous plait le plus à tous ^^
Cela me redonne du courage pour un jour réécrire complètement ce texte : )
Au moins ça je n'aurai pas à le retoucher tellement ^^"

Merci encore Syanelys : D
Erwel.le
Posté le 13/02/2025
Wouah, c'est glaçant (et génial, du coup).
Je suis vraiment curieuxe de connaître le lien avec l'histoire de Sorc (mais ce n'est pas une remarque pour que tu changes quoi que ce soit, car l'alternance me paraît bien fonctionner - d'ailleurs la tension monte en parallèle dans les deux scénarii, je suppose que c'est voulu ? ).

La tension entre le soulagement de Tess qui approche de chez lui et l'obstacle de l'esprit, puis l'affrontement avec celui-ci, est efficace et tient en haleine. J'aime beaucoup la ruse qu'il utilise, cela me fait penser à tout l'univers des contes, où les héros font face à des diables, des esprits mauvais, des fantômes, et s'en sortent par des entourloupes ( contes islandais, notamment, je ne sais pas si tu les connais, mais ils sont assez horrifiques, avec des esprits malfaisants). En tous cas, j'aime bien la façon dont tu te réappropries une mythologie, que je ne situe pas exactement - et tant mieux - pour l'insuffler dans cette histoire, et nous faire vivre les anciennes peurs qui restent sans doute intactes dans un potentiel inconscient collectif.

La fin est terrible (comment peux-tu nous laisser avec un tel suspens :-D ). J'ai l'impression que Tess va rencontrer la Mort (un peu comme dans Terry Pratchett mais en vachement moins drôle).

Ce chapitre suscite mon enthousiasme, comme cela transparait peut-être.

PS : Le bonjour de la part de Liné qui passe par là, à qui je viens de dire que je commente ton histoire :-)
itchane
Posté le 13/02/2025
Coucou !

Hahaha, comme j'aimerais avoir ne serait-ce que 1% de l'humour et la fantaisie de Pratchett <3 Effectivement la future rencontre risque d'être un peu différente ^^

J'espère que le lien avec l'histoire de Sorc se fera fluidement, il n'y a plus que trois chapitres d' "il y a fort fort longtemps" à venir, on approche donc d'une première salve de révélations : )

Pfiu j'espère vraiment que la suite sera bien du coup , pour ne pas décevoir x'DDD

Merci de nouveau pour le temps pris à lire et commenter ainsi !

PS : Oh Liné ! <3 Un grand bonjour à elle : D
Erwel.le
Posté le 20/02/2025
Oh, je ne veux pas que ça te mette la pression pour la suite :-o ; franchement, t'inquiète pas - j'ai décidé de suivre les aventures de Sorc jusqu'au bout, de toutes façons :-). Et quelle que soit la suite, ça n'enlève rien à la qualité de ton travail. Franchement, l'atmosphère est là, la complexité des personnages aussi, ainsi que ce monde de magie et de sorcellerie qui ressemble aussi beaucoup au nôtre ; c'est déjà énorme et c'est déjà là.
Raza
Posté le 12/02/2025
Nlooononononononono..... Là, fiouf, je suis en train de lire ça à la lueur d'une petite lampe, tu m'as mis une de ces frousses !
Le début de la rencontre ressemble un peu trop à l'autre rencontre, je trouve, mais le reste est tellement poignant ! Je nz suis pas sûr que lancer des épices sur un fzu le fasse repartir, mais je ne suis pas expert barbecue
^^
Un point orthographe, on dit un tentacule et pas une tentacule.
À bientôt (rude journée pour moi, jz dois dodo tôt)
itchane
Posté le 13/02/2025
Hello Raza ^^

Pour les épices je pensais surtout que ça ressemblait à des toutes petites brindilles, en terme de combustibilité, vu que ce sont en fait des herbes sèches... et que donc ça devait brûler facilement...
Ah ! En lisant "épices" tu as pensé peut-être genre les poudres comme curry ou curcuma ? Je devrais mettre "herbes aromatiques" plutôt alors ?

En tout cas merci, comme toujours, pour ton commentaire ^^
Raza
Posté le 13/02/2025
Oui, épices pour moi c'est cannelle ou curry....
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