Iles flottantes

Un dimanche paresseux se lève sur Paris. Le temps est maussade, de gros nuages gris cachent le ciel et le soleil, la pluie menace. Des bourrasques de vent font tomber les dernières feuilles mortes sur les trottoirs, c’est un jour à rester au lit avec un bon livre et une tasse de chocolat chaud. Suivant cette philosophie, Zoé reste le plus longtemps possible sous la couette douillette avant de se décider à se lever vers onze heures. 

 

  • J’ai vraiment exagéré ce matin, il est tard, se dit-elle en tendant l’oreille pour savoir si Lucia dort encore. N’entendant aucun bruit, Zoé se lève et dirige sur la pointe des pieds vers la chambre de Lucia dont la porte est simplement poussée, et jette un coup d’œil. Le lit est vide. Elle a dû partir faire des courses et m’a laissé dormir ! Allez, une tasse de thé et une bonne douche, c’est essentiel !

 

A peine a-t-elle terminé ses ablutions que Zoé entend la clé tourner dans la serrure, et Lucia entre, chargée de deux gros sacs remplis de victuailles et produits divers. Zoé enfile vite un jean et un tee shirt et sort dans le couloir pour l’aider à décharger et ranger.

 

  • Ciao Zoé, hai dormito bene ? [1]
  • Salut Lucia, oui, bien, merci, mais tu aurais dû me réveiller, je t’aurais aidée pour les courses, ces sacs sont lourds à porter !
  • Zebediah mi ha aiutata [2], on a fait les courses ensemble. On a rendez-vous à quatorze heures pour la promenade. Pranzeremo e dopo andremo a fare una passeggiata.[3]
  • D’accord. Tu as prévu quoi pour ce midi ?
  • Risotto con verdure, insalata verde, un po ‘di gorgonzola con pane fresco e fragole [4]
  • Hum c’est parfait ! complètement italien et savoureux ! Dis, ça me donne une idée, est-ce tu serais d’accord pour que je te filme pendant que tu prépares le risotto ? Je voudrais mettre quelques vidéos sur le site. Je demanderai aussi à Eugénie et Léontine, et à Sarah et Rose si elles veulent bien de me laisser les filmer pendant qu’elles font une recette à leur façon.
  • Non c'è nessun problema per me, andiamo ! [5]
  • Si tu parles en italien, il me faudra faire la traduction en simultané ! les internautes ne seront pas tous bilingues !
  • Eh bien on verra comment tu te débrouilles en italien !
  • Eh ! je progresse à force de t’entendre tous les jours !
  • Ma questo è il mio obiettivo, mia ​​carissima ! Per prima cosa preparo l'insalata, e quando sarà pronta, lo farò il risotto. [6]
  • Souviens-toi qu’on n’a pas le droit à l’erreur, je ne pourrai pas filmer deux fois !
  • Si, sarò molto attento.[7]

 

Une fois que la salade est prête, les fraises lavées et le couvert mis, Zoé prend son téléphone portable tandis que Lucia enfile un beau tablier à fleurs. Lucia dispose les ingrédients et les ustensiles sur le plan de travail, tout en expliquant ce qu’elle fait en italien. Zoé traduit derrière elle en français et enregistre toute la scène. Puis Lucia commence à cuisiner le risotto en détaillant avec de nombreux gestes toutes les petites astuces qui permettent de réussir cette spécialité transalpine. Zoé essaie de ne pas trop bouger en filmant, mais tout de même de capter de jolis points de vue, sur la main qui tourne la cuillère en bois, sur la casserole qui étincelle sous la lumière de la cuisine, sur le riz qui commence à gonfler, sur le couteau qui découpe les petits légumes en dés minuscules, sur la râpe qui transforme le parmesan en poudre d’or.

 

Au bout d’une bonne demi-heure, le risotto est prêt pour la dégustation, Zoé termine la prise de vue par une image de la louche qui remplit l’assiette, et de la main qui dépose une feuille de basilic frais sur le plat fumant. Lucia et Zoé passent à table et dévorent le risotto, la salade, le fromage et les fraises, avant de visionner l’enregistrement. La scène est si comique, entre la grandiloquence de Lucia qui en fait des tonnes et la traduction hésitante de Zoé qu’elles éclatent de rire et même pleurent de rire.

 

  • Tu crois que j’ose publier cette vidéo ? ça fait suffisamment sérieux ?
  • Oh oui, c’est très sérieux, c’est pour ça que c’est si drôle !

 

On frappe à la porte. C’est Zebediah qui vient les chercher pour la promenade dominicale.

 

  • Entre Zebediah, on allait prendre le café, tu veux une tasse ?
  • Volontiers.
  • Est-ce que Hassan aimerait se balader avec nous, on lui ferait découvrir Paris ?
  • J’appelle Eugénie, Louis déjeune avec eux pour aider à la traduction, il pourra expliquer plus facilement à Hassan.

 

Naturellement, Hassan est ravi de faire un tour avec la joyeuse équipe, même si c’est encore compliqué de communiquer. Tous les quatre se retrouvent dans la cour, bien emmitouflés pour se protéger du vent, et ils ont pris des parapluies.

 

Direction le quartier du Châtelet et ses petites rues médiévales animées. Pour une fois, plutôt que le métro, ils prennent le bus, plus pittoresque, qui traverse plusieurs quartiers avant de les déposer place de l’Hôtel de Ville. Chacun à son tour explique à Hassan en anglais ou dans un mélange de français et d’anglais avec beaucoup de gestes, les curiosités qu’ils côtoient : voici la tour Saint Jacques dans l’écrin de son square, merveille du gothique flamboyant, constellée de statues et de gargouilles qui se dressent en tous sens. Parmi les arbres qui habitent le petit jardin sillonné d’allées sablées, il y a des cognassiers dont personne ne cueille les fruits mûrs pourrissants. Puis c’est la rue des Lombards qui serpente paresseusement entre les immeubles biscornus, les magasins de vêtements et les terrasses des restaurants. Et on aperçoit enfin Beaubourg dont les vives couleurs sont incongrues dans la grisaille ambiante. Ca et là des musiciens ou des peintres des rues ponctuent leur passage d’un air d’accordéon ou de guitare, et d’un appel à leur générosité. Hassan s’exclame devant chaque nouveauté, lui qui ne connaissait de Paris que la peur, la honte et la nécessité de se cacher. Ils finissent par revenir le long de la Seine qu’ils traversent pour aller sur l’île de la Cité. Ils passent au milieu du marché aux fleurs et gagnent le parvis de Notre Dame où ils restent un bon quart d’heure à détailler avec admiration les statues, les rosaces, les sculptures. Enfin, ils longent les boîtes des bouquinistes et reviennent par l’île Saint Louis jusqu’à l’Hôtel de Ville.

 

En passant dans une petite ruelle aux maisons penchées et à l’église qui se dresse au milieu d’arbres encore feuillus, fourbus, ils s’asseyent à une terrasse de café et dégustent une boisson chaude, thé, café ou chocolat, avant de reprendre le bus et de rentrer. La nuit tombe déjà et masque la triste lumière grise. Bientôt les lampadaires s’allument, les fenêtres s’éclairent un peu partout, et tandis que le bus se faufile dans les petites rues, la pluie se met à tomber et le vent au dehors disperse les gouttes d’eau aux reflets lumineux qui dégoulinent sur les carreaux sales. A l’arrivée, l’arrêt de bus se trouve juste en face du feu rouge où Hassan tentait de recueillir un peu d’argent. Hassan fixe le triangle de chaussée trempée et ne peut en détacher ses yeux. Zoé est obligée de poser sa main sur son épaule pour détourner son attention et le faire descendre du bus avec le groupe. Hassan, en cet instant, mesure la chance qu’il a eu d’avoir quitté la rue, la pluie, le froid, la solitude, la peur, mais réalise qu’il est inutile de revenir sur ce passé qu’il vaut mieux oublier, pour aller de l’avant, et se construire une vie digne de ce nom dans son pays d’adoption.

 

Zoé, Zebediah et Lucia raccompagnent Hassan chez Eugénie où ils retrouvent Louis et Léontine attablés devant une tasse de thé chaud et des sablés à la confiture. Eugénie, émue, est si heureuse de revoir Hassan qu’elle le prend dans ses bras et le sert fort, comme s’il était parti longtemps et non pas juste quelques heures, peut être même comme si c’était un miracle qu’il soit revenu. C’est ce qu’on fait avec les gens qu’on aime profondément.

 

Après qu’Eugénie a servi du thé aux promeneurs harassés, Louis explique qu’il a terminé l’aménagement du garage et qu’il y a entreposé le vélo. Il a réalisé quelques étagères à claire voie pour y déposer des cageots pour les pommes qui seront conservées longtemps, ainsi que les pommes de terres, les oignons, l’ail et les herbes aromatiques séchées, bouquets de thym, romarin et laurier, et les amandes, noix et noisettes.

 

  • Nous irons demain avec le vélo chez Gustave et Honoré, dit-il, pour commencer à approvisionner le garage. Il nous faudra faire plusieurs voyages. Ils sont contents que nous les débarrassions de leur surplus, ils ne savent plus où mettre leur production, ils en ont trop, là c’est l’époque des courges, des potirons, des butternuts et c’est volumineux.
  • C’est entendu pour demain, répond Zoé. De notre côté, Lucia et moi avons tourné une petite vidéo de type tuto pour cuisiner un risotto aux petits légumes. Je vais le poster sur le site. J’aimerais filmer quelques recettes avec vous Léontine et Eugénie, si vous voulez bien. Et si Sarah et Rose veulent également se prêter au jeu … elles sont les bienvenues.
  • Vous venez quand vous voulez Zoé, nous sommes à votre disposition, dit Sarah.
  • Ce sont nos derniers jours avant le lancement, nous allons en profiter pour peaufiner nos préparatifs, résume Louis qui regarde tout son petit monde avec bienveillance, et non sans une certaine fierté.
  • Nous avons recruté de nouveaux bénévoles, nous vous les présenterons cette semaine, disent Léontine et Eugénie, ce sont Marguerite et Emilie, et nos premiers Messieurs, Anselme et Nino. Anselme a été cuisinier, vous pensez s’il se sent concerné par notre initiative ! Et ils font tout ensemble avec son ami Nino, alors ils viennent tous les deux ! Vous verrez, ce sont toutes des personnes motivées, elles habitent dans le quartier, pas loin d’ici. 
  • C’est parfait, très bonne nouvelle ! Alors à demain Mesdames et Messieurs ! dit Zoé qui s’apprête à partir avec Lucia et Zebediah.

 

Une fois dans l’escalier, avant de se quitter, Zebediah propose à Zoé et Lucia d’aller voir un film au cinéma du coin pour prolonger la soirée, mais les deux filles sont épuisées par la longue promenade et déclinent l’invitation. Elles n’ont qu’une envie, se laisser tomber confortablement sur leur sofa rouge, bien au chaud au milieu des coussins, et regarder sans la voir la télévision.

 

La mort dans l’âme, Zebediah rentre seul dans son appartement, dont la solitude lui pèse ce soir. Il allume une minuscule lampe rouge pour ajouter un peu de couleur dans la tristesse de cette fin du jour et met la télévision. A force de zapper sur toutes les chaînes il finit par tomber sur un film de Billy Wilder qu’il adore, la Garçonnière. Il a l’impression de partager l’isolement et la détresse du héros, et il a presque envie de se faire cuire des spaghettis pour le plaisir de les égoutter sur sa raquette de tennis. 

 

A l’étage au dessous, par pur hasard, Zoé et Lucia ont choisi de regarder le même film, c’est à la fois drôle et féroce, un sujet tout à fait adapté pour cette soirée entre filles. Elles ont chacune à côté d’elle une tasse de tisane et un morceau de gâteau au chocolat, qu’elles grignotent négligemment de temps à autre, en émettant toutes les remarques et critiques qui leur passent par la tête. Zoé se moque gentiment de l’héroïne qui se laisse abuser par un homme sans scrupules, alors que la vraie bonne personne est juste en face d’elle et qu’elle ne la remarque même pas. Lucia se moque gentiment de Zoé. Manon, aux anges d’être en si bonne compagnie, s’est roulée en boule entre les deux filles. Elle ronronne doucement de satisfaction en gardant tout de même un œil légèrement ouvert, on ne sait jamais.

 

*

 

Un pâle soleil essaie de percer le lendemain matin le brouillard épais tombé pendant la nuit. Il enveloppe les réverbères, les grands arbres et les immeubles, déformant les repères habituels des habitants. Derrière le carreau de sa fenêtre, Zoé observe les oiseaux qui se nichent dans les branches désormais dénudées. De grosses pies coléreuses et quelques corneilles se poursuivent sans pitié et se chassent mutuellement en poussant de grands cris sinistres. Ces hurlements ajoutent à la tristesse du jour leur désolation. Et pourtant, au delà des nuages bas, la ville fourmille quelques mètres plus bas, il suffirait de descendre dans la rue pour retrouver l’animation d’une journée banale.

 

Zoé a publié la vidéo enregistrée la veille sur le site. Malgré le manque de moyens pour le tournage, le petit film est amusant et pédagogique, Zoé est satisfaite du rendu.

 

Après un thé et une tartine de miel, elle descend chez Eugénie pour rencontrer les futurs nouveaux membres de l’association. Tous ont rendez-vous chez la vieille dame.

 

Zoé est accueillie par Hassan qui a changé de vêtements. Eugénie a du lui donner des habits qui appartenaient à son mari, car le look d’Hassan n’est pas très actuel. Heureusement, son sourire de plaisir à la vue de Zoé fait oublier le pantalon de velours côtelé gris trop large et trop court et la chemise à carreaux en coton épais boutonnée jusqu’au cou.

 

  • Entrez Zoé, come in ! I am learning a few words in french with Eugénie. She is a good teacher !
  • Good, Hassan, you can say ‘entre Zoé’ instead of ‘entrez Zoé’, because I am your friend.
  • Yes, alright ! [8]

 

Zoé suit Hassan dans la cuisine, qui est la pièce à vivre chez Eugénie. Les autres personnes sont déjà là, assises à la table autour de tasses de café. Il y a deux vieux messieurs très dignes et deux petites grands-mères élégantes et soignées.

 

  • Voici Zoé, dit gaiement Eugénie en se levant, Zoé, je vous présente Anselme et Nino, Emilie, et Marguerite. Anselme a été cuisinier.
  • Bonjour, dit Zoé en serrant les mains des nouveaux venus.
  • Vous prendrez bien une tasse de café ? demande Eugénie qui s’affaire dans son buffet.
  • Mais oui Eugénie, merci !

 

Zoé connaît certains visages de vue, puisque ce sont des habitants du quartier. Elle s’assoit au milieu des convives et commence à expliquer ce qui va se passer à partir de la semaine suivante. Eugénie leur a déjà présenté l’initiative, aussi les futurs membres du Faitout Magique ne sont pas surpris de l’exposé.

 

  • Donc nous aurons des réservations de prestations de cuisine faites sur notre site par nos adhérents, et ces demandes vont seront transmises par téléphone, sauf si vous avez internet. On demandera un ou deux jours d’avance, si possible, pour que vous ne soyez pas pris au dépourvu et que vous puissiez vous organiser et préparer. Les adhérents auront choisi un plat, ou des plats sur le site, parmi vos recettes, et vous irez les faire chez eux, ou bien vous pourrez les faire chez vous. On vous apportera une partie des ingrédients pour que vous n’ayez pas besoin de porter, et vous pourrez aussi cuisiner à partir de ce qu’il y aura chez les gens si vous y allez. Et pour les plats préparés chez vous, on viendra les chercher pour les apporter aux adhérents.
  • Très bien, dit Anselme qui écoute attentivement tandis que son ami Nino semble parfaitement indifférent à ce qui se passe.
  • Evidemment, ça, ce sont nos idées de départ, on fera évoluer en fonction des remarques et suggestions. On envisage de proposer aussi des cours de cuisine. Là vous irez chez les gens et vous leur expliquerez comment faire un plat ou un repas, et ils feront avec vous qui les coacherez. Ou encore on planifiera des séances avec plusieurs personnes, par exemple le mercredi avec les enfants, pour leur apprendre  à faire une mousse au chocolat ou un gâteau. Vous ne vous déplacerez pas tous seuls car il faudra veiller à ce qu’il n’y ait pas trop de chahut. Pour la sécurité, on sera attentifs à nos adhérents pour qu’il n’y ait pas de risques d’agressions. On prendra bien soin de vous.
  • Vous avez pensé à beaucoup de choses, dit Anselme. Il a un visage en lame de couteau surmonté d’une touffe de cheveux blancs raides et dressés, et une paire de lunettes jaune vif. Son ton sérieux contraste avec son look décalé, sa chemise de bûcheron rouge et verte, son jean slim et ses baskets citron flamboyantes. 
  • On a réfléchi et travaillé, mais on a sûrement oublié des détails, lui répond Zoé tout aussi sérieusement. On organisera régulièrement un point ensemble pour avoir votre feedback et pour nous améliorer en fonction de vos retours et de ceux des adhérents. Vous savez c’est un sacré pari, on ne sait pas si ça va marcher.
  • C’est seulement si on le fait qu’on le saura, conclut Nino qui semble soudain s’éveiller pour venir conforter l’opinion de son compagnon.

 

Zoé sent une certaine tension chez ces nouveaux membres, ils n’ont pas vécu la construction de l’initiative comme le premier cercle, c’est normal qu’ils soient un peu inquiets. Zoé n’est elle-même pas très rassurée. Elle note les coordonnées, les jours et les horaires possibles pour les inscrire dans son planning des disponibilités.

 

Elle a à peine terminé de récupérer les informations que Louis l’appelle par téléphone pour aller chercher les provisions chez Gustave et Honoré.

 

  • Viens avec Hassan, on fera plusieurs voyages, on se retrouve au garage.

 

Zoé laisse Eugénie avec les nouveaux recrutés, et après avoir dit au revoir à tout le monde, part avec Hassan pour rejoindre Louis. Le brouillard s’est enfin levé, mais l’humidité reste prenante, et le pâle soleil du matin n’a toujours pas réussi à percer. La journée demeure bien grise et fraîche, même s’il ne pleut pas.

 

Lorsqu’ils arrivent devant la porte du box, Louis les attend sur le seuil, le vélo à la main. Hassan propose de pédaler, Zoé et Louis le suivent à pied en direction des jardins ouvriers, Hassan se retourne fréquemment pour s’assurer qu’il ne les a pas perdus.

 

  • C’est quoi ces vêtements ridicules qu’il porte, demande Louis en fronçant les sourcils, ça ne fait pas jeune du tout.
  • Ce doit être un cadeau d’Eugénie, des habits de son mari qu’elle avait dû garder. Peu importe, au moins il a bien chaud.
  • C’est un peu limite tout de même, il n’a que dix-huit ans.
  • J’en parlerai à Eugénie, mais il ne faut pas la vexer, elle l’a fait de bon cœur.
  • C’est vrai, tu as raison.
  • Regardez Louis, il s’amuse comme un enfant avec le vélo.
  • Ca fait plaisir de le voir rire et faire des cabrioles comme ça ! Tu imagines tout ce qu’il a dû vivre pour en arriver là ?
  • Non, je crois que c’est totalement impossible, ça a dû être l’horreur absolue.

 

Gustave et Honoré les attendent, ils sont ravis de faire la connaissance d’Hassan qui le leur rend bien. Ils ont préparé les sacs de pommes de terre, les courges et les potirons, les butternuts, les cageots de pommes, les filets de noix et de noisettes, et quelques pots de miel. Comme il est presque midi, les deux frères les invitent à partager leur déjeuner très simple, des choux avec du lard et de la compote de poires. Pendant le repas, Zoé note les types de graines dont Gustave et Honoré ont besoin pour les plantations à venir. Ils conviennent qu’à chaque voyage d’approvisionnement au jardin, seront apportés les déchets organiques recueillis pour nourrir les composts. 

 

Tout l’après-midi est consacré au transport des provisions vers le garage, qui se fait en plusieurs allers et retours. En fin de journée, ils disent au revoir à Gustave et Honoré et font l’ultime voyage avec pour compléter les derniers sacs de pommes de terre, quelques bottes de radis et de carottes.

 

Avant que la nuit ne tombe, à la lumière d’une ampoule électrique, ils disposent les provisions sur les étagères précédemment installées dans le garage. L’ensemble a fière allure.

 

  • Je trouve que la porte n’est pas une sécurité suffisante, dit Louis qui secoue un peu la grande plaque de tôle en provoquant un bruit métallique d’enfer. Il faudrait la renforcer par précaution.
  • Vous savez comment faire ?
  • Non, il faudrait peut être la remplacer. Mais c’est beaucoup trop cher, on n’a pas les moyens.
  • Espérons que ça tiendra. On la changera quand on aura un peu de fonds.

 

Ils rentrent et se séparent, chacun retourne chez soi. Hassan se réjouit de retrouver Eugénie qui lui a promis un bon dîner, suivi par un cours de français cool, de type conversation. Eugénie se débrouille en anglais et n’a plus besoin que Louis traduise les échanges. Eugénie et Hassan se sont bien trouvés, ils s’entendent presque comme grand-mère et petit-fils, eux si solitaires auparavant, sont devenus inséparables depuis leur rencontre.

 

Louis est heureux de se retrouver un peu seul, il a parfois besoin de s’isoler du tourbillon qu’a soulevé Zoé et ce soir est l’un de ces moments. Il s’étend sur son lit dans sa petite mansarde et ferme les yeux. Il est à peine couché qu’il s’endort tout habillé, épuisé de fatigue après tous les préparatifs, les émotions et les démarches réalisés depuis quelques mois.

 

Zoé aussi est fourbue. Elle a envie de dormir et monte chez elle lentement en baillant presqu’à chaque pas. Heureusement Lucia n’est pas là, pas besoin de faire la conversation, aussi Zoé se fait un petit sandwich au fromage avec quelques feuilles de salade et deux tomates qu’elle mange rapidement. Puis elle se brosse les dents et se roule avec bonheur sous la couette avec Manon qui vient réclamer câlins et caresses.

 

Le téléphone se met soudain à vibrer frénétiquement, et Zoé ne répond que parce que c’est Violette qui l’appelle.

 

  • Allô Zoé ?
  • Allô Violette, tu vas bien ?
  • Mais oui, je t’appelle car je viens de recevoir un sms d’Alphonse. Il a eu un accident en Argentine avant d’atteindre la ville de Santa Rosa, dans la Pampa. Il va être rapatrié par avion, ses parents sont allés le chercher.
  • C’est grave ?

 

Violette et Zoé sont bouleversées par la violence de la nouvelle.

 

  • Je n’ai pas plus d’informations. Ses parents ont voulu qu’il soit hospitalisé à Paris, pour être près de lui.
  • Mais qu’est-ce qu’il lui est arrivé ?
  • Je ne sais pas, un accident de voiture peut-être. On ne va pas tarder à avoir de ses nouvelles, savoir où il est pour aller le voir. On se tient au courant ?
  • D’accord. Tout va bien pour toi Violette ?
  • Oui, pas de problème, Saïd et moi on s’est enfin décidés, je suis en train d’emménager chez lui.
  • C’est une bonne nouvelle. Tu as prévenu Cezary ?
  • Pas encore,  je vais l’appeler tout de suite, pour l’informer pour Alphonse.
  • On se rappelle, bisous.
  • Bisous.

 

Elles raccrochent. Impossible pour Zoé de dormir désormais, la nouvelle de l’accident d’Alphonse l’anéantit. De ne rien savoir de précis ajoute à l’angoisse qui l’étreint.

 

  • Ce n’est pas possible, il faut toujours qu’il se distingue en faisant des choses incroyables, aller en Patagonie, avoir un accident de l’autre côté de la Terre, revenir en urgence avec ses parents, mais qu’est-ce qu’il va encore inventer !

 

Zoé ne peut pas rester au lit et se lève pour aller chercher un verre d’eau. Elle entend frapper à la porte, elle regarde par le judas et voit que c’est Zebediah. Elle lui ouvre et reste sur le seuil de l’entrée.

 

  • Salut Zebediah
  • Salut Zoé, je ne te dérange pas, je vois que tu es en pyjama ? Quelque chose ne va pas ?
  • J’essayais de dormir mais je n’y arrive pas.
  • Je voulais juste te dire que je viens d’avoir mon ordre de départ. Je t’avais prévenue que ma prochaine mission était à l’étranger. Je pars pour Londres finalement.

 

Zoé est désolée mais elle n’a pas la tête à écouter les histoires de Zebediah, elle se fait trop de souci pour Alphonse. Zebediah interprète d’abord mal la préoccupation de son amie et pense qu’elle est contrariée par son départ. Zoé finit par avouer qu’elle vient de recevoir un appel de Violette et qu’Alphonse est blessé gravement à l’autre bout du monde. Zebediah est désolé pour Alphonse et Zoé, mais il est en même temps démoralisé. Car il y a toujours un événement inattendu qui vient se mettre entre Zoé et lui, et il sait qu’il ne peut pas lutter contre l’amitié que Zoé  éprouve pour Alphonse.

 

  • Je m’en vais, Zoé, je prends le train demain pour Charing Cross, alors je te dis à bientôt. Tu me donneras des nouvelles ? et des nouvelles d’Alphonse ?
  • Bien sûr, bon voyage. J’espère que ta mission sera passionnante. Zoé parle comme un automate, sans âme ni intérêt, elle est totalement absente, comme enfermée dans une bulle qui l’isole de tout contact avec Zebediah.

 

Zebediah, blessé par la froideur de la jeune femme, la salue d’un hochement de tête et remonte chez lui. Il se convainc qu’il a bien fait d’accepter cette mission qui va l’éloigner de Zoé, il ne supporte plus son indifférence, il a besoin de changer d’air, il ne peut pas continuer à attendre quelque chose qui ne viendra peut être jamais. Soulagé et persuadé d’avoir enfin pris la bonne décision, il prépare sa valise. Zoé n’a même pas demandé combien de temps il partait, seul Alphonse l’intéresse. Zebediah soupire, mais de soulagement cette fois, son cœur est plus léger, il a accepté de partir, il se sent libéré.

 

Zoé revient dans son lit avec Manon et ne cesse de se retourner dans tous les sens sans trouver une position qui lui convienne. Enfin au bout d’un long moment, elle finit par sombrer dans le sommeil, Lucia n’est toujours pas rentrée, elle a dû rester dormir chez Giambattista.

 

*

 

Zoé ne réalise pas le lendemain que Zebediah est déjà parti. Elle attend les nouvelles d’Alphonse et mécaniquement remplit sa journée de tâches monotones, ses pensées sont vagabondes.

 

Dans l’après-midi, elle descend chez Eugénie et avec l’aide d’Hassan très impliqué, ils tournent une petite vidéo d’Eugénie en train de faire une mousse au chocolat. Ensuite, ils mettent en scène chez elle Léontine, qui prépare un riz au lait. Sarah et Rose aussi sont impatientes d’être filmées et s’avèrent très pédagogues face à la caméra. Zoé est satisfaite d’avoir désormais quatre vidéos supplémentaires à intégrer au site.

 

Lorsqu’ils reviennent chez Eugénie pour la tasse de thé de cinq heures, le ‘tea time’ selon Hassan, presque aussi facétieux qu’Eugénie, leur amie est au téléphone. Elle est très volubile, et Zoé comprend rapidement qu’elle parle avec sa fille.

 

  • Colette, dit Eugénie, Zoé vient d’arriver, elle vient prendre le thé à la maison. Que dis-tu ? tu veux lui parler ? D’accord, je te la passe. Zoé, je vous passe ma fille Colette qui voudrait vous dire un mot, dit Eugénie en tendant l’appareil à Zoé.
  • Merci Eugénie, répond en Zoé qui prend le téléphone et poursuit la conversation avec l’interlocutrice au bout du fil. Bonjour, c’est Zoé, comment allez-vous ?
  • Bonjour Zoé, c’est Colette, je voulais profiter de ce coup de fil pour vous remercier pour tout ce que vous faites pour ma mère. Je ne l’ai jamais vue aussi épanouie depuis la mort de mon père. On dirait qu’elle revit ! Elle a eu des moments difficiles, des périodes d’ennui, elle a fait de la déprime, et là je la trouve plus active qu’elle ne l’a jamais été, c’est formidable de la sentir si heureuse, la tête pleine de projets ! Je n’ai pas réussi à placer un mot, c’est elle qui a tout le temps parlé, elle avait des tas de choses incroyables à me raconter.
  • Votre mère est une personne merveilleuse, répond Zoé en regardant Eugénie qui rougit jusqu’aux oreilles. Je suis désolée de ne pas l’avoir rencontrée plus tôt ! Vous savez qu’elle héberge un migrant, elle nous aide sur tous les fronts, je ne sais pas si nous aurions réussi sans elle et son courage, son humour, son intelligence !
  • Holà ! arrêtez de dire des sornettes, intervient Eugénie qui entend toute la conversation, c’est l’heure du thé. Quant à toi, Colette, si c’est pour dire des bêtises pareilles que tu as voulu parler à Zoé, eh bien je ne te félicite pas !
  • Au revoir Zoé, poursuit Colette qui s’amuse d’entendre sa mère, repassez-la-moi s’il vous plaît, et merci encore d’être si proche de Maman, c’est un vrai réconfort pour moi de la savoir si bien entourée.
  • C’est avec beaucoup de plaisir. Au revoir Colette, peut-être nous rencontrerons-nous un jour quand vous viendrez voir votre mère.
  • Oh, je ne viens pas souvent hélas, nous habitons le Canada.
  • En effet, ce n’est pas facile pour les visites, désolée je ne savais pas  …

 

Zoé repasse le téléphone à Eugénie qui termine rapidement l’appel. Après avoir bu sa tasse de thé, elle repart chez elle, soucieuse d’avoir des nouvelles d’Alphonse. Il y a un sms sur son téléphone, c’est Violette qui précise qu’Alphonse est arrivé et qu’il est hospitalisé à La Pitié Salpêtrière. Il était dans un car qui a eu un accident et qui a versé dans un ravin, heureusement pas trop profond. Plusieurs personnes ont été blessées mortellement, Alphonse a eu beaucoup de chance, il a les deux jambes brisées, ainsi qu’un bras et quelques côtes cassées. Il va tout de suite être opéré, et dès qu’il sera installé dans une chambre, il sera visible.  

 

Zoé est complètement abattue de ces nouvelles. Elle n’imaginait pas la gravité de l’état d’Alphonse, et elle réalise qu’il aurait pu mourir dans cet accident. Quelle stupidité d’être parti si loin pour finir dans un hôpital, et d’être obligé de faire de la rééducation a posteriori pendant des mois. Avec les deux jambes immobilisées, il n’est pas prêt de repartir voyager sur un coup de tête, ni de travailler.

 

Zoé termine la journée en pilote automatique, devant son pc portable, peaufinant quelques sujets sur le site du Faitout Magique, mais toujours la tête ailleurs.

 

Lucia rentre tôt et elles décident d’aller au cinéma pour se changer les idées. Ni l’une ni l’autre ne songe un instant à Zebediah, seul dans un meublé solitaire pour sa première soirée à Londres, coincé entre un restaurant indien et une quincaillerie de quartier, devant un bol de soupe à la courgette et un nan au fromage.

 

*

 

Le lendemain, Zoé reçoit enfin un appel téléphonique d’Alphonse.

 

  • Allô Zoé, c’est moi.
  • Alphonse, je suis trop heureuse de t’entendre. Comment vas-tu ?
  • Je suis sorti d’une première opération, mais il y en aura d’autres. Ils vont me refaire en plusieurs fois.
  • Tu souffres ?
  • Oui j’ai mal, mais on m’aide à supporter la douleur avec des analgésiques. C’est surtout en fin de journée que ça devient infernal, quand le calmant n’agit plus.
  • Oh mais c’est terrible. Comment est-ce arrivé cet accident ?
  • C’était en car, tu sais ils conduisent n’importe comment, les chaussées sont pourries, ils prennent les virages à grande vitesse, et puis là je ne sais pas ce qui s’est vraiment passé, mais soudain le car s’est mis à glisser latéralement vers la pente et on a versé. Heureusement il y avait des arbres énormes et ça a freiné la chute, mais je te jure que j’ai cru ma dernière heure arrivée.
  • Tu as eu la peur de ta vie !
  • C’est sûr. Malgré tout j’ai aimé ce voyage, ce sont des pays fantastiques, les paysages sont d’une beauté incroyable, c’est sauvage, c’est grandiose, j’en garde un souvenir émerveillé. Les secours ont mis un temps fou à arriver, on était en pleine forêt. C’était flippant, le silence après le fracas de l’accident, les gens qui gémissent, les bruits de la forêt ….J’ai mis un moment à émerger et comprendre ce qui s’était passé, je m’étais évanoui sous le choc.
  • Et tu as été transporté où et comment ?
  • Par hélicoptère, ils ont emmené les blessés vers des hôpitaux, puis j’ai pu prévenir mes parents, et ils sont venus me chercher avec l’assistance. Je m’en suis bien sorti, j’ai eu de la chance, d’autres y sont restés.
  • Tu dois être traumatisé !
  • Oui, d’ailleurs ici ils me font suivre par une cellule psychologique, tu imagines un peu ! ma mère est complètement dingue, elle est inquiète de tout maintenant, elle ne veut plus me lâcher d’une seconde.
  • Tu peux te mettre à sa place et comprendre.
  • Oui c’est vrai, mais bon, c’est lourd.
  • Quand est-ce qu’on pourra venir te voir ?
  • Dans un ou deux jours je pense, là ils veulent que je sois en repos intégral. Heureusement maman m’a donné son téléphone portable, et je peux appeler les amis, sinon je mourrais d’ennui.
  • Tu fais quoi pour passer le temps ?
  • Je dors, je mange et je lis des BD. Je n’ai même pas envie de regarder la télévision, ça me fatigue.
  • Dès que tu l’autorisation pour les visites, tu me le dis et j’arrive.
  • Super, j’ai hâte de te revoir.
  • Moi aussi !
  • Comment ça va ton site ?
  • On commence pour de vrai la semaine prochaine.
  • Cool ! je viendrai bientôt goûter tes bons petits plats !
  • Tu n’es pas prêt de monter les cinq étages à pied !
  • Quelqu’un me portera !
  • C’est malin !
  • Bon Zoé, je dois te quitter, l’infirmière est derrière la vitre, il ne faut pas qu’elle me voie au téléphone. Je t’embrasse.
  • Moi aussi, à bientôt, porte-toi bien.
  • Salut.

 

Lorsque Zoé raccroche, son cœur est tout léger, elle est rassurée sur l’état de santé d’Alphonse et elle a retrouvé avec lui l’intimité de leur amitié. Elle s’aperçoit que leurs joutes verbales lui manquaient.

 

Elle a enfin envie de sortir et de prendre l’air. Elle enfile son manteau et descend se balader dans la rue. Il fait beau et sec, c’est un plaisir de déambuler dans le quartier. Lorsqu’elle revient une heure plus tard devant chez elle, elle aperçoit une femme d’un certain âge qui semblait l’attendre, car elle se dIrige vers elle lorsqu’elle la voit. De plus près, la femme ne semble pas si vieille, mais elle a les traits tirés et semble très fatiguée.

 

  • Bonjour Mademoiselle, vous êtes bien Zoé ?
  • Oui, absolument.
  • Je me présente, je m’appelle Antoinette. J’ai eu connaissance de votre initiative, le Faitout Magique, par des voisines qui m’en ont parlé. Voilà, j’aimerais vous rejoindre. Je ne suis pas une grand-mère, je suis trop jeune et de toute façon je n’aurai jamais d’enfants ni de petits enfants. J’ai eu un cancer et je suis en rémission, je ne peux plus travailler mais je voudrais avoir une petite activité car je m’ennuie, les journées sont si longues et je me sens si inutile …
  • Mais bien sûr, répond Zoé, mais est-ce que cela ne vous fatiguera pas trop de travailler pour nous ? Est-ce que c’est raisonnable par rapport à votre état de santé ?
  • Je ne pensais pas à une activité de cuisine, mais plutôt vous aider sur les parties administratives. Je pourrais faire des tâches assise devant un ordinateur, ou bien répondre au téléphone. Ce n’est pas fatiguant physiquement, surtout si je peux le faire de chez moi.
  • Mais oui pourquoi pas ? vous voulez dire gérer les réservations, l’actualisation du site ? mais connaissez-vous la gestion d’un site internet ?
  • Non, mais je peux apprendre ?
  • Oui, je peux vous apprendre.
  • C’est vrai ? vous feriez ça pour moi ? le visage de l’inconnue est métamorphosé par un sourire, les années s’envolent et elle retrouve l’éclat de son âge véritable, probablement une quarantaine d’années.
  • Bien sûr, répond Zoé, on ne sera jamais trop de bonnes volontés pour ce travail. Mais vous savez que vous ne serez pas rémunérée ? au moins au début car nous démarrons sans argent, ou très peu.
  • Je n’ai pas besoin d’argent, par contre j’ai besoin de rencontrer des gens et de faire quelque chose. Je vis très modestement avec ma pension d’invalidité.
  • Oh, je suis vraiment désolée. On s’occupera de vos repas, il y a déjà pas mal de cuisinières et même des cuisiniers dans notre aventure.
  • Je pourrai travailler de chez moi ? insiste Antoinette.
  • Oui, avec internet, vous avez un ordinateur ?
  • Oui.
  • Alors c’est parfait. En fait on se partagera le même travail, vous et moi.
  • Je crois que je vais adorer participer à votre initiative ! est-ce qu’on peut se dire tu ?
  • Mais oui Antoinette ! bienvenue à toi chez nous !

 

Après avoir convenu d’un rendez-vous pour expliquer à Antoinette ce qu’il faut savoir pour faire fonctionner le site, Zoé récupère dans la boîte aux lettres le colis qui contient les flyers.

Lorsqu’elle ouvre le paquet, quelques prospectus sont abîmés sur le dessus, mais globalement c’est correct.

 

  • Allez, se dit-elle, cette fois c’est la bonne, on y va ! tout ça devient très concret !

 

*

 

Pendant les deux jours qui suivent, Zoé est sur des charbons ardents, elle a hâte de revoir Alphonse et en même temps elle aimerait que le temps ralentisse tant elle est angoissée par l’idée du démarrage.

 

Cezary l’a appelée. Il travaille énormément comme à son habitude, à la fois parce qu’il est en période d’essai et qu’il veut être confirmé, et aussi parce qu’il est sur un projet très en retard et doit rattraper le temps perdu. Malgré ses journées bien remplies, il a pris le temps de chercher un petit appartement, qu’il a trouvé, non loin de la rue N.

 

Cezary éprouve une fierté sans pareille d’habiter Paris. Il n’a qu’un studio, assez grand, avec une petite cuisine et une salle de bains, mais c’est un palais à ses yeux, et surtout c’est chez lui ! Il aimerait inviter ses amis pour une petite crémaillère, mais avec l’accident d’Alphonse, ce n’est pas le moment d’organiser une fête.

 

Zoé et Cezary ont décidé de se rejoindre à l’hôpital, il est enfin possible de voir Alphonse.

 

Ils se retrouvent devant la porte de la chambre, et aperçoivent leur ami dans son lit, les jambes dans le plâtre surélevées, le bras dans une gouttière d’immobilisation et le visage tuméfié. La mère d’Alphonse est assise à côté de lui. C’est une petite femme encore jeune, habillée et coiffée très élégamment mais sévèrement, qui se lève à leur arrivée.

 

Alphonse est heureux de voir ses amis, son visage s’anime d’un grand sourire, suivi d’une grimace de douleur due aux hématomes.

 

  • Salut Alphonse, Cezary s’avance suivi de Zoé dans la chambre. Zoé a apporté des muffins au chocolat faits à la maison, et Cezary une BD humoristique.
  • Salut les Delta, répond Alphonse, ravi, vous voilà enfin ! je me suis langui de vous ! ça fait si longtemps ! voici Maman. Merci pour les muffins et la BD, sympa !
  • Bonjour Madame, nous sommes les collègues de stage d’Alphonse, elle c’est Zoé et moi je suis Cezary.
  • Bonjour, j’ai entendu parler de vous. Vous devez avoir plein de choses à vous dire, je vais faire un tour dehors, je reviendrai tout à l’heure. Prenez votre temps, Alphonse a besoin de se détendre et de rire un peu.

 

A peine a-t-elle parlé qu’elle se sauve dans le couloir, comme si une abeille l’avait piquée.

 

  • Ne vous en faites pas, elle est comme ça, elle préfère être toute seule avec moi. Avec cet accident, je suis redevenu son bébé … du coup, elle ne veut pas nous déranger tant que vous êtes là. Et puis elle est heureuse de voir que j’ai des visites d’amis. Alors qu’est ce que vous me racontez ?
  • C’est plutôt toi qui a des trucs à nous raconter ! dit Cezary, qu’est ce qui s’est passé pour en arriver là ?
  • Vous voyez le résultat ! j’ai bien cru que j’allais y rester. C’est la plus forte émotion de ma vie.
  • Tu as failli nous faire mourir de peur, dit Zoé presque sur un ton de reproche, quand on a appris la nouvelle sans avoir aucune information.
  • Désolé, c’était un peu compliqué de communiquer dans mon état … je suis allé à l’essentiel, les parents d’abord.
  • On te comprend …. mais tout de même c’était flippant.

 

Zoé le dévore des yeux, elle n’en revient pas de le revoir dans cet état. Il est jovial malgré les plâtres, les boursouflures et la douleur. Comme à son habitude, il plaisante, fait semblant que tout va bien et tourne la tragédie en dérision. Parfois il regarde lui aussi Zoé en aparté et lui fait un sourire complice. Impossible avec lui d’imaginer qu’il a frôlé la mort.

 

Ils passent la fin d’après-midi ensemble, à se raconter tout et n’importe quoi. Zoé leur montre le sms de WorkInsert qui la convie une nouvelle fois pour le même stage, et tous trois éclatent de rire. Alphonse le regrette vite car une douleur fulgurante vrille ses côtes.

 

Enfin la mère d’Alphonse revient dans la chambre, c’est l’heure du repas, Alphonse a englouti les muffins et il a encore très faim.

 

  • Ce n’est pas bon la bouffe ici, heureusement Maman m’apporte des petits extras. J’ai hâte de goûter à la cuisine de tes petites mamies, Zoé !

 

Sur le chemin du retour, Zoé et Cezary appellent Violette et lui font le résumé de leur visite.

 

  • Il va bien, mais il faudra du temps pour la guérison complète, et après il y aura de la rééducation. Il n’est pas près de chercher un emploi ! conclut Cezary.
  • En avait-il vraiment envie quand il est parti pour la Patagonie ? dit Violette
  • Je ne crois pas que ce soit son truc le web. Lui c’est un dilettante, il est intelligent mais il se lasse vite. Du coup ça l’empêche d’aller au bout des choses. En fait il ne finit jamais rien, sauf notre projet parce qu’on l’a poussé à le terminer avec nous.
  • Tu as raison Cezary. Dommage, il gâche son potentiel.

 

Ils se séparent en se promettant de se revoir très vite et de ne plus laisser passer autant de temps sans s’appeler.

 

En s’éloignant, Zoé regarde négligemment son téléphone et y voit un sms d’Olympe : ‘suis à Londres pour le boulot, ville fantastique, j’adore ! on m’a demandé de faire ma propre collection, je te raconterai à mon retour. Bisous, Olympe’

 

  • Quoi ! s’exclame Zoé, elle est allée à Londres pour voir Zebediah ! quelle manipulatrice !

 

Arrivée à l’immeuble, en rage, elle monte l’escalier à toute vitesse, claque la porte de l’appartement, si bien que Manon s’enfuit sous le lit sans reconnaître la furie qui vient d’entrer.

 

Depuis qu’il est parti pour Londres, Zebediah n’a pas donné signe de vie. Cela finit par peser sur la conscience de Zoé qui comprend confusément qu’elle n’a peut être pas été à la hauteur avec lui. L’accident d’Alphonse l’a trop préoccupée pour qu’elle s’inquiète de Zebediah, et maintenant qu’il n’est plus là, il lui manque. Elle a perdu l’ami attentif toujours à l’écoute et toujours prêt à aider ou à encourager. 

 

  • Je me retrouve toute seule, Alphonse dans le plâtre incapable de bouger le petit doigt et qui va se faire plaindre pendant des mois, et Zebediah qui a disparu de la circulation, pisté par Olympe. Heureusement il reste Cezary, mais les vieux amis se font rares et discrets désormais. J’espère qu’Olympe ne va pas pourrir la vie de Zebediah, je ne sais pas s’il est de taille à lutter contre cette mante religieuse. Mais que va-t-elle donc faire à Londres précisément quand Zebediah y est ? Je pourrais peut-être écrire un petit mot à Zebediah, ou si j’osais, lui téléphoner ? Je crois qu’il est parti furieux contre moi …

 

Zoé opte finalement pour un petit sms : ‘salut Zebediah, j’espère que tout se passe bien à Londres pour toi et que tu profites de la ville. Ici on se prépare à lancer d’ici quelques jours notre initiative. Appelle-moi si tu as le blues. A très bientôt. Bisous’

 

  • Pourquoi aurait-il le blues ? est-ce que ce n’est pas moi qui l’ai plutôt ? il est peut-être en train de s’amuser comme un fou, et peut-être même avec Olympe. Alors pourquoi est-ce que tout ça m’énerve autant ?

 

Manon sort doucement de sous le lit, penche sa petite tête de côté et regarde fixement Zoé, devenue pensive et en apparence calmée.

 

[1] Salut Zoé, tu as bien dormi ?

[2] Zebediah m’a aidée

[3] On va manger et après on ira faire une promenade

[4] Risotto aux légumes, salade verte, un peu de gorgonzola avec du pain frais et des fraises.

[5] Sans aucun problème pour moi, allons-y

[6] Mais c’est mon objectif, très chère ! D’abord je prépare la salade, et quand elle sera prête, je ferai le risotto.

[7] Oui, je ferai très attention.

[8] Entrez ! j’apprends quelques mots en français avec Eugénie? C’est un bon professeur !

Bien Hassan, tu peux dire entre Zoé à la place de entrez Zoé, car je suis ton amie.

Oui, d’accord.

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