Le samedi suivant, sur la place où se trouve le marché a lieu la distribution de flyers. Tous les membres du Faitout Magique sont présents avec leur pile de prospectus, la peur au ventre mais bien déterminés à se faire connaître. Ils sont chaudement vêtus pour pouvoir rester toute la matinée dans le froid et le vent. Quelques clients sont intéressés par l’initiative et se font expliquer la démarche, ils écoutent en hochant la tête.
Eugénie et Léontine ont absolument tenu à être là, elles sont assises sur des pliants et donnent également des prospectus. Enveloppées dans des plaids écossais, les doigts au chaud dans des gants épais, elles ont un grand succès auprès des enfants car elles ont apporté des morceaux de gâteau au chocolat. Les petits et leurs parents qui les accompagnent sont ravis de cette surprise inattendue et happent les bouchées gourmandes généreusement offertes.
Les deux grands-mères sont si drôles et si attachantes sur leurs transats, entourées des nuées d’enfants, qu’elles attirent bien plus de monde que tous les autres distributeurs réunis, Zoé, Louis, Lucia, et Hassan. Les commerçants du marché ne sont pas tous ravis de cette présence qui pourrait leur porter préjudice, mais certains, plus clairvoyants, comprennent qu’il ne s’agit pas d’une activité concurrente.
Ils se sont répartis les tâches par paires, Zoé est avec Louis, Lucia avec Hassan. Ainsi, ils circulent au milieu des commerçants et des acheteurs, sourire aux lèvres, argumentaire préparé, en apparence certains de leur succès.
Tandis que le reste de l’équipe se donne les moyens d’acquérir de la notoriété, Antoinette peaufine son planning chez elle et vérifie la cohérence des données. Zoé a passé du temps avec elle, et Antoinette s’est révélée une excellente recrue, elle est rapidement devenue experte sur tous les processus autour du site.
- J’étais douée pour faire ça sans le savoir ! c’est parce que le site est intuitif, c’est vraiment facile de naviguer et de trouver ce qu’on cherche, a-t-elle conclu après la formation.
- Tu trouves ? alors on a atteint notre objectif ! a répondu Zoé, très heureuse d’avoir une alliée si précieuse.
- Je ne vais plus m’ennuyer du tout, ça me rappellera le temps où je pouvais travailler.
- N’en fais pas trop tout de même, et si tu es fatiguée appelle moi pour prendre le relais, ou bien appelle Louis, a recommandé Zoé.
Une jeune maman s’approche de Zoé, avec sa charrette à marché qui déborde de légumes et de fruits.
- Bonjour Mademoiselle, j’ai entendu parler de votre activité, je suis contente de la voir se développer au grand jour. Je suis Madame Pommier, on vous a peut-être déjà communiqué mon nom ?
- Mais oui ! On m’a déjà parlé de vous ! Bonjour Madame Pommier, très heureuse de faire votre connaissance.
- C’est réciproque ! J’habite rue T., j’ai trois enfants. Faire à manger est une telle corvée pour moi, je serai ravie de pouvoir commander des plats tout prêts et faits maison chez vous. En plus, je connais un peu ces vieilles dames qui travaillent pour vous, elles sont adorables, je suis certaine que leur cuisine est délicieuse. C’est vraiment bien ce que vous faites. Ca redonne vie à notre quartier, ça permet de se connaître et de créer du lien entre les habitants.
- Merci Madame pour vos encouragements. C’est vrai qu’il y a des trésors à découvrir chez nos voisins !
- Donnez-moi quelques prospectus, je me charge de les donner à mes amies et de vous recommander.
- C’est gentil à vous ! Notre site est déjà opérationnel, vous pouvez ouvrir votre compte et commencer à réserver vos prestations dès aujourd’hui. Une personne de notre équipe est prête à vous accueillir en ligne. Vous pourrez profiter d’un bon repas préparé par nos grands-mères et nos grands-pères dès dimanche prochain si vous le désirez.
- Ah mais oui, pourquoi pas ! quelle bonne nouvelle ! je pourrai ainsi aller courir dimanche matin au bord du canal !
- Absolument ! dit Zoé qui frissonne malgré elle, le froid la gagne à travers son manteau.
Lorsque le marché se termine, toute l’équipe se retrouve chez Rose et Sarah qui ont préparé le déjeuner. Après la matinée passée courageusement dans le froid quasi hivernal, le repas tout prêt et chaud est un solide réconfort. Chacun raconte avec enthousiasme les rencontres de la matinée, les bonnes et les mauvaises.
- C’est magnifique, la plupart des clients du marché nous ont accueillis à bras ouverts ! Les gens sont ravis d’une telle initiative.
- Il y a tout de même des grincheux qui ne comprennent pas pourquoi on fait ça. Et parmi eux, des commerçants, dont l’accueil a quelquefois été glacial.
- Parfois on s’est fait critiquer, parfois on a reçu des louanges, va savoir !
- Les enfants ont mangé tous les morceaux de gâteau. On aurait dû en apporter plus, dit Eugénie.
- Je me suis bien amusée, répond Léontine, en fait je ne me suis jamais autant amusée que depuis que je suis avec vous. Je ne m’étais pas rendue compte que j’aimais faire la cuisine et la faire partager aux autres, passer des bons moments comme ce repas. Bien sûr parfois je suis fatiguée, mais le jeu en vaut la chandelle, le Faitout Magique est une très bonne initiative.
- Il faut vous ménager Léontine ! Avez-vous eu froid à rester assise si longtemps dehors ?
- Ne vous inquiétez pas, je vais très bien.
- Cet après-midi, on distribue les flyers dans les boîtes aux lettres. Cette fois vous resterez chez vous et vous vous reposerez après la matinée au marché.
- D’accord, nous pourrons en profiter pour faire quelques cakes et pains d’épices pour le ‘tea time’, comme dirait Hassan, rétorque Eugénie avec un clin d’œil vers son protégé.
- Vous savez déjà que nous viendrons tous nous faire gâter après l’effort !
La diffusion des prospectus se poursuit le samedi après-midi, le dimanche et toute la semaine suivante.
Zoé et Antoinette travaillent ensemble sur le site à la réception des commandes. Madame Pommier s’est en effet inscrite et visiblement elle a donné l’adresse à des voisines car plusieurs personnes du même immeuble ont ouvert un compte adhérent. Les filles actualisent le planning, vérifient que les provisions seront suffisantes pour faire les plats demandés, et que chaque grand-mère a une feuille de route bien précise à réaliser. Hassan approvisionne les cuisines en légumes et fruits, et ajoute quelques bouquets tardifs de chrysanthèmes, cadeaux de Gustave et Honoré pour fêter l’événement.
- Il nous faudra une troisième personne pour tourner sept jours sur sept pour les commandes. C’est un gros travail. Au début, on va faire du non stop.
- Après quand on aura l’habitude, et plus de technique, ce sera plus simple.
- Tu as raison, c’est du rodage. Le nombre de livraisons aussi me fait peur. Je crois que Louis devra s’y mettre aussi si on veut tenir nos engagements.
Tous ces préparatifs et cette activité fébrile ont complètement effacé Olympe des pensées de Zoé. Mais elle attend toujours une réponse de Zebediah à son sms depuis Londres, pour l’instant c’est le silence total. Quant à Alphonse, elle passe parfois le soir à l’hôpital pour lui rendre visite, mais en coup de vent, tant il y a à faire pour le lancement du Faitout Magique.
Tous les soirs, il y a réunion du premier cercle chez Antoinette avec un bilan de la journée : liste et nombre des inscrits, volume des commandes et des réservations. Cependant, le résultat n’est pas encore un franc succès, du moins pas à la hauteur de leurs espérances ni même du minimum estimé, l’équipe telle qu’elle est constituée pourra largement répondre à la demande.
Zoé et Louis sont un peu déçus. Malgré l’acharnement de tous, le constat ne les satisfait pas, le nombre d’adhésions est très faible par rapport à leur attente.
- Il faut attendre le bouche à oreille. Il doit y avoir des gens frileux qui veulent avoir des feedback avant de s’inscrire, dit Louis qui essaie de relativiser. Tu sais bien qu’il y a des gens qui ne croient que ce qu’ils voient et pour l’instant nous n’avons encore rien prouvé puisque nous ne sommes que virtuellement ouverts.
- Oui, je sais qu’il faut être patients. Mais cela fait si longtemps que nous nous escrimons sur le sujet, c’est décourageant tout de même.
- Ce n’est qu’une impression, nous sommes seulement à Halloween. On va proposer des plats à base de courges et de potirons. Cà pourrait nous donner un petit coup de boost ! La soupe de potiron, la tarte au potimarron, ça devrait plaire aux enfants et inciter les parents !
- Allons Louis, je vois bien que vous essayez de m’encourager mais avouez que ce n’est pas terrible. Nous sommes bien après Halloween, tout le monde a oublié les citrouilles. On s’approche de Noël plutôt !
- Non, je ne veux pas entendre ce discours, je ne veux pas déjà baisser les bras.
- Vous avez raison, travaillons et nous finirons bien par avoir des retours ! On dit que le travail paie !
- Les bons vieux dictons racontent toujours la vérité ! Tu verras Zoé, ne perd pas confiance, on va réussir.
- Est-ce que ça marche pour de vrai la méthode persuasion ?
- Ne te moque pas de moi Zoé, je suis aussi angoissé que toi, pour l’instant nous n’avons qu’une chose à faire, rester sur la rampe de lancement et envoyer la fusée !
- Belle image pour le Faitout Magique, il ressemble à une fusée avec son couvercle pointu !
Dans leurs cuisines, les petites mamies s’activent. Elles préparent tout ce qui peut être fait à l’avance, en suivant les commandes relayées par Antoinette et Zoé. Il y a une grande effervescence au sein de la petite communauté.
Enfin, après une semaine de doute sous haute tension, le dimanche tant attendu arrive.
Hassan a son plan de route : avec le vélo, il commence par apporter et distribuer les provisions depuis le garage, puis il effectue les livraisons de la journée. Seule la famille Pommier a souhaité que le repas soit préparé chez elle, ce sont Anselme et Nino qui réalisent la commande.
En fin de soirée, toute l’équipe se retrouve dans son QG chez Eugénie pour débriefer sur l’expérience de la journée. Zoé est anxieuse de savoir si les grands-mères et grands-pères ne sont pas trop fatigués par le travail accompli. Elle découvre des visages heureux dans la cuisine de son amie. Le sentiment de solitude et d’ennui s’est envolé, faisant place à la certitude d’être utile et de faire plaisir.
Hassan a mis un tablier et fait la vaisselle des nombreux plats préparés, tandis qu’Eugénie est assise à la table et déguste une bonne tasse de thé.
- Ah quelle journée ! c’était magnifique !
- Raconte Hassan, les clients étaient contents ?
- Oui, très contents répond Hassan en souriant, tout en essuyant les assiettes et les couverts.
- Je ne vous invite pas ce soir, je suis fourbue dit Eugénie, heureusement Hassan est précieux ! il fait tout ici ! je peux me reposer maintenant.
- Et vous Nino et Anselme, quelle ambiance chez les Pommier ?
- Que du bonheur ! répond Anselme. Parce qu’on était là, les enfants étaient à la fois intimidés et heureux, et on a eu du succès avec notre purée de courges et notre rôti de veau. Madame Pommier nous a suivis pas à pas et elle notait absolument tout, mais je suis convaincu qu’elle n’en fera rien. La cuisine ne l’intéresse pas, par contre notre concept, oui.
- Ah oui, enchaîne Nino enthousiaste, elle trouve ça génial. Et puis les deux formules lui plaisent, soit les plats arrivent tout prêts, soit nous officions chez elle. C’est une femme très sympathique et compréhensive.
Zoé et Louis abrègent un peu la soirée, ils voient que les mamies et les papys ont besoin d’aller se reposer, car l’aventure se poursuit le lendemain. Eux-mêmes ont envie de se détendre après la tension des derniers jours.
- Zoé, on va fêter notre lancement tous les deux, dit Louis en aparté, je t’emmène boire un verre chez des amis à moi. Tu verras, tu seras surprise.
- D’accord Louis, vous m’étonnez toujours, vous avez tant de ressources et à chaque fois quelque chose de nouveau à me faire découvrir ! comment quelqu’un d’aussi talentueux que vous a pu être aussi maltraité dans votre ancienne société ? je ne comprends pas, répond Zoé ravie de cette invitation inattendue et perplexe quant à l’endroit où ils vont se rendre.
- Pas la peine d’essayer de comprendre, nouvelle équipe dirigeante, méthodes de nettoyage par le vide, discours lénifiants, pression pour promouvoir les départs volontaires, ou involontaires, dégraissage, tous ces mots avilissants je les ai entendus trop longtemps et trop de fois. Terminé le management à visage humain, on a affaire à des tueurs qui n’éprouvent aucun sentiment, pour eux ce qui compte c’est le savoir être comme eux. Tu ne leur plais pas, tu n’es pas dans la ligne définie, tu les déranges, allez, tu es éliminé. Peu importe ton talent, ou ton manque de talent d’ailleurs. Tu peux être totalement nul mais jouer le rôle d’une soupape, alors on te garde le temps qu’il faut et puis dehors. Nul n’étant indispensable, on peut également se passer des talents. Et je ne te parle pas de la limite d’âge ! Quand tu l’atteins, toute ton expérience et ton savoir faire, on s’en moque, on n’en a rien à faire. de toute façon, tu es trop cher. Si tu protestes, c’est pire, on te fait vivre l’enfer. C’est un peu à cause de tout ça qu’on s’est passé de moi, on m’a poussé vers la sortie, plutôt brutalement d’ailleurs parce que j’ai essayé de résister, mais seul contre tous, ce fut un jeu de massacre entre des forces inégales, j’avais perdu d’avance .... Allez, j’arrête, tout ça est fini pour moi. Définitivement.
- Mais c’est presque du fascisme que vous décrivez Louis. On ne sera jamais comme ça chez nous. C’est quoi ces manières de faire ? c’est atroce. Ce n’est pas du niveau de ce qu’a vécu Hassan, mais chez nous, on n’a pas de quoi être fiers alors.
- Non, en effet. Tout va bien maintenant, alors je voudrais te faire rencontrer quelques amis. Et puis Zoé, tu sais maintenant que nous sommes dans le même bateau qui navigue comme il peut, on peut se tutoyer.
- D’accord Louis, ça me va.
- Alors on y va.
- Au revoir à tous, à demain, dit Zoé en embrassant Eugénie et tous ses comparses.
Hassan lui aussi est épuisé après la journée passée à pédaler et distribuer les plats préparés. Après le départ de Zoé et Louis, il oblige Eugénie à s’assoir et lui apporte à manger. Il reste des fonds de casseroles et de cocotte. Il dispose dans une assiette une tranche de rôti de bœuf froid et de la bonne purée au beurre qu’il a réchauffée, qu’il pose devant la vieille dame. Lui-même s’installe en face d’Eugénie et dévore une assiette tout aussi remplie.
Une fois le dîner terminé et la vaisselle faite, Hassan prend Eugénie par le bras et la conduit à sa chambre. Eugénie est ravie de ces attentions et va se coucher rapidement, anéantie par l’épuisement. Hassan finit de ranger la cuisine, fait sa toilette et s’installe dans le vieux canapé devant la télévision. Il adore regarder les séries américaines en version française, et répète souvent des mots qu’il capte au hasard, progressant tous les jours davantage dans sa langue d’adoption.
*
Après avoir gagné le boulevard, Louis et Zoé se dirigent vers les quais. Il fait nuit noire, l’eau glauque du canal luit sous la lumière blafarde de la lune, quelques réverbères éclairent de zones en zones leur chemin. Le vent est glacial et fait tournoyer des sacs de papier et des feuilles mortes autour d’eux.
- Je t’emmène voir des gens que j’ai rencontrés quand j’ai commencé à décrocher complètement. Par hasard, un soir de déambulation, mes pas m’ont mené par ici, et je les ai croisés, justement là où nous allons. C’est un endroit où mes amis se rassemblent pour retrouver un peu d’humanité.
Ils marchent le long du canal et aperçoivent plus loin au pied d’un pont, un brasero qui rougeoie au milieu de tentes de fortune et d’abris de tôles et de bâches. Tout un groupe d’hommes et de femmes habitent là, et certains sont assis autour du foyer.
- Tu me fais peur Louis, c’est ce coin obscur où nous nous rendons ? on dirait la cour des miracles.
- Ne te fie pas juste à ce que tu vois ! bien sûr ces gens sont marginalisés, mais ils ont formé cette communauté où ils gardent un lien social et peuvent en même temps rester totalement libres. Et le plus important bien sûr, c’est le soutien qu’ils s’apportent mutuellement. Ils s’occupent de ceux qui sont malades, ou blessés. Quand j’étais presque au fond du trou, ils ont su trouver les mots pour m’aider à ne pas sombrer tout à fait. Alors je leur dois une reconnaissance éternelle.
Zoé se tait, elle ne sait pas quoi dire, il lui semble que toute parole serait atrocement banale dans ce contexte très étrange. Elle a la sensation de suivre un chemin initiatique, entraînée par la poigne de Louis.
Ils s’approchent du brasero sur lequel un dîner mijote dans un chaudron improvisé, une espèce de cassoulet avec des haricots et des saucisses, qu’une femme remue régulièrement avec une grande louche. La préparation sent bon et tous les convives se réjouissent d’avance de manger quelque chose de chaud ce soir. Chacun a une gamelle près de lui ou dans les mains, et attend la distribution.
- Eh Louis, ça fait longtemps qu’on ne t’a pas vu, qu’est-ce que tu deviens ? et tu nous amènes une gentille demoiselle ? interroge un homme barbu aux traits ridés.
- Salut amis, répond Louis avec un grand sourire, voici Zoé, elle est un peu ma fille puisque je ne vois plus la mienne. Grâce à elle j’ai retrouvé une raison de vivre, alors je suis venue avec elle aujourd’hui pour vous présenter les uns aux autres. Zoé, voici mes amis, tous sont comme j’ai été, des déçus, des abandonnés, des amoureux de la liberté, des dépressifs, et surtout ce sont des gens de cœur. Ils ont rejeté les contraintes du monde actuel et préfèrent la liberté de la rue.
- Bonjour Zoé, moi c’est Eusèbe, dit l’un des hommes en tendant la main vers la jeune-fille.
- Bonjour Eusèbe, ravie de vous rencontrer.
- Vous boirez bien quelque chose ? Un thé ?
- Oui, merci, un thé pour moi s’il vous plaît, répond Zoé.
- Une bière pour moi, dit Louis en train de serrer les mains ou d’étreindre ses vieilles connaissances.
- On a ça, répond Eusèbe en grommelant. Il extirpe deux bols en plastique de la caisse en bois située derrière lui et verse le thé chaud dans l’un d’eux. La bière est fournie par un acolyte qui récupère une grande bouteille par terre et remplit le second bol.
Zoé ne regarde pas la propreté des récipients, la boisson offerte de bon cœur est une occasion de partager un moment convivial et d’intégrer le groupe des amis de Louis. Les convives sont heureux de le revoir et ils parlent d’une époque pas si lointaine où ils passaient du temps ensemble. Au cours de la conversation, Zoé réalise que parmi les membres de la communauté du quai, se trouvent des personnes qui, à l’instar de Louis, avaient une vie bien différente avant leur marginalisation.
- Louis, demande-t-elle discrètement, est-ce que nous ne pourrions pas aider tes amis avec le surplus de nourriture que nous avons ? par exemple on pourrait leur donner des pommes de terre ou des choux, on en a largement. Et puis s’il reste des plats, on pourrait les leur apporter ? Qu’en penses-tu ?
- Je savais que ton cœur généreux ne resterait pas insensible à leur misère. Eux, c’est aussi de chaleur humaine dont ils ont besoin. Ils se débrouillent pour manger un peu, se chauffer comme ils peuvent, heureusement ils n’ont pas encore sombré dans la grande solitude, enfin pas tous, alors ils se retrouvent ici pour partager des moments ensemble, rester au milieu des hommes.
- Oui, je comprends.
- C’était un peu mon idée aussi, de partager avec eux toute cette nourriture qu’on aura en trop, qui ne sera pas utilisée pour le Faitout Magique, pour qu’ils aient à manger.
- Bien sûr, dit Zoé, c’est évident ! on ne peut pas ne pas le faire.
- Merci Zoé, je vais m’en occuper régulièrement.
- Pas de souci, Louis, je te laisse faire avec tes amis. Dis-moi Louis, toi qui connais tout le monde ici, sais-tu qui est la femme là-bas ? Elle a tellement d’allure qu’on ne peut que la remarquer.
- Oui, c’est Soledad, elle porte bien son nom.
Zoé désigne une femme décharnée, vêtue d’une robe informe, aux cheveux gris ébouriffés, qui ressemble à une démente mais dont la posture majestueuse attire le regard et le respect.
- Elle n’a pas eu une vie rigolote, explique Louis qui semble un peu ému, malmenée par sa famille et par les hommes, elle n’a jamais eu d’enfant, sa carrière de danseuse l’a déglinguée, alors la voilà, c’est une femme courageuse. Jamais elle ne se laisse abattre, jamais elle ne baisse les bras, elle a une force de caractère incroyable. Quand tu la connais et que tu parles avec elle, tu peux en retenir la leçon !
- Cette femme m’impressionne par son air décidé et par sa dignité, et en même temps je vois bien qu’elle est au bout du rouleau, physiquement. Elle regarde droit devant elle, on dirait qu’elle se tourne déjà vers un autre monde. C’est vrai, avec son allure squelettique et sa démarche presque aérienne, elle me fait penser à une banshee.
- Soledad est une femme exceptionnelle, mais elle ne se laisse pas approcher vraiment, ni physiquement ni autrement, elle reste inaccessible à tout sentiment, dit Louis, non sans une certaine amertume.
- Merci Louis de m’avoir fait connaître tes amis, toutes ces personnes qui ont eu des vies si difficiles. Je suis touchée de ta confiance. Je me doutais que tu avais été à la limite de devenir comme eux, chuchote Zoé qui soudain ne se sent plus très bien.
- Après mon séjour parmi mes amis réunis ici, c’est un peu toi qui m’a sauvé, tu sais, tu ne m’as jamais laissé tomber. Quand je te parlais de la chaleur humaine …, tu me considérais comme une personne, tout ce que tu m’as témoigné m’a aidé à ne pas craquer et me voici maintenant, plus motivé que jamais, Quand j’étais ici, au fond du trou, je n’aurais jamais fait le pari que je remonterais la pente un jour, c’est pourquoi je te suis si reconnaissant de m’avoir soutenu. On va réussir notre aventure, je te le promets. Ma vie actuelle est tellement plus riche que tout ce que j’avais vécu avant …
- Je n’en reviens pas de tout ce que tu me dis Louis, ces confidences … je suis triste au fond de savoir tous les problèmes que tu as vécu. Pourquoi subir tout ce mal ? et toutes ces personnes qui vivent dans la rue, ces destins brisés, c’est terrible. Et j’ai la sensation qu’on ne peut pas vraiment les aider.
- Oui c’est terrible. Elles frôlent la mort souvent, mais elles privilégient leur liberté avant tout, et elles ne veulent pas y renoncer.
Zoé est choquée malgré elle. Elle comprend qu’il faut profiter de chaque instant car on ne sait pas de quoi demain sera fait. Ce soir, cette communauté se réjouit autour du brasero, demain l’un d’eux ne sera peut-être plus là, ou une nouvelle personne viendra grossir la communauté. Quelque part c’est vertigineux. Et que deviendra cette femme si étrange, Soledad, une danseuse ? Comment imaginer que ce corps abandonné fut un jour aérien sur des pieds légers et bondissants ?
Serrant sa tasse entre ses mains pour se réchauffer un peu, Zoé se tourne vers Eusèbe à côté de qui elle s’est assise.
- Et vous Zoé, que faites-vous dans la vie ? comment connaissez-vous notre ami Louis ? questionne Eusèbe en mastiquant le ragoût qu’il mange lentement. Eusèbe a un bon visage rond avec des joues creuses rougies par le froid, une barbe poivre et sel et des cheveux épars qui tombent sur ses épaules.
- Nous habitons le même groupe d’immeubles, Louis passait beaucoup de temps seul sur le banc dans la cour. Et moi j’aime parler aux gens, alors un jour je l’ai abordé, voilà comment nous avons fait connaissance.
- Ah oui ! c’est un homme qui a beaucoup souffert, un jour au sommet de son art, et le lendemain dans la rue. Plus de femme, plus d’enfants. Très dur.
- C’est quelqu’un comme il y en a peu, il s’est relevé de sa dépression tout seul … un peu grâce à vous aussi, d’après ce qu’il m’a dit.
- On peut dire ça … module Eusèbe de sa voix grave. Un jour il a débarqué ici, on ne savait pas d’où il venait, mais tout à coup il a été là. Et puis il y a eu cette aventure avec Soledad, ce n’était pas possible, ça ne pouvait pas durer et il le savait. Soledad ne va avec personne. Cette femme n’a plus aucun avenir.
- Pourquoi dites-vous cela ? il ne faut jamais perdre espoir, non ?
- Quand il a compris que jamais elle ne le laisserait l’atteindre, il est parti.
- C’est à ce moment là je pense que moi je l’ai rencontré, en déduit Zoé.
- C’était un amour à sens unique, une passion, poursuit Eusèbe qui ne semble pas avoir entendu Zoé. Tous ici nous sommes amoureux de Soledad, c’est la plus belle femme du monde.
Zoé est intriguée par cette affirmation et lève les yeux pour apercevoir la femme désintégrée objet de cette déclaration. Et elle reçoit un choc terrible car Soledad est précisément en train de la regarder droit dans les yeux. Puis la femme tourne la tête et s’éloigne vers un coin plus sombre.
- Et vous Eusèbe, que faisiez-vous avant de vivre ici ? dit-elle en se retournant vers son interlocuteur.
- J’étais commerçant, figurez-vous. Je réparais les chaussures, les ceintures, les sacs, j’étais cordonnier. Quel beau métier. Ça vous détruit les mains, mais quelle satisfaction de travailler le cuir. Le vrai cuir, celui qui a vieilli, qu’on a peaufiné, qu’on peut caresser, ça c’est un plaisir suprême.
- Et que s’est-il passé ? pourquoi avez-vous tout quitté ?
- Le ras le bol de tout. Ici je me sens bien, même si la vie est dure. Je suis mon propre maître, nul ne me dit ce que j’ai à faire, je n’ai de compte à rendre à personne. Rien pour moi n’existe au dessus de cette liberté totale.
Eusèbe n’a visiblement pas envie de détailler l’origine de l’abandon de son ancienne vie.
- Et vous n’aviez pas de famille ?
- A peine. Eusèbe évacue la question d’un revers de la main.
Sentant une présence toute proche, Zoé se retourne et réalise que Soledad s’est assise à côté d’elle et la regarde fixement.
- Bonjour Soledad, je suis Zoé.
- Vous êtes la fille de Louis ?
- Non, pas du tout, nous travaillons ensemble dans une association que nous avons fondée, le Faitout Magique. nous livrons des plats préparés. Zoé a la sensation du décalage de son discours par rapport aux questions de Soledad.
- Vous aimez la danse ? poursuit Soledad visiblement peu intéressée par le Faitout Magique.
- Je ne m’y connais pas beaucoup, je suis désolée.
- Ce n’est pas grave, la danse c’est magnifique mais c’est une arme mortelle qui peut se retourner contre vous. Il vaut mieux ne pas y toucher.
Sur ces mots un peu abscons, Soledad se lève, hoche la tête en signe d’adieu et s’éloigne dans l’ombre de la nuit, sans disparaître tout à fait.
Zoé et Louis restent encore quelque temps auprès de la communauté. Zoé est un peu dans le brouillard, entre le froid et la fatigue. Elle n’arrive plus à saisir le sens des conversations. Ses yeux incrédules reviennent sans cesse sur Soledad qui ne semble pas malheureuse, et qui se déplace à nouveau de groupe en groupe, tête haute et gracieuse malgré elle. Louis la regarde également avec un petit sourire énigmatique et semble encore éprouver une grande admiration pour elle.
- Elle me fait penser à une sorcière, songe Zoé, et pourtant c’est une personne d’une grande douceur, une femme blessée depuis des années qui s’est forgé une nouvelle existence très dure. Les danseuses supportent des conditions difficiles, les pieds qui saignent, la douleur du corps, la sublimation. Finalement elle a transposé dans ce nouveau monde les exigences qu’elle s’imposait avant. Mais toujours volontairement.
Elle se sent tirée par la manche, c’est Louis qui interrompt sa contemplation et lui fait comprendre qu’il est temps de partir. La communauté a fini de manger son ragoût et continue à parler de tout et de rien devant les assiettes et la marmite vides, sporadiquement. Ils n’ont pas d’heure, certains sommeillent déjà, d’autres partiront dormir ailleurs, seuls. Une forme de silence s’installe progressivement, la communication n’est plus aussi aisée.
- Au revoir amis, à très bientôt. Nous reviendrons vous apporter des victuailles régulièrement, dit Louis. Merci pour les boissons.
- Au revoir, poursuit Zoé. Merci à vous.
- Merci Louis, merci Zoé de ne pas nous oublier, cette nourriture nous aidera à survivre et à supporter le froid, murmure Eusèbe.
Louis a raconté à quelques uns ce qu’il fait désormais, et le rôle que Zoé a joué pour lui. Eusèbe a apprécié l’information en hochant la tête passivement Impossible de réellement savoir ce que ces gens pensent, ils sont ici mais ils sont aussi ailleurs, hors de leur tête, hors de leur corps.
Zoé et Louis se lèvent, et s’éloignent le long du quai sans qu’aucun convive ne leur adresse une parole ou un regard, ils ont déjà disparu de leur point de vue. Quand ils ont regagné la rue où brillent les lampadaires, Zoé respire un peu mieux, elle sent son cœur retrouver un rythme normal et reprend pied dans un monde connu où il y a de la lumière et des passants qui passent.
- C’était dur ce que nous avons vu ce soir Louis, dit-elle.
- Oui, mais tu as rencontré des gens remarquables, qui furent mes amis.
- C’était éprouvant, mais je suis contente tout de même. C’est surtout Soledad dont je me souviendrai. C’est une femme peu ordinaire.
- Tu imagines qu’une telle créature vit seule et abandonnée dans la rue, à la merci de fous, dans un risque absolu.
- Oui, j’en suis encore toute retournée. Comment est-ce possible, comment peut-on en arriver là ?
- La vie, Zoé.
- On ne peut rien faire pour elle ? Zoé est confuse.
- Je ne crois pas, elle ne l’accepterait pas.
- J’ai parlé avec Eusèbe aussi, il est particulier mais je crois qu’il t’aime bien.
- C’est un ami, répond Louis.
- Cette détresse qui ne s’exprime pas me bouleverse. Je voudrais l’aider mais je me sens impuissante. Comme si nous étions dans deux mondes qui ne peuvent pas communiquer entre eux.
- C’est un peu ça. C’est une prise de conscience qu’il y a plus malheureux que nous.
- Je comprends la leçon, Louis. Un peu rude, mais efficace.
Devenus silencieux et méditant sur ce qu’ils viennent de vivre, Zoé et Louis rentrent finalement chez eux. Zoé est exténuée. La première journée du Faitout Magique et cette soirée parmi les sans abris ont eu raison de ses forces. Quand elle arrive en haut de l’escalier sur le palier, il lui semble qu’elle est incapable de faire un pas de plus. Elle ouvre la porte et se coule à l’intérieur où Lucia, lumineuse comme à son habitude l’accueille avec sa chaleur et son parler plein de soleil. De retour dans son monde, Zoé en apprécie la convivialité et l’humanité.
- Lucia, tu peux me faire une tisane chaude, la journée a été longue.
- Certo, subito ! tu as la fuerza pour me raconter ou tu veux dormir tout de suite ?
- Un petit quart d’heure et au lit !
Zoé décrit à Lucia tout ce qu’elle a vécu, tandis que les deux amies boivent à petites gorgées la camomille préparée par Lucia. Manon s’est installée entre elles, couchée sur le dos, ses quatre pattes en l’air et la tête en arrière, en attente de câlins.
- Tu as des nouvelles de Zebediah ? finit par demander Lucia qui s’inquiète pour leur voisin en caressant le ventre laineux de Manon.
- Toujours pas, Olympe est aussi à Londres j’ai peur qu’elle ne se soit imposée auprès de lui.
- Cosa ? questa pazza ? cosa sta facendo con questa pazza? [1]
- Je ne sais pas.
- Non è tutto chiaro [2]. Tu crois qu’elle est allée à Londres pour le voir ?
- Elle m’a dit qu’elle y allait pour son travail, qu’elle allait faire sa propre collection.
- Ma che gloria ! [3]
- Incroyable, non ? qui l’eut crû ? mais apparemment oui c’est vrai. Tu sais elle est prête à tout pour réussir, alors elle a probablement eu une opportunité qu’elle a su saisir.
- Si.
- Ou bien elle a forcé le destin pour obtenir ce qu’elle voulait.
- E molto probabile.[4]
- Et tu sais quoi ?
- Non, mais tu vas me le dire ?
- Louis m’a demandé de le tutoyer !
- Certo ! il te considère comme son égale, c’est parfait !
- Ca m’a fait quelque chose, je le connais depuis longtemps et tout d’un coup notre amitié a changé de dimension. Je suis contente de son estime pour moi, je suis flattée car c’est un homme bien.
- Tu as raison, mais toi aussi tu es une fille bien, alors tout ça c’est juste normal !
- Lucia, je suis fatiguée, et demain on recommence, je vais au lit.
- Ma vuoi scrivere di nuovo a Zebediah ? [5]
- Oui, peut être demain, pas ce soir.
- Bene. Buona notte Zoé, sogni d’oro.[6]
- Bonne nuit Lucia, ci vediamo domani mattina [7].
- Ciao Bella ! Un bacio !
- Grazie ! anche un bacio ! [8]
Zoé s’allonge dans son lit, le chat la rejoint aussitôt. Dans le noir, les images de la journée défilent devant ses yeux et obsessionnellement revient se superposer l’apparition de Soledad marchant avec un port de reine dans sa robe crottée, ses cheveux flottants au vent. Elle ressemble à la vision de la mort dans une danse macabre, ou à une banshee qui flotte au dessus du sol. Zoé a beau fermer les yeux, l’image est comme imprimée dans sa mémoire et ne veut pas s’estomper.
- Pourquoi cette femme m’a-t-elle marquée à ce point ? Son allure peut-être ? ou bien ai-je peur de me voir devenir comme elle un jour, un spectre effrayant ?
Zoé n’arrive pas à trouver le sommeil quand elle entend son téléphone biper. Elle regarde le sms qui vient d’arriver, c’est Zebediah, enfin ! ‘salut Zoé, je crois que vous avez démarré aujourd’hui, j’espère que tout s’est bien passé. Ici c’est la folie à Londres, je travaille beaucoup et je sors un peu. Biz à tous’
Au moins ce sont de bonnes nouvelles. Mais Zoé est un peu déçue, le message est très impersonnel.
- Il aurait pu l’écrire à n’importe qui ! Il m’écrivait tout de même à moi. Heureusement, il va bien, c’est l’essentiel.
L’arrivée du sms lui a changé les idées et l’a rassurée, Zoé s’endort aussitôt après avoir reposé son téléphone.
Là bas de l’autre côté de la Manche, étendu sur son lit dans la petite chambre sinistre de son meublé solitaire, Zebediah est aussi dans le noir. Les odeurs du restaurant indien montent dans la petite pièce, impossible de jamais s’en débarrasser. Zebediah ne sait pas le bien qu’il a fait à Zoé, il a longuement hésité avant d’envoyer ce sms, et l’a recommencé plusieurs fois.
- Un peu froid peut-être, mais elle m’a gentiment écrit et je devais lui répondre. Je ne sors pas beaucoup, j’ai exagéré, à peine une bière le soir de temps en temps avec quelques collègues avant de revenir dans ce trou nauséabond. Et pourtant Londres est une ville géniale, il y aurait tant à faire. Si seulement Zoé pouvait venir passer un weekend, je lui ferai visiter et découvrir quelques merveilles ...
A force d’imaginer des scènes heureuses, Zebediah lui aussi finit par sombrer dans un sommeil sans rêves.
Quelques kilomètres plus loin, dans le cœur de la capitale britannique, Olympe s’est endormie dans sa chambre d’hôtel. Elle a bien l’intention de contacter Zebediah dès le lendemain. Il lui a avoué qu’il partait pour Londres quand il l’a raccompagnée le jour où elle a débarqué chez Zoé. Même si ce n’est pas l’objectif de sa visite à Londres, il n’est pas impossible de joindre l’utile à l’agréable.
Dans son lit d’hôpital à Paris, Alphonse se sent bien seul. Il entend les claquements de sabots du personnel médical qui parcourt les couloirs à toutes heures du jour et de la nuit, les chariots qui grincent, les voix étouffées. Quelqu’un écoute encore la télévision, Alphonse réussit à capter tous les sons alentour.
- Impossible de dormir avec la douleur, les odeurs de désinfectants, les bruits et sans pouvoir me tourner avec les plâtres aux jambes. Vivement que je sorte d’ici, je n’en peux plus, je vais craquer.
Les calmants finissent par avoir raison de sa mauvaise humeur et à son tour il ferme les yeux et glisse vers le sommeil.
*
Quelques jours plus tard, Zoé descend de chez elle pour aller chez Antoinette faire un bilan du démarrage quand elle croise à la sortie de l’immeuble une femme noire qui l’aborde avec un grand sourire.
- Bonjour Mademoiselle, je cherche Mademoiselle Zoé, est-ce que c’est vous ? Vous ressemblez au portrait qu’on m’a fait ….
- Mais oui, c’est moi, bonjour Madame !
- Ah, je suis contente de vous avoir enfin trouvée ! et la femme part d’un grand éclat de rire communicatif.
- Vous me cherchiez ?
- Mais oui, j’ai entendu parler de vous, j’ai vu votre petit prospectus, quelqu’un me l’a donné, et je voudrais travailler avec vous.
- Vous n’avez pas d’ordinateur ? vous auriez pu nous contacter par notre site internet, sans avoir besoin de vous déplacer ! enfin c’est vrai que rien ne remplace le contact humain !
- A mon âge, je n’ai pas tout ce matériel moderne, et la femme ponctue sa phrase d’un nouvel éclat de rire et d’un grand geste de la main, puis elle pousse un cri de ravissement. Comme vous êtes jeune et jolie Mademoiselle Zoé, moi je suis Marceline.
- Bonjour Marceline !
Marceline est élancée avec des épaules carrées, habillée d’un ample manteau jaune et bleu. Une torsade de cheveux blancs et gris crépus est enroulée sur sa tête et deux énormes boucles en or pendent à ses oreilles. Elle a de grands pieds chaussés dans des mocassins noirs vernis, sans bas. Zoé est sidérée par cette apparition, Marceline est constamment en train de rire ou de sourire.
- Je me présente, Mademoiselle Zoé.
- Appelez-moi Zoé, je vous en prie Marceline.
- D’accord, dit Marceline en inclinant le cou et la tête en arrière et partant à nouveau dans une cascade d’éclats de rires. Ne faites pas attention, je ris tout le temps, j’ai une bonne nature. Voilà, donc je suis moi aussi une vieille grand-mère, presque tous mes enfants et mes petits enfants sont partis de la maison, mon homme aussi, mais lui ce n’était pas une bonne personne, alors, ouste, je l’ai mis dehors. Il ne faisait rien et moi j’ai travaillé toute ma vie à l’hôpital, comme aide soignante, pour élever ma famille. J’en avais assez de sa paresse ! et en plus il pensait pouvoir me commander et prendre tous mes sous ! Alors aujourd’hui que je ne travaille plus, j’ai tout mon temps et je veux un peu m’amuser, après toutes ces années passées à trimer. Et en plus … , Marceline se penche vers Zoé d’un air conspirateur et met un doigt sur sa bouche, je fais très bien la cuisine ! … sénégalaise bien sûr ! ha ha ha ! J’ai envie de faire découvrir un peu la cuisine de mon pays aux parisiens !
- Ah mais c’est merveilleux, je ne connais pas du tout cette cuisine et je suis sûr qu’elle est délicieuse !
- Ah ça oui vous pouvez le dire ! je peux vous faire des plats savoureux avec du poulet, du poisson, du riz et des légumes. Et du piment aussi, ha ha ha ! bon je fais attention pour ne pas que ça brûle la bouche, je n’en mets pas trop !
- J’adorerais découvrir votre cuisine ! Mais vous n’avez pas envie de vous reposer un peu après avoir tant travaillé et élevé vos enfants ?
- Ah ça oui, j’en ai eu six, vous vous rendez compte ? et maintenant ils sont tous grands et ils travaillent presque tous. Il y en a encore deux à la maison, mais ils se débrouillent sans moi. Et j’ai des petits enfants aussi ! Maintenant j’en ai assez fait, je veux ma liberté, faire ce qui me plait. Vous savez, je me suis inscrite à des cours de chant, parce que j’adore chanter. Alors j’apprends un peu la musique, et puis je connais plein de chansons. C’est mon plaisir. Je chante partout, surtout dans ma cuisine !
- Vous devez avoir des journées bien occupées !
- Pour ça oui, mais je m’ennuie un peu quand même, j’en ai assez de la télé et des séries, ce sont toutes les mêmes, je veux faire quelque chose par moi-même. Et je me dis, ha ha ha ! pourquoi pas cette histoire de cuisine ? ça me permettrait de rencontrer des gens et de faire connaître les plats de chez moi !
- Vous avez tout à fait raison.
- Alors, comment fait-on ?
- Eh bien, si vous voulez bien venir avec moi, je vais chez Antoinette qui m’aide à tenir le site internet, on va vous inscrire … c’est juste à côté !
Et tout en marchant vers chez Antoinette, Zoé explique en détail à Marceline tout ce qu’il faut savoir. Désormais, avec fierté, elle peut donner des chiffres, des exemples, un nombre de clients. Marceline est un peu impressionnée, mais sa bonne nature reprend vite le dessus. Elle découvre que l’équipe s’approvisionne aux jardins ouvriers de l’autre côté du périphérique, et ça lui parait extraordinaire. Zoé lui raconte que tous les déplacements sont faits à vélo ou à pied, et principalement par Hassan qui ne cesse d’aller à droite et à gauche toute la journée. Marceline ouvre des yeux encore plus ronds quand elle apprend d’où vient Hassan, immédiatement elle a envie de le prendre sous son aile !
- Ne vous inquiétez pas Marceline, Hassan est entre de bonnes mains, il loge chez Eugénie qui est la première grand-mère à avoir intégré le Faitout Magique, mais c’est un peu normal car nous habitons en face l’une de l’autre. Eugénie a tout de suite adopté Hassan, et Hassan a tout de suite adopté Eugénie ! Ils se sont bien trouvés !
- J’aimerais bien les rencontrer si c’est possible, Hassan et Eugénie, ils m’ont l’air d’être des personnes qui sortent de l’ordinaire.
- Vous avez bien raison !
- Dites m’en un peu plus sur le Faitout Magique, Zoé !
- Nous essayons de recycler tout ce qui peut l’être, et de ne pas faire de gâchis. Récemment nous avons commencé à donner nos surplus de fabrication aux sans abris qui habitent le long du canal, au pied du pont.
- Mais vous en faites des choses ! je n’en reviens pas, dit Marceline qui pour une fois n’a plus envie de rire du tout. Elle commence à réaliser le sérieux de l’affaire et cela lui plait. Elle se sent motivée par toutes ces personnes qu’elle ne connaît pas encore mais qui ont du cœur et de l’énergie, et surtout qui mettent leurs projets à exécution. Oui, reprend-elle, je crois que je vais me sentir bien parmi vous, je vais me sentir utile !
- Et on réapprovisionne les jardins ouvriers en graines pour recommencer le cycle des plantations. Vous voyez, la boucle est bouclée !
- Ah oui alors ! c’est très bien, c’est comme chez nous, l’économie solidaire.
Zoé et Marceline arrivent devant le bâtiment où habite Antoinette. C’est un petit immeuble blanc vieillot avec des fenêtres en mauvais état et des volets de bois à l’ancienne. Elles pénètrent dans le couloir et Zoé tape le code de la porte. L’appartement d’Antoinette est situé au rez-de-chaussée, à l’arrière, côté cour. Antoinette leur ouvre la porte et aussitôt leur propose un thé ou un café. Zoé présente Marceline qui est un peu intimidée, mais qui reste souriante.
Un quart d’heure plus tard, Marceline est devenue membre à part entière du Faitout Magique, et veut démarrer tout de suite. Zoé et Antoinette prennent note de ses premières recettes à publier, et avant qu’Antoinette n’actualise le site, elle regarde le planning pour trouver un éventuel créneau pour Marceline.
- J’ai un premier rendez-vous possible demain pour vous Marceline, mais sur une recette déjà identifiée sur le site, et commandée par l’un de nos adhérents. Du poulet aux légumes, ça ressemble à l’une de vos spécialités mais ce n’est pas tout à fait la même chose.
- Je m’adapterai, répond Marceline
- C’est la recette de ma grand-mère qui a été choisie, ajoute Zoé, chez nous on l’appelle le poulet rouge, on le fait avec des tomates et des poivrons rouges.
- C’est très bien, je prends dit Marceline. Je fais donc le plat chez moi et quelqu’un l’apportera chez le client, c’est ça ?
- Mais oui, c’est ça !
- Merveilleux, je suis trop contente, ha ha ha ! Et vous m’apporterez les ingrédients ? les tomates, les oignons, les herbes et les poivrons des jardins ouvriers ? Et le poulet ?
- Absolument !
- Impeccable ! conclut Marceline en éclatant de rire. Elle a retrouvé sa bonne humeur communicative. Je ne m’ennuie pas Mesdames, mais je vais avoir du travail moi ! alors je dois rentrer rapidement à la main pour préparer ma cuisine.
Zoé et Antoinette raccompagnent une Marceline enthousiaste à la porte. Marceline repart rapidement et Zoé et Antoinette travaillent sur leur bilan. Tandis qu’elles additionnent les chiffres, le site n’arrête pas d’être accédé. Au fond de leur cœur, sans vouloir rien laisser paraître et sans se concerter, Zoé et Antoinette en éprouvent un bonheur et une fierté sans limites.
Quelqu’un frappe à la porte et entre sans être invité, c’est Louis. Zoé est surprise, elle ne s’attendait pas à le voir chez Antoinette, il est censé être à la préfecture pour la régularisation de la situation d’Hassan. Louis semble étonné de voir Zoé lui aussi. A côté d’elle, Antoinette rougit et Zoé n’a pas besoin d’explications.
Tout à coup, Zoé prend conscience qu’une chose merveilleuse est en train de se passer. Ces deux personnes très solitaires ont envie, ou besoin, ou les deux, de passer du temps ensemble. Peut-être ont-ils un avenir à construire. Aussi, au bout de quelques minutes où Louis, un peu timide, se balance d’un pied sur l’autre, ce qui ne lui ressemble pas, Zoé se lève et prétend qu’elle a beaucoup de choses à faire.
- Ne t’inquiète pas Zoé, je venais donner un coup de main à Antoinette, je vais prendre le relais, dit Louis.
- Merci Louis, très bonne idée. Je vais aller rendre visite à Alphonse, je n’ai pas eu le temps de le faire ces derniers jours. Et puis je souhaiterais vous soumettre une idée à tous les deux. Ce sera bientôt l’anniversaire d’Eugénie, je voudrais qu’on organise une fête pour elle.
- Excellente idée ! c’est quand ?
- Dans une semaine. C’est Léontine qui m’en a parlé en aparté. Eugénie n’a rien dit bien sûr, elle est si modeste !
- C’est chez Eugénie qu’il y a le plus de place pour réunir tout le monde.
- Oui, j’y ai pensé. On a besoin de la complicité d’Hassan. On préparera tout ailleurs et on apportera le repas et le dessert au dernier moment, ce sera la surprise !
- Tu préviens tout le monde ?
- C’est comme si c’était fait. Bon courage pour les chiffres, ce n’est pas ma partie.
- Pas de souci Zoé, passe le bonjour à Alphonse.
- Je n’y manquerai pas, salut !
Zoé s’en va. A peine arrivée dans la rue, elle commence par sourire de joie à la pensée de Louis et d’Antoinette, puis fait la grimace lorsqu’elle voit le nom qui s’affiche sur son téléphone quand il se met à vibrer.
- Olympe ! Oh la barbe, je n’ai pas envie de lui parler. Néanmoins elle appuie sur le bouton. Allô ?
- Salut Zoé, c’est Olympe, je suis de retour à Paris. On peut se voir, j’ai plein de choses à te raconter, après mon voyage à Londres.
- Dommage Olympe, je n’ai pas le temps maintenant …
- Tu fais quoi ?
- Je pars voir Alphonse à l’hôpital.
- C’est ton copain qui a fait la même formation que toi ?
- Oui.
- Qu’est-ce qui lui est arrivé ? pourquoi est-il à l’hôpital ?
- C’est une longue histoire.
- Tu ne travailles pas aujourd’hui ?
- Non, pas là.
- Je peux t’accompagner ?
- Ce n’est pas la peine, je peux y aller toute seule.
- Allez, sois sympa, j’ai besoin de te parler.
- Bon, d’accord, rendez-vous à La Pitié Salpêtrière dans une demi-heure. Attends-moi à l’arrêt du bus.
- J’y serai.
- La poisse, se dit Zoé en appuyant rageusement sur le bouton. Elle me fait toujours céder. Qu’est-ce qu’elle a encore pu faire ? que me veut-elle ? j’espère qu’il ne lui est rien arrivé.
Tandis qu’elle marche dans la rue vers l’arrêt de bus, Zoé appelle Mamina.
- Allô, fait la voix tant aimée et qui paraît si lointaine.
- Coucou Mamina, Zoé se force à avoir l’air gai et insouciant, bien qu’elle culpabilise un peu car elle sait qu’elle a négligé d’appeler sa grand-mère récemment.
- Oh ma chérie, je suis si heureuse d’avoir de tes nouvelles, il y a si longtemps que tu ne m’as pas appelée !
- Mamina, tu exagères toujours ! C’est vrai, je n’ai pas eu beaucoup de temps ces derniers jours, j’ai tant à faire de tous les côtés je t’assure ! mais je t’appelle souvent quand même !
- C’est bien, au moins tu ne t’ennuies pas ! Alors dis-moi comment marche ton affaire ?
- Pas trop mal pour l’instant. Je voulais attendre un peu pour te donner de bonnes nouvelles ! On commence à avoir un peu plus de clients, le bouche à oreille fonctionne. Ce matin nous avons recruté une femme merveilleuse, une sénégalaise qui s’appelle Marceline. Elle va nous faire découvrir la cuisine de là-bas.
- Ma chérie, tu as une vie si exotique !
- Oh Mamina, pas tant que ça, si tu savais !
- Ah bon ?
- Tout est de bric et de broc ici, c’est le système D qui fait avancer les choses. Cà n’a rien d’exotique. Mais les gens sont des trésors, du moins ceux qui sont dans l’association.
- Oh, tu auras aussi des grincheux, il y en a toujours. Attends-toi à des hauts et des bas.
- Je sais bien Mamina, mais heureusement j’ai des soutiens incroyables. Tu sais, Louis, Lucia, Eugénie, Léontine. Et puis tant d’autres, et même Hassan, il est si gentil.
- Ah oui, c’est votre réfugié ! comment va-t-il ?
- Il est totalement intégré, il commence à se débrouiller très bien en français, même sans cours. Il est super intelligent et doué. J’espère que lorsque sa situation sera régularisée il pourra aller à la fac et reprendre des études, il le mérite vraiment. Tu sais quelquefois j’ai l’impression que le Faitout Magique a réellement des pouvoirs, tout ceux qui en font partie semblent touchés par la grâce.
- Tu ne crois pas que tu affabules un peu ?
- Mais non je t’assure, c’est un sentiment que j’ai assez souvent. Et toi Mamina, comment vas-tu ?
- Un jour bien, un jour moins bien, dans l’ensemble c’est assez correct. Tu sais, à mon âge il faut faire avec, hélas. Et puis je ne suis pas la plus à plaindre, je reste autonome malgré tout.
- Oh oui, tu as raison, ça compte beaucoup ! Est-ce que tu as des visites ?
- Oui, mes amies bien sûr, ta mère et tes sœurs qui passent parfois.
- Tu ne manques de rien ?
- Non, ne t’inquiète pas, je suis bien entourée. Et toi, que fais-tu, là ?
- Je vais voir Alphonse, tu sais mon ami de la formation. Il s’est cassé les jambes, il est immobilisé à l’hôpital.
- Les jambes ?
- Oui les deux, il a eu un accident de car pendant son voyage en Patagonie.
- Mais c’est terrible ! Mais qu’allait-il faire en Patagonie ? Et comment va-t-il ?
- C’était un voyage d’exploration. Il s’en est bien sorti lui, d’autres y sont restés. Alors il s’estime chanceux malgré tout.
- Eh bien quelle histoire. C’est lui le petit jeune-homme qui a conquis ton cœur ?
- Mais non Mamina, je t’ai dit qu’il n’y a personne.
- Ah non, je ne peux pas croire ça ! Toi ma petite Zoé qui a un cœur grand comme j’en ai rarement vu, tu n’es amoureuse de personne ?
- De personne Mamina, je t’assure.
- Tu me racontes des carabistouilles ! Enfin, ce n’est pas demain la veille que je serai arrière grand-mère à ce rythme là.
- Mamina ! je suis encore trop jeune pour avoir un bébé !
- Mais pas du tout, à ton âge j’étais déjà maman.
- C’était une autre époque.
- Oui, peut être, mais il faut que tu y penses, l’horloge tourne vite et on se retrouve vieille sans l’avoir vu bouger.
- Je prends note Mamina, dit Zoé en riant.
- Allez ma chérie, je te laisse aller voir ton ami, passe un bon moment avec lui.
- J’y vais avec Olympe, elle s’est incrustée.
- Elle est toujours là, elle aussi ?
- Impossible de s’en débarrasser, un vrai pot de colle !
- Tu n’as vraiment pas de chance ! ce sont tous des bras cassés tes amis ! dit Mamina avec humour, donne leur un peu de potion magique pour les guérir ! En tout cas bon courage pour supporter Olympe !
- Merci Mamina pour ton soutien, je t’embrasse !
- Moi aussi ma chérie, et rappelle moi vite !
- Tu peux compter sur moi !
Zoé grimpe dans le bus qui arrive pile à ce moment là et va s’assoir au fond, contre la fenêtre. Elle regarde défiler les rues et les carrefours jusqu’à l’arrêt de l’hôpital. La nuit commence à tomber, les passants se hâtent le long des trottoirs, ils vont on ne sait où mais ils semblent déterminés. Lorsqu’elle descend du bus, elle aperçoit de loin Olympe qui est déjà là, habillée de rouge et de noir. Ce sont surtout ses chaussures qui attirent le regard, des talons vertigineux sur des escarpins vernis cramoisis.
- Salut Zoé, dit Olympe en s’approchant, tu vas bien ?
- Oui, on y va ?
- C’est parti.
Cette fois, Alphonse est seul dans la chambre, sa mère rassurée a espacé les visites. Assis dans un fauteuil roulant, il s’ennuie terriblement. Ses cheveux sont ébouriffés et sa barbe de quelques jours lui masque une partie du visage. Une pile de BD est posée sur la table de nuit, avec son téléphone portable et une tablette dernière génération. Dès qu’il aperçoit Zoé, son visage renfrogné s’éclaire d’un grand sourire, qui disparaît quand il voit Olympe se glisser dans la chambre à la suite de Zoé.
- Hey !
- Salut Alphonse, dit Zoé, je suis venue avec Olympe qui mourait d’envie de venir te dire bonjour !
- Salut les filles, sympa. Asseyez-vous sur ces sièges en skaï super confortables !
- Tu fais la grève du rasage et du peigne ? se moque Zoé gentiment
- La flemme … et ici personne ne me voit ni ne me regarde.
- Ah oui ? et nous, on compte pour du beurre ?
- Je ne vous attendais pas ce soir.
- Très mauvaise excuse ! Alors raconte !
- Pour l’instant je ne vais pas mieux. J’ai toujours mal. Parfois j’ai les pieds tout gelés, et il faut faire attention au risque de phlébite. Tu vois, ce n’est pas drôle. J’en ai pour au moins deux mois d’immobilisation. D’ici quelques temps je pourrais enfin sortir d’ici et aller chez mes parents. Là-bas, je devrais attendre qu’on me retire les plâtres, je ne peux rien faire avant.
- Ce sont de vrais plâtres ? demande Olympe qui fait mine de s’intéresser.
- Non, ce sont des bandes de résines synthétiques, c’est plus léger. Mais dans mon cas, ça ne change pas grand chose, je ne peux pas bouger. J’ai mal au bras aussi. Je pense qu’ils ont diminué les doses de calmants, alors la douleur est plus forte. J’ai beau réclamer, on ne me donne rien.
- Pauvre Alphonse, mais c’est terrible ce qui t’est arrivé, intervient Olympe qui essaie vainement de placer une ou deux phrases dans la conversation, Zoé m’a tout expliqué avant qu’on arrive à ta chambre.
- C’est douloureux et les journées sont longues à ne rien faire. Et puis l’hôpital c’est un peu l’organisation militaire, tout est planifié … et les heures des repas c’est plus que bizarre. Je ne parle pas de la bouffe, c’est immangeable.
- Tu exagères, répond Zoé, je t’apporterai quelques trucs à grignoter la prochaine fois.
- Violette est passée il y a deux jours, elle m’a apporté des pâtisseries orientales. Mmm, un délice !
- Tu vois, tu n’es pas si malheureux !
- Oh si, je suis très malheureux, dans cet hôpital, complètement bloqué. J’en ai assez. Dis Zoé, j’ai regardé ton site, ça a l’air de marcher fantastiquement !
- Oui c’est vrai on est bien partis !
- Dès que je peux, je viens goûter à tes bons petits plats.
La tête d’Olympe va de droite à gauche pour suivre le vif dialogue entre Zoé et Alphonse. Pour une fois, personne ne lui laisse l’occasion de prendre la parole.
Le téléphone de Zoé vibre à l’improviste. C’est Louis.
- Allô Louis ? que se passe-t-il ? pourquoi m’appelles-tu ?
- Zoé, il est arrivé un malheur, il faut que tu viennes vite.
- C’est quoi, dis-moi, ne me fais pas languir.
- C’est le garage, il a été vandalisé, tout est ravagé, le vélo a été volé.
- Oh non ! gémit Zoé
- Tu peux revenir ? il faut aller faire la déclaration au commissariat. Pendant ce temps, Hassan et moi on monte la garde.
- J’arrive tout de suite. Elle se tourne vers Alphonse, je dois partir en urgence.
- Un problème ?
- Oui, un problème avec notre garage.
- Vas-y, Olympe va rester un petit peu avec moi.
- Sans problème, confirme Olympe avec conviction. Il faut qu’on se revoie vite Zoé, je n’ai pas eu le temps de te raconter mon séjour à Londres.
- D’accord, une autre fois, allez salut Alphonse, salut Olympe.
Zoé ramasse son sac et son manteau et quitte l’hôpital au pas de course.
- Il fallait bien qu’un problème arrive. Tout marchait trop bien, murmure-t-elle alors que l’angoisse lui étreint le cœur.
Le bus tarde à venir, il lui semble que tout se ligue contre elle pour l’empêcher d’avancer. Enfin elle voit le véhicule arriver lentement, il est bondé et la pluie commence à tomber, il fait froid, elle frissonne dans son manteau bien trop léger pour la saison.
- Allez courage, il n’y a rien qui ne puisse être réparé, tant qu’il n’y a pas eu d’accident de personne. C’était facile jusqu’à maintenant, tout semblait linéaire. Et voici que les choses se déglinguent, que la belle ligne droite devient une ligne brisée. Comme Soledad, je ne vais pas baisser les bras, je vais me battre pour qu’on continue.
Et Zoé se hisse dans le bus et se mêle à la foule indifférente.
[1] Quoi ? cette folle ? qu’est-ce qu’il fait avec celle folle ?
[2] Tout n’est pas clair.
[3] Mais quelle gloire !
[4] C’est très probable.
[5] Mais tu veux écrire de nouveau à Zebediah ?
[6] Bien. Bonne nuit Zoé, fais de beaux rêves.
[7] A demain matin.
[8] Salut la belle Bisous ! Merci Moi aussi bisous.