Incompréhension mutuelle

Notes de l’auteur : Ecrivez un texte court sur une situation d'incompréhension mutuelle.
Trigger warning: racisme

Jean poussa un profond soupir. Julien n’était pas rentré à la maison depuis deux mois et Véronique n’était pas foutue de leur servir un poulet correct. Il regarda son fils traverser la salle à manger, la panière à la main. Il devait se sentir seul, là-haut, à Paris. Et il devait avoir peur, peur de ces gens, des agressions, des attentats. Chaque journal apportait son lot d’horreurs et de tragédies. Égorgements, décapitations, Paris, Nice, Orléans. Personne n’était à l’abri.

- Mais enfin, Jean ! Il a le même goût, c’est du poulet.

- Ce n'est pas pour le goût, c’est pour le principe. On n’est pas musulmans, je ne vois pas pourquoi on mangerait leur poulet.

- Je t’ai dit qu’il y avait plus rien à la boucherie, la rôtisserie halal est à côté… Tu aurais préféré quoi, pas de viande ? Juste quand notre fils vient nous voir ?

Julien se renfonça sur sa chaise. Il avait hésité à rentrer. La perspective de passer le week-end de Pâques seul dans sa chambre d’étudiant l’avait décidé. Il retrouvait ce qu’il avait réussi à fuir une fois son bac en poche : le crépi saumon du pavillon, les sorties de son père, le silence furieux de sa mère.

- Mon chéri, je te sers ?

Véronique déposa un morceau de blanc sur l’assiette de son fils. Il avait maigri depuis septembre, elle en était sûre. Ses repas au restaurant universitaire ne le nourrissaient qu’à moitié. Elle prit conscience que la présence de Julien allégeait l’atmosphère pesante qui s’était installée dans le pavillon ces dernières semaines. Elle avait toujours su que Jean supporterait mal l’inactivité. Son instinct ne l’avait pas trompée : il tournait dans le salon comme un matou ingrat, geignait contre les Syriens, les Roms et les voisins d’en face à longueur de journée. Feignant d’être absorbée par le journal de 13h00, elle ignora la tirade de son mari.

- Tu vois, ton fils est d’accord ! Je te le dis, bientôt, ce sera ramadan pour tout le monde.

Julien garda le silence. Ce que son père avait pris pour un sourire de connivence relevait plutôt de la grimace. La voix de son père bourdonnait dans ses oreilles comme un moustique tenace, lui ôtant toute envie de discuter. Une image s’était formée dans son esprit, celle d’un homme affublé d’une longue trompe, d’ailes grises et de pattes démesurées. Julien n’avait pu réprimer un sourire devant ce tableau grotesque. Son assiette terminée, il se promit de ne pas remettre les pieds chez ses parents avant Noël.

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