Mystère

J’attaquais mon troisième café de la matinée lorsque l’interphone grésilla.

- Ici Al Copper.

Silence.

- Monsieur Copper ? Le détective privé ?

- Mieux que ça, mon grand : Miss Alice Copper.

- Mais, je…

- Montez. Cinquième gauche.

Je pressai le bouton crasseux en pestant. Dans le milieu, tout le monde m’appelait Al sauf Joe, le barman du Shirley’s, à l’angle de la 130ème rue et de la 5ème avenue.

J’avalai une gorgée de café pour me redonner de l’entrain lorsque le client apparut sur le palier. J’en avais vu des timbrés, en trente ans de carrière, mais celui-là avait une sacrée longueur d’avance. Ce qui me frappa, c’était le haut-de-forme vert perché sur sa tête de gnome. Je faillis avaler mon mégot en me retenant de rire, le saluai et désignai du menton un fauteuil. Il s’assit du bout des fesses, son chapeau entre les mains.

- Qu’est-ce qui vous amène, Monsieur…?

- Carroll, Lewis Carroll, répondit-il avec empressement. J’ai besoin de vos services pour - c’est un peu délicat, pardonnez-moi - pour faire suivre un proche.

Encore un maniaque qui voulait faire suivre sa femme. Je n’étais pas portée sur la solidarité féminine, mais vu la dégaine de son mari, je comprenais que Mrs Carroll ait pris un amant.

- Je vois. Et qui est cette personne ?

- Voyez-vous, il ne s’agit pas d’une personne…

- Un couple, alors ?

- Non…

Son chapeau tournait si vite entre ses doigts que je crus qu’il allait s’envoler comme un frisbee.

- Je voudrais que vous suiviez mon lapin blanc.

Je le dévisageai, la bouche grande ouverte, muette de surprise. Il ne sembla pas le remarquer et poursuivit sur sa lancée.

L’animal faisait le mur pendant son absence, il en était sûr. Il avait trouvé la porte d’entrée entrouverte à trois reprises au cours de la semaine précédente. Des traces de pattes menaient du seuil à la cage, dont la porte était également grande ouverte. Il lui semblait que le lapin sortait chaque jour, et qu’il réintégrait l’appartement juste avant son arrivée où il attendait, mâchonnant de la paille, l’air de rien. Comment parvenait-il à déverrouiller sa cage, puis la porte d’entrée ? Bénéficiait-il du soutien d’un ou plusieurs complices ? Plus inquiétant encore : deux jours plus tôt, il avait commencé à trouver toutes sortes d’objets improbables dans la cage du lapin. Une montre à gousset, des cuillères en argent, et pas plus tard qu’hier, une théière en porcelaine d’une maison londonienne réputée. C’était à n’y rien comprendre. Il en perdait le sommeil.

- Écoutez, Monsieur Carroll, je suis plutôt portée sur les humains. La filature animale, ce n’est pas mon rayon.

Il ne voulut rien entendre. Il fallait que je prenne l’affaire. Il me paierait le double, le triple même ! Il en avait les larmes aux yeux.

Je fis quelques calculs rapides. Ma vieille Buick avait sacrément besoin de réparations, et le bonhomme ne semblait pas trop regardant sur le montant des honoraires.

- Vous me prenez par les sentiments, mon vieux… Alors marché conclu. Je vais le suivre, votre lapin.

Il accepta mes tarifs – doubles, compte tenu de la nature singulière de la cible – et versa son acompte sans broncher. Ces formalités accomplies, je le reconduisis à la porte et le regardai disparaître dans l’escalier, son chapeau de fou vissé sur le crâne.