Injustice et probité

Par Sebours
Notes de l’auteur : Sixième chapitre des ancêtres de Ome.

Par la présente, le Sieur Néphélé, centaure de la sixième caste, forgeron de profession s’engage à recouvrir la dette de la dernière née de Nunn se prénommant Fame dans les six mois. La susnommée a été jugée coupable du vol de la recette de six marks de bronze destinée au Sieur Anticlias, elfe de la neuvième caste qui vendait sa force de travail au maître tanneur Eugène. L’individue a été proscrite dans la dixième caste. Le montant du préjudice à verser au Sieur Anticlias s’élève à un ducat d’or.

Ce document vaut reconnaissance de dette. Par arrêt de la cour, le Sieur Néphélé est autorisé à appliquer un taux d’intérêt de deux cents pour cent. La dénommée Fame doit donc s’acquitter d’un montant de trois ducats auprès de son nouveau créancier.

Signé Jolana

Juge de la première caste

 

Cela faisait deux ans que Sauveur avait disparu. Michel, le boulanger était venu prévenir Innocent qu’il avait vu son fils aîné enlevé par une bande de maraudeurs suite à sa révolte contre la ligue des ombres. Pour mettre en sécurité son cadet, et lui-même à l’abri de l’organisation criminelle, le forgeron s’était immédiatement réfugié dans le quartier centaure. Il connaissait dans ce secteur un client qui lui accorda asile. Du haut de ses dix ans, Just s’était montré courageux et opiniâtre pour assurer leur fuite. Son père ne pouvant pas tenir debout suite à son passage à tabac, il l’avait transporté dans une charrette à bras.

Le bon samaritain qui les avait accueillis s’appelait Néphélé. Afin de s’acquitter du gite et du couvert, le forgeron assurait le ferrage du centaure et de tout son entourage. Avec ses deux genoux fracturés, Innocent ne se déplaçait plus que difficilement et n’avait plus quitté l’écurie-maison. Il n’était jamais parvenu à se remettre de l’agression de la ligue des ombres. Continuer à vivre demeurait une épreuve à présent. Avec ses côtes fêlées, il ne respirait que difficilement. Avec sa mâchoire brisée, il ne s’alimentait plus que de purées peu nourrissantes. Avec ses doigts cassés et difformes, il luttait pour manipuler son marteau. Le forgeron se savait exploité mais tel avait été le prix de la sécurité de son fils. Jamais la ligue des ombres n’oserait défier les puissants centaures.

Innocent savait son temps compté. C’était une histoire de semaines tout au plus. Il dépassait la quarantaine. Cela représentait déjà un âge vénérable pour un dernier né de Nunn. Un âge atteint par son père et son grand-père. Pour ses derniers jours d’existence, il s’attacha donc à transmettre l’histoire de sa famille à Just. Malgré sa bouche difforme et ses soucis de prononciation, le vieux forgeron raconta tout ce qui comptait et que son dernier fils devait savoir. La conclusion maintes fois martelée resta à jamais gravée dans la mémoire du futur orphelin.

« Tu es Just Loup ! Fils de Innaocent ! Petit-fils de Oame ! Maontre un esprit de justice, digne de taon prénom ! Tu es un Loup ! Alors oagit caomme tel ! Saoit fier et ne te laisse pas dicter la laoi ! Ne cède ni foace aux elfes qui nous exploatent, ni oà la ligue des aombres qui nous oasservit ! Ome voulait que je ne saois perverti ni poar les uns, ni poar les otres ! Je vaoulais que Soveur foasse plus ! Je vaoulais qu’il saove notre espèce en foaisant front ! Et il est maort ! Lutte, mais reste toapi doans l’aombre ! Soat en chasse ! Oà l’oaffût, caomme un Loup...jus’ô jaour où tu les feroas payer !  Tous ! »

Du haut de ses douze ans, Just resta auprès de son père jusqu’à la fin ! Il organisa une cérémonie funèbre austère, intime mais digne. Seul Néphélé l’accompagna pour mettre en terre Innocent. Le vieux forgeron avait passé un accord avec le centaure. Ainsi le demi-équidé accorda l’asile au dernier descendant de la famille des Loup en échange de ses talents de maréchal ferrant. Loin des faubourgs des proscrits, dans l’enceinte de Panamantra, le jeune adolescent se trouvait à l’abri à la fois de la menace de la ligue des ombres et de la justice des elfes.

Just s’attacha à appliquer les préceptes d’Innocent tels des mantras. Néphélé rencontra une prospérité nouvelle grâce à son nouvel employé. Cela lui permit d’acheter une charge de forgeron auprès de la sixième caste. Pourtant, l’emploi du garçon restait discret et inconnu des autorités. Son « employeur » lui avait confisqué son carnet du proscrit. Le pauvre adolescent ne possédait plus aucune existence officielle. Pour s’extirper de l’emprise de la ligue des ombres et la partialité de la justice elfe, Innocent avait précipité son fils sous le joug d’un autre peuple allié !

De ses mains habiles, Just nettoyait et ferrait la moitié des centaures de Panamantra. Son patron l’exploitait jusqu’à la moelle. Le garçon ne voyait jamais la lumière du jour, toujours à la tâche dans la forge de l’étable. Néphélé, comme tous ses congénères, était un rustre sans empathie, sans culture et sans délicatesse. Ils ne connaissaient que la manière forte. La puissance de leurs bras constituait le seul argument pour faire valoir leurs idées. Selon l’avis du petit forgeron, ce peuple allié n’aurait pas dépareillé sous la bannière d’Abath-Khal, le dieu de la guerre. Nunn s’était-il amusé à glisser un vers dans le beau fruit de l’empire hégémonique elfe ?

Just rêvait de s’enfuir, mais pour aller où ? Il ne possédait aucun pécule, ni même son livret du proscrit. Et puis, les autres peuples alliés se montreraient-ils plus magnanimes ? Il en doutait. C’était un lutin qui avait participé à la déchéance de son grand-père. Tout le monde détestait les derniers nés de Nunn. La criminalité représentait-elle l’unique alternative à la misère et l’exploitation ? Non, il ne pouvait s’y résoudre ! Tous les défunts membres de sa famille avaient en refusant cette fatalité ! La fierté et la probité constituaient leurs seules richesses ! Il devait trouver la voix de l’émancipation, un autre chemin que personne n’avait osé encore emprunter. Mais comment lutter avec une existence si courte ? Si ce n’était pas lui qui réussissait, ce serait ses enfants, ou bien les enfants de ses enfants. Dès lors, la pérennisation de la famille et de la transmission des valeurs liées la Lignée des Loup devinrent une obsession. Pour lutter contre l’immortalité des autres races, les derniers nés de Nunn devaient s’appuyer leurs Lignées.

Comment trouver une épouse en étant constamment enfermé dans la maison-écurie de Néphélé ? Il fallait négocier avec le centaure. Il profita d’une soirée arrosée, seul moment où cette brute s’adoucissait, pour glisser son seul et unique argument. « Nous les derniers nés de Nunn avons une vie éphémère ! Que feras-tu si il m’arrive quelque chose ? »

En commerçant avisé, Néphélé conçut immédiatement le manque à gagner pour son entreprise florissante. Il envoya son épouse, Imène à Zulla. Dans la capitale, celle-ci se rapprocha de son cousin Crotos, qui aidait les elfes à « purger » les hautes castes de l’engeance des derniers nés de Nunn. Moins de trois mois plus tard, Imène revint avec une épouse pour Just. Elle s’appelait Fame. Comme l’esclavage était tabou dans le royaume de Batumia, elle ne l’avait pas acheté mais s’était tout comme ! Un bout de papier signé par un juge de la première caste asservissait la pauvre petite ainsi que toute sa descendance jusqu’au remboursement total de la dette.

Néphélé n’avait cure que ses deux jeunes employés se plaisent. Le pragmatisme dominait sa vision de brute épaisse. Pérenniser la lignée du petit forgeron demandait une reproductrice. Il lui avait fourni. Les centaures n’y connaissaient rien dans les choses des sentiments. Les autres peuples s’accordaient pour les considérer comme les êtres les plus proches de la nature animale. L’arrivée des derniers nés de Nunn restait encore précoce, mais Just ne doutait pas que les elfes auraient tôt fait de décerner à son espèce le titre de race la plus dégénérée du bouclier-monde. De toute manière, les préférés de la bannière de Batum-Khal estimaient tous les autres peuples comme pervertis.

Fame, la nouvelle venue, ne laissait pas l’adolescent indifférent. Du haut de ses treize ans, elle était déjà la plus jolie créature des sept bannières réunies. Ses yeux émeraudes vous perçaient à jour jusqu’au plus profond de votre âme. Était-ce ce regard envoûtant, ce regard qui vous faisait sentir unique qui rendait Fame si irrésistible ? Malgré une rencontre totalement forcée par Néphélé, le hasard faisait tout de même bien les choses. La jeune fille aurait pu être un laideron stupide et bornée. Elle s’avérait au contraire avenante et vive d’esprit. Avec le temps, peut-être se produirait-il quelques choses entre eux.

Néphélé tenta de brusquer les choses. Malgré sa supposée immortalité, le centaure montrait fréquemment de l’impatience. A peine réunis, il voulait que SON couple de derniers nés s’unissent pour assurer une progéniture. Just tempéra son maître. Il inventa une fallacieuse raison d’immaturité sexuelle. L’ignorance concernant les nouveaux venus sur le bouclier-monde joua en sa faveur et le bluffe fonctionna. « Je vous laisse un peu de temps ! Mais je ne veux qu’un enfant ! Nous n’avons pas d’argent à dépenser pour nourrir des bouches inutiles ! »

Le petit forgeron s’était offert un peu de temps. Il ne brusqua rien avec Fame. Celle-ci lui raconta les circonstances de sa proscription. Sa mère était morte en couche. Son père l’avait élevé seul au sein de la neuvième caste des serviteurs. Les points communs entre leurs deux existences ne s’arrêtaient pas là. Un chourineur de la ligue des ombres avait poignardé son géniteur parce qu’il refusait de lui donner sa fille. Les malfrats étaient prêts aux pires extrémités pour récupérer une nouvelle gagneuse à mettre sur le trottoir. Pour s’enfuir et échapper à son avenir au fin fond d’une maison close, Fame avait volé la recette de la semaine dans la maroquinerie où elle travaillait. Malheureusement, elle s’était fait prendre la main dans le sac. La première classe l’avait jugé avec beaucoup de sévérité. Elle avait volé à peine trois marks de bronze et elle se trouvait endettée à hauteur de six ducats. Seuls les nobles et les grands négociants utilisaient ces pièces d’or pur ! La pauvresse craignait de ne jamais recouvrer sa liberté.

Fame envisageait à contrecœur de finalement vendre ses charmes. Le petit forgeron l’en dissuada. A eux deux, ils parviendraient à remonter la pente. Lui par son art du métal et elle par ses talents en sellerie et harnachements en cuir. D’ailleurs, s’ils s’y prenaient bien, vivre sous la protection des centaures pouvait s’avérer plus agréable que dans condition de proscrits dans les faubourgs insalubres ou d’ouvriers agricoles itinérants dans les campagnes. Les parents et les grands-parents de Just avaient tenté ces expériences et force était de constater que cela ne permettait pas l’ascension sociale. Les deux jeunes gens contractèrent un accord avec Néphélé pour le rachat de la dette de Fame. Ils n’avaient aucune garantie que le centaure tienne parole, mais il leur restait toujours l’espoir. Et déjà la flamme de la passion s’allumait dans leurs yeux.

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Papayebong
Posté le 20/01/2024
Bon, je suis d'une lenteur consternante =_= trop de boulot (et de distractions).
Est-ce que tu préfères des commentaires au fur et à mesure, ou plutôt en fin de lecture pour donner une impression plus globale ?
Comme tu es en cours de rérécriture, je ne sais pas ce qui est le mieu.
Sebours
Posté le 21/01/2024
Salut Papayebong.

Tu fais comme cela t'arrange. Si tu lis par bloc de 4-5 chapitres, tu peux aussi faire un retour à la fin de ta séance de lecture.
C'est vrai qu'un commentaire par chapitre peut faire manquer l'analyse sur l'impression d'ensemble et la cohérence globale. Après, ça permet de pointer les petites incohérences.

Je me lance dans la lecture de ton histoire demain. Perso, je pense faire chapitre par chapitre (par peur d'oublier des trucs) mais si je constate que ton récit est nickel, je ferais peut-être par bloc. ;)
Papayebong
Posté le 21/01/2024
Hum, c'est sourtout que tu redécoupe pas mal tes chapitres pour les rendre plus petits ( et peut-être plus digestes pour les lecteurs PA) dans ce cas, oui il vaut mieux comenter à la fin d'un "arc"
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