Partie 2 : La F.T.
— Plusieurs siècles plus tard —
122.
Un paysage flou de désert pierreux défilait derrière les vitres du train. Le crâne appuyé nonchalamment contre l’appuie-tête, Tony se laissait bercer par le balancement régulier de la locomotive, quand il sentit quelque chose toucher sa jambe. Il entrouvrit les yeux un instant pour voir que Lù le fixait d’un air goguenard, installée dans le fauteuil d’en face. Son pied chaussé de bottines se pressa un peu plus contre sa jambe.
— Sois sage ! murmura-t-il, si bas qu’elle dut en déchiffrer la moitié sur ses lèvres, et elle lui répondit de la même façon :
— Je m’ennuie...
Son pied continuait de rouler contre sa cheville et Tony lui fit les gros yeux. Il avait l’apparence d’un homme de cinquante-quatre ans, elle en paraissait quinze et ils étaient dans un train bondé, dans un monde presque totalement inconnu où les femmes comme les hommes portaient des cols qui leur montaient jusqu’à la mâchoire.
Lù aimait bien le toucher. Il interprétait ça comme une façon inconsciente de marquer sa supériorité ; elle était la chef, alors elle se permettait de poser sa main sur sa cuisse, de lui caresser les cheveux ou encore d’appuyer son coude contre son épaule.
Ça ne dérangeait pas Tony. Lù n’était pas sa mère, elle n’était pas son amante ni sa professeure : elle était une créature supérieure, et il lui offrait avec enthousiasme son amour et sa dévotion absolue. Il y avait tant d’univers, tant d’individus, tant de possibilités et c’était lui qu’elle avait choisi comme compagnon ; il avait du mal à réaliser l’ampleur de l’honneur qui lui était fait.
Comme elle ne cessait pas de lui faire du pied, il se pencha en avant et demanda :
— Est-ce que tu me dragues ?
Elle ricana en enfonçant les mains dans les poches de son long imperméable beige.
— Tu es un bel homme, mais tu es trop vieux pour une fraîche jeune fille comme moi.
Un peu vexé, il voulut lui répondre, mais Lù se pencha en avant et posa sa main sur la sienne pour le faire taire. En moins d’une seconde, son visage avait pris une expression extrêmement sérieuse et Tony se retourna à moitié pour voir ce qui l'avait interpellée : le train s’était arrêté le long d’un quai et des hommes en uniforme rouge faisaient la queue, la main agrippée à la courroie de fusils équipés de baïonnettes.
— Ce ne sont pas des ennemis, murmura Tony.
Lù fronça ses sourcils sombres :
— Non, mais ils vont contrôler les papiers des voyageurs.
Des papiers qu’ils ne possédaient pas, bien sûr. Les doigts de Lù se resserrèrent sur les siens.
— Viens...
Il la regarda avec perplexité. Il était impossible de descendre par un autre wagon, car toutes les portes étaient surveillées, mais Lù ne voulait pas aller aussi loin. Elle le tira derrière elle dans les toilettes, sous le regard outré d’un gentleman. La cabine était étroite, mais impeccablement propre, un vrai miracle.
Lù se mit debout sur la cuvette en porcelaine — pour avoir plus de place — et il la vit s’humecter les lèvres en déboutonnant son col. Ses doigts s’enfoncèrent dans la trame de l’espace et elle déchira une première faille. Il y avait de l’eau — une mer ? — de l’autre côté alors Lù la referma rapidement après s’être pris une vague salée en pleine figure.
La deuxième faille semblait satisfaisante, alors Tony la suivit dans le salon d’une maison moderne et élégante, pile au bon moment, car au même instant, dans le train, quelqu'un essaya d'entrer dans les toilettes. Il eut juste le temps de rouvrir le loquet de la porte et que Lù refermât presque totalement la faille derrière lui ; cette minuscule ouverture était étudiée, car il n’était pas question d’abandonner ce monde tout de suite.
Le ciel rouge qu'on voyait pas les fenêtres indiquait le crépuscule. Les lumières de la demeure étaient éteintes et on y entendait aucun bruit. Lù fit un tour rapide de la maison.
— C'est bon, il n'y a personne.
Elle grimaça en tâtant son corsage trempé, avant de s’étaler sur le canapé de cuir blanc. Elle installa ses bottines à lacets sur la table de verre et Tony son haut-de-forme sur une commode, avant d’étudier des photographies disposées aux murs dans de jolis cadres.
— Marrant, on dirait des humains, mais ils ont une queue...
Il se retourna vers elle et demanda plus sérieusement :
— Quand on repassera la faille dans l’autre sens, arrivera-t-on dans le train ou bien sur la voie ferrée ?
Lù bâilla.
— Je pense qu’on sera dans la locomotive. La faille doit tenir compte du mouvement de l’objet sur lequel on se trouve, sinon l’emplacement des failles serait affecté par la rotation des planètes.
— C’est vrai, je n’y avais pas pensé.
S'étant levée, Lù était à présent en train de fouiller dans les placards ; elle se servit de la crème de cassis pure dans un verre de cristal.
— Désirez-vous quelque chose, très cher ?
Tony hésita et Lù lui envoya un sourire goguenard.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu penses que c’est mal ?
Il n’aimait pas quand elle le mettait au défi. Il se versa un cognac de quinze ans d’âge et le siffla cul sec ; Lù remplit à nouveau son verre.
— Amusons-nous, il reste plusieurs heures avant que le train n'arrive à Santa Wilma.
Elle alluma la chaîne stéréo et bientôt une musique tapageuse et rythmée envahit tout le salon. Tony déboutonna sa redingote tandis que sa compagne sirotait son alcool sucré en se dandinant. Il essaya de s’installer sur un fauteuil, mais Lù lui asséna une tape sur le crâne à l'aide d'un coussin du canapé.
— Ne dors pas, viens danser avec moi.
Il la suivit quand elle l’attrapa par la main, mais au dernier instant, il choisit de lui rendre la monnaie de sa pièce et la frappa en pleine tête avec un petit polochon. Le verre de Lù lui échappa et explosa à terre, répandant de l’alcool et des éclats de cristal partout. Tony se sentit terriblement stupide et Lù lui caressa gentiment les cheveux.
— Ce n’est rien, juste un verre. Je vais en prendre un autre.
Tony sentait l’alcool chauffer son estomac : il avait bu trop vite. Elle l’attira contre elle dans le centre du salon et leurs semelles firent crisser les éclats de cristal sur le sol. Ils dansèrent et sautèrent sur le canapé ; Tony ôta son nœud papillon et déboutonna le premier bouton de sa chemise. Il faisait très chaud et le monde tournait dangereusement autour de lui tandis qu'il regardait les alentours : tous les coussins étaient sur le sol, il y avait des débris de verre partout et la réserve de spiritueux était pratiquement vide.
C’était surtout Lù qui buvait. L’alcool ne faisait jamais effet longtemps chez elle : elle était très vite ivre, vomissait, puis pouvait recommencer un quart d’heure plus tard. C’était comme ça, son organisme éliminait tous les excès : alcool, drogue, surplus de nourriture.
— Je crois qu’on a fait une grosse bêtise.
Il fit gonfler ses joues, ce qui lui donna cette tête de chiot qui faisait toujours rire Lù. Elle pouffa :
— Mais non, c’est juste un peu de bazar.
— On devrait faire quelque chose pour ces gens.
— Peut-être qu’ils méritent ça, ça m’a tout l’air d’être de gros richards qui n’ont pas souvent de malheur.
— Il y a des bons humains, même riches.
— Ce ne sont pas des humains, tu m’as dit qu’ils avaient une queue.
— Moi aussi, j’ai une queue.
— Oui eh bien garde-la au chaud. On devrait vérifier si ce sont des gens bien avant de leur donner une compensation.
Tony s’assit et la regarda intensément :
— Comment on fait ça ?
Lù versa la fin de la bouteille de scotch dans deux nouveaux verres.
— On se glisse dans leurs peaux.
Ils trinquèrent avant de se lever, puis explorèrent les chambres, vidèrent les tiroirs et enfilèrent les vêtements des membres de la famille par-dessus les leurs. Boudiné dans une combinaison à fleurs, Tony mit un bazar sans nom dans la cuisine immaculée en essayant de se presser une orange.
Pendant ce temps, Lù — qui avait enfilé le caleçon trop petit de la benjamine sous sa robe, ainsi qu’un serre-tête à paillettes — marchait de long en large en lisant de longs passages du journal intime de la fillette :
— Aujourd’hui, je me suis fait disputer par mon professeur. Je n’ose pas donner le mot à maman. C’est la deuxième fois ce trimestre...
Lù soupira profondément. Que c’était ennuyeux ! Elle attrapa un stylo dans un pot et ajouta en dessous en dictant à voix haute :
— Plus important ! Quand est-ce que je vais me faire tatouer une bitoune sur l'épaule ?
— Lù ! Langage ! la réprima Tony en agitant une spatule.
Elle balança le cahier un peu au hasard avant de remonter l’escalier, puis revint avec le boa de madame, après s’être dessiné une moustache avec du crayon noir.
— Bon.
Elle campa ses poings sur ses hanches.
— Je pense qu’on peut dire sans détour que les gens qui vivent ici sont vraiment sympas. Je pourrais leur dessiner un schéma pour expliquer l’électricité.
— Mais ils ont déjà l’électricité, Loulou !
— Ah ? Bon, je dois inventer autre chose.
Elle s’assit dans un fauteuil et se mit à suçoter la pipe qui se trouvait sur un bureau, tout en jouant avec son nouveau boa. Elle prit la pose et se tourna vers Tony :
— Eh bien, tu n’as qu’à faire mon portrait.
Cette idée, qu’elle est bonne !
Il fallut environ dix minutes à Tony pour griffonner sur une feuille une somptueuse créature moustachue présentant une bouche lippue et des yeux louches qu'ils laissèrent sur la table avant de repasser la faille dans l’autre sens.
Tony avait eu la décence de reposer la combinaison et de récupérer ses affaires. Comme Lù l’avait prévu, ils réapparurent dans le train en marche se trouvant à plusieurs centaines de kilomètres de l’endroit où ils l’avaient quitté. Tony récupéra sa place avant de faire remarquer à Lù :
— Au fait, tu devrais peut-être te débarbouiller.
Elle avait gardé la moustache, ainsi que le boa, et les voyageurs la regardaient de travers dans le wagon ; elle s’essuya discrètement dans sa manche. Le reste du trajet se déroula dans le plus grand calme : ils sommeillèrent un peu, le temps de retrouver l’intégralité de leurs capacités.
Enfin, dans un grand jet de vapeur, la locomotive s’arrêta dans la gare de Santa Wilma. Lù se leva mollement et s’apprêtait à récupérer leur unique bagage quand son regard se figea. Son visage n’était plus goguenard ni rieur : elle avait l’air foudroyée sur place et Tony regarda dehors.
Il y avait deux hommes sur le quai : un grand individu aux cheveux bouclés avec des bras étrangement longs et un beau jeune homme à la chevelure rose vêtu d’une redingote noire.
C’est à ce moment-là que retentit une explosion.
123.
C’était un simple café de la gare, rien d’incroyable : on y trouvait l’habituel brassage d’extraterrestres en vacances, de musiciens itinérants intergalactiques, de mafieux venus fourguer leurs pistolasers à bas prix et d’originaux en perdition.
Tony était inquiet. Lù était partie faire un tour avec l’androïde en l’abandonnant à une table — après avoir changé de monde pour échapper aux flots de policiers arrivés dans la gare de Santa Wilma et gardé une petite faille entrouverte, bien sûr.
Un serveur écailleux vint lui déposer un whisky-nébuleuse avant de servir un café-filante crème à son interlocuteur, qui lui souriait. Ce dernier était plus jeune que lui et c’était un type étrange. Il paraissait décontracté malgré la situation ; les néons clignotants, la musique électronique ainsi que les nombreux extraterrestres autour d’eux ne semblaient pas le troubler.
Tout en trempant ses lèvres dans son verre d’alcool, Tony détailla le faciès de l'homme en face de lui. Un visage long, un nez grand et rond, des sourcils épais ; cet individu n’était pas un prix de beauté, cependant, il ne pouvait pas négliger l’éclat particulier de ses yeux violets, une teinte qu’il n’avait croisée que chez des sylphes durant son enfance. Il avait aussi de beaux cheveux : un nuage désordonné de boucles brunes encadrait son visage, noué en queue-de-cheval.
— Pouvez-vous me rappeler votre nom ?
— Isonima.
— Et votre nom de famille ?
— Je n’en ai pas.
— C’est possible ?
— Pas de famille, pas de nom. Et je ne me souviens pas du vôtre, Tony.
— Je ne vous l’ai pas donné. Une famille, mais des secrets.
Le garçon sourit tout en sirotant son café-filante qui éclairait son visage de petites explosions de lumières chaque fois qu’il en prenait une lampée. Il avait une expression très douce et était beaucoup plus à l’aise que Tony, ce qui l’agaça. Ses vêtements étaient peu communs. L’homme portait une redingote immense, proportionnelle à son corps doté de bras trop longs ; le manteau était orné d’un col de plumes noires qui faisait très diva. Il pouvait avoir trente ans, peut-être un peu plus, et du haut de ses cinquante-quatre ans, Tony trouva que ce flegme tranquille rendait son interlocuteur insolent, voire antipathique.
— Comment nous avez-vous suivis ?
— Haha, vous êtes direct. Je vais vous donner un indice : avec un rouleau de papier toilette et une clef, tout est possible.
Tony fronça les sourcils.
— Les rouleaux de papier toilette désignent les tubes de carton que Lù utilise pour bloquer les failles pour qu’elles ne se referment pas.
— Oh oh !
— Gyfu a dû vous montrer les failles qui sont proches du QG, mais les trous étaient trop petits pour vous laisser passer. C’est là que la clef doit intervenir.
Isonima applaudit.
— Vous êtes fort !
— La clef de Gyfu donc... Elle vous a enfermés dans son QG mobile, a fait passer la clef à l’intérieur du rouleau, puis elle a traversé la faille en se contorsionnant et vous a libérés de l’autre côté. Astucieux.
— J’admire votre sens de la déduction.
— Ce que je ne comprends toujours pas en revanche, c’est pourquoi Gyfu vous a aidés.
— Pour la même raison que vous. On collecte des trucs qu’on lui rapporte comme paiement, ce qui nous a fait perdre beaucoup de temps, d'ailleurs : on aurait préféré s'installer dans le salon du QG et attendre que vous reveniez, mais elle ne l'entendait pas de cette oreille. On vous a ratés à de multiples reprises quand vous reveniez au quartier général pour vous rendre dans un nouveau monde.
Tony savoura sa boisson pensivement. Isonima était parfaitement au courant de leur mode opératoire : quand Lù se mettait en tête d'explorer un nouveau monde, elle ouvrait une faille dans la salle des rouleaux de papier toilette proche du QG ; quand elle en avait marre, elle revenait au point de départ par la même faille et recommençait dans une autre dimension. De cette façon, ils ne perdaient jamais totalement de vue le monde où se trouvait Gyfu.
Tony soupira : ils s’étaient fait suivre comme des bleus, mais Gyfu n’aurait pas aidé ces deux énergumènes s’ils avaient présenté un danger. La sylphide avait trop besoin de Lù pour ses petits trafics. Il demanda :
— Qu’est-ce que vous faites dans la vie ? À part nous pister, bien sûr.
— Je suis critique gastronomique.
Après cette remarque, la joue d’Isonima se creusa de fossettes, comme s’il avait dit une bonne blague.
— Pour de vrai ? demanda Tony.
Le garçon lui lança un regard gentil de sous ses cils.
— Pas vraiment, c’est plus un jeu parce que ça fait un moment qu’on vous suit. On n’a pas le temps d’avoir de vrais métiers. Critique gastronomique, c’est plus une blague de moi avec moi-même.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— J’ai toujours bien aimé manger... cuisiner aussi. C’est mon petit truc malgré la rapidité du voyage. Les poissons en gelée de Banga, les fritures épicées de Manal-Seymour, les glaces pilées à la viande de Calambe... Je pense que cela vous dit quelque chose ?
Tony s’humecta les lèvres. Bien sûr. Il avait déjà goûté tout ça : chaque plat, chaque saveur avait le goût d’un autre monde. Il s’en souvenait bien. Mais alors Taïriss et cet Isonima les avaient pistés depuis si longtemps ? Il plissa les yeux :
— Évidemment.
— Et la chair du Grok de Menla ? interrogea Isonima.
— Je ne me souviens pas. Ou je n’y ai peut-être pas goûté. Je ne suis pas un gourmet , j’aspire à des choses très simples.
— Vraiment ?
— Du cognac et des oranges. Voilà, il n’y a aucune friture ou aliment qui puisse dépasser cela.
Isonima pencha la tête sur la droite d’un air rêveur.
— Des oranges ? Celles qui poussaient près de la maison, dans la terre meuble du jardin...
Tony sentit son sang se glacer. Son interlocuteur poursuivit :
— Je goûte encore leur pulpe sous mes dents et leur jus dans ma gorge. Je n’ai jamais retrouvé leur pareil.
Tony sut intimement qu’il parlait du même jardin, de la même maison et des mêmes orangers bleus.
— Donc vous avez passé votre vie entière à nous traquer de monde en monde tout en profitant des spécialités locales ?
— Autant allier l’utile à l’agréable, mais nous vous avons trouvés maintenant. Je vais pouvoir me consacrer plus pleinement à ma passion.
— Quelque chose que vous auriez envie de goûter dans le coin ?
Le garçon le fixa longuement en souriant, mais ne répondit rien. Le regard était trop suggestif pour que Tony pût douter un instant de ses intentions. Il apprécia le culot et finit son whisky-nébuleuse.
— Désolé, mais je ne suis pas intéressé.
Sans se départir de son air paisible, le garçon répondit d’une voix sereine :
— Très bien, considérez que je ne vous importunerai jamais sur ce sujet.
C’était presque vexant de voir à quelle vitesse il avait renoncé. Mais après tout, Tony avait beau avoir bien vieilli, il avait vingt ans de plus que cet homme. Ronchon, il insista :
— Tout ça ne me dit pas ce que vous nous voulez, tous les deux.
Isonima haussa les épaules :
— Moi je ne vous veux rien du tout. Non, c'est très sérieux... c'est Taïriss qui voulait retrouver Lù. C'est normal après tout, c'est sa maîtresse. Et moi, je ne fais que suivre. C'est lui qui m'a élevé, comprenez-vous ? Je ne pouvais pas le laisser partir dans une entreprise si périlleuse seul. J'espère uniquement que Lù va accepter que nous vous accompagnions.
Tony allait répondre, mais au dernier moment, il tourna la tête :
— Je crois que nous allons bientôt le savoir...
En effet, Lù et Taïriss traversaient la foule bigarrée, si hétéroclite que personne ne leur jeta un regard malgré leurs étranges vêtements. Ils s’installèrent à leur table.
— Tout va bien ? s'enquit Isonima.
Le robot hocha la tête :
— Pour le moment, nous restons ensemble. Le temps de pouvoir se poser plus tranquillement.
— Pourquoi, quel est le plan ? demanda Isonima
C’est Tony qui répondit :
— On attend la nuit.
Son interlocuteur jeta un coup d’œil étonné par la fenêtre du bar d’où l’on apercevait un ciel noir piqueté d’étoiles.
— Dans l’autre monde, précisa Tony. En espérant qu’il n’y ait plus de policier et que l’incident soit réglé.
Lù se tourna vers Taïriss et effleura la mèche de cheveux rose indien qui voilait légèrement un œil à présent intact.
— Ça a été réparé ?
Isonima sourit :
— On l’a fait avec Radje. Enfin, c’est lui qui a fait tous les plans, je n’ai fait qu’obéir pour le montage. Je suis complètement nul en mécanique.
— Hum...
Lù ne répondit pas. Elle ne le regarda même pas et continua sa conversation avec l’automate.
Isonima eut l’air étonné, mais un sourire doux revint rapidement sur ses lèvres. Il resta songeur le reste de la discussion.
*
Quand ils retournèrent dans la gare de Santa Wilma, il faisait nuit et la zone était déserte : les trains à vapeur étaient à l’arrêt, les globes de lumières éteints, les portes fermées et il n’y avait personne. Des barrières délimitaient le lieu de l’explosion, mais il n'y avait personne pour garder la zone. À cet endroit, le sol était recouvert d’un épais parterre de fleurs qui grimpait jusqu’aux murs où stagnaient de longues coulées d'un étrange liquide orange qu'Isonima observa avec perplexité.
— Je me demande ce que c’est ? Il y a de bien étranges attentats dans ce monde...
Tony haussa les épaules :
— La situation politique est loin d’être stable. On est au bord de la guerre, mais je ne pense pas qu’il s’agisse de ça. Il n’y a visiblement pas eu de morts, sinon il y aurait encore du monde : un objet a dû exploser par accident.
— Une valise de jardinier à l’évidence.
Lù referma la faille derrière eux et traversa le hall d’un pas assuré, indifférente au bruit que produisaient ses talons sur le dallage de marbre constellé de sable rouge. Tony leva le nez : le hall de la gare était constitué de poutres métalliques et de verre, les murs bordés de guichets et de magasins élégants. Sans hésiter, Lù se dirigea vers une minuscule boutique nommée « la Folle Tarentule » et posa sa main gantée contre le verre pour regarder à l’intérieur. Derrière la vitre encrassée de poussière rouge se trouvait un petit bureau.
Isonima lança un regard perplexe à Tony tandis que Lù ouvrait une faille juste devant la porte. Elle y glissa la main tout en tâtonnant à l’intérieur. Cela lui prit un peu de temps, mais son bras finit par ressortir d’une autre déchirure, à l’intérieur de la boutique et ses doigts déverrouillèrent la porte qui s’ouvrit sans grincer, impeccablement huilée.
— Après vous, dit-elle.
Ils entrèrent dans la petite pièce.
— Je ne savais même pas que c’était possible, commenta Taïriss en observant la double ouverture.
— Si je ne lâche pas la trame du monde que je découpe en premier alors j’arrive à la redécouper dans l’autre sens pour revenir dans le monde de départ. C’est une sorte de... tunnel ? Sauf qu’à la place de traverser une montagne — ou une porte — , mon bras se trouve dans l’autre univers. C’est très pratique pour fouiner.
— J’imagine. Tu fais ça souvent ?
— Plus que tu ne le crois...
— Je ne crois rien du tout, Lùshka.
Lù s’installa au bureau, ouvrit les tiroirs et regarda Taïriss par-dessus son épaule.
— Quoi ? demanda-t-il.
— Tu ne m’appelles plus Mademoiselle. C’est un peu perturbant, mais bien, je crois.
Il sourit d’un air mélancolique, mais ne répondit pas. Elle insista :
— Tu ne ressembles plus vraiment à un domestique.
La redingote sombre lui donnait une prestance d’homme du monde.
— Qu’est-ce qu’on cherche ici ? les interrompit Isonima.
Tony répondit :
— Des badges officiels. On va les faire nous-mêmes.
— Quel genre de badge ?
Lù poussa un soupir absolument pas discret avant d’expliquer :
— La F.T. a un gros QG dans cette ville et l'on aimerait bien se rendre à leur colloque. Pour ça, on a besoin d’un badge officiel. Ce bureau sert à accueillir les membres qui viennent de loin. Ils vérifient leurs identités et leur font leurs petites broches. On va faire pareil en sautant l’étape de vérification d’identité. On va juste choisir des noms au pif dans la liste.
— On devrait plutôt rajouter des nouveaux noms, murmura Taïriss. Il y a peut-être des gens qui connaîtront les inconnus dont nous allons voler l’identité.
Lù lui fit un sourire :
— Tu as raison. De toute façon, j’ai déjà une identité pour la F.T.
Délaissant les tiroirs et l’espoir de trouver une liste, elle s’approcha de la presse qui se situait dans un coin de la pièce.
— On t’appelle comment, To' ?
Tony la rejoignit :
— Herbert le magnifique.
Ils rigolèrent comme deux idiots. Lù écrivit « Herbert le magnifique » puis mélangea des lettres, ce qui donna « Herbert Imagnelfequi », et pressa le badge. Pour elle-même, Lù inscrivit «Dame Emilia de Pompignac », puis pour Taïriss « Monsieur Francis-François de Pompignac ». Tony et Lù n’arrêtaient pas de glousser comme des imbéciles tandis que Taïriss et Isonima se lançaient des regards perplexes.
Enfin, Lù pressa le badge d’Isonima en notant « Jurgen Lefourbe », puis le lui jeta d’un geste nonchalant. Isonima rattrapa la broche avec un air de profonde confusion.
— Je crois qu’elle ne m’aime pas, dit-il à Tony tandis qu’ils sortaient et que Lù refermait la porte derrière eux. J’ai fait quelque chose ?
Tony n'avait rien à répondre à ça : l’hostilité de Lù était palpable. Isonima fronça les sourcils :
— Il y a quelque chose avec elle. Un truc physique...
— Hein ?
— Je ne sais pas, je me sens à la fois attiré et en danger. C’est la première fois que je ressens ça... Il y a un truc bizarre avec son collier ?
124.
Dehors, la rue était remplie de sable rouge qu’un vent vif balayait dans tous les sens et sous la lumière des lampadaires en fer forgé, les silhouettes des cactus ressemblaient à des monstres tordus qui attendaient de fondre sur vous au pire moment.
— On aurait dû prendre de l’argent dans la caisse, marmonna Tony.
Lù abrita ses yeux de ses doigts pour ne pas recevoir plus de sable dedans :
— Non, il faut qu’on soit discrets. On en trouvera ailleurs.
Isonima écoutait leur échange en silence, les mains enfoncées dans les poches de son grand manteau à plumes. Il observa les façades de pierre des maisons : malgré l’érosion provoquée par le vent et le sable, à la faible lumière des réverbères, on pouvait deviner des sculptures de fleurs et de visages de femmes-scorpions.
— J’ai déjà vu ce style quelque part...
— À Jabu-O, répondit Taïriss.
— Pas seulement. Ça s’appelle de l’estangie ou l’art nouveau, mais dans ce monde, ce style peut avoir encore un autre nom.
L’air était si lourd en poussière qu’on ne voyait pas bien loin ; heureusement, une lune bleutée ajoutait une lueur laiteuse à la lumière tamisée de la rue. Isonima leva les yeux et aperçut trois silhouettes sombres passer en vol devant l’astre.
— Qu’est-ce que c’était que ça ?
— Des ptérodactyles.
— Logique. Je n’aurais pas dû demander.
Ils s’immobilisèrent devant un grand bâtiment sur lequel était installé un panneau qu’Isonima ne pouvait pas lire, mais en observant le hall et les chambres à travers les vitres, il déduisit qu’il s’agissait d’un hôtel. Lù frotta ses yeux larmoyants :
— Allez m’attendre dans la ruelle. Il ne faut pas qu’on soit trop voyants, au cas où une patrouille passerait. Et mettez vos badges, si jamais vous en croisiez une, cela les dissuaderait de vous embêter.
Isonima demanda :
— Où est-ce que tu vas ?
Elle répondit sans le regarder dans les yeux :
— Nous trouver une chambre pour la nuit...
Et avant qu’il eût pu ajouter quelque chose, Lù retroussa ses jupes et disparut dans la pénombre.
— Comment va-t-elle faire ça ?
Tony les entraîna dans la petite rue qui jouxtait l’hôtel et s’accouda au mur avant d’expliquer à voix basse :
— C’est très simple : de la même façon que tout à l’heure. Elle va changer à moitié d’univers pour entrer dans l’hôtel. Un tunnel pour ouvrir la porte de l’intérieur. Tout le monde dort à cette heure-ci, alors il lui suffit de noter une réservation et de préciser qu’elle a été réglée. C’est un grand hôtel, personne ne fera attention à nous avec tous ces voyageurs qui arrivent pour la réunion de la F.T. et Lù prendra peut-être quelques ronds dans la caisse.
— Mais c’est du vol ! protesta Taïriss d’un ton extrêmement sérieux.
— Exact, mais sans carte d’identité, je ne vois pas très bien comment on pourrait gagner de l’argent légalement. Et peut-être que vous pensez que c’est le cas, mais nous ne sommes pas ici pour nous amuser. Cet endroit est dangereux pour nous et encore plus pour vous.
— Pourquoi pire pour nous ?
— Vous parlez leur langue, mais vous ne lisez pas leur alphabet. Taïriss, tu es un androïde, mais ils n’ont pas ce genre de robot perfectionné, tu dois te faire passer pour un humain. Et vous ne savez rien du tout sur la F.T.
— Oui, eh bien d’ailleurs, ce serait bien d’en parler.
— C’est une organisation humaine. Ils ont un siège ici, mais pas seulement : il y en a plusieurs dans ce monde et dans beaucoup d’univers parallèles. Au début, c’était simplement des scientifiques qui faisaient des recherches sur des maladies ou sur des phénomènes inexpliqués.
— Ce n’est plus le cas maintenant ?
— Un jour, ils ont découvert les Piliers et depuis ils les étudient.
— De façon sympa ?
— Ça dépend. Mais ils doivent coopérer avec certains d’entre eux puisqu’on trouve des filiales dans tout le Multivers.
— Je me disais aussi que ce qu’on faisait avait l’air d’une mission bizarre.
— Ils organisent une grosse conférence demain. Des membres viennent de tout le pays pour la voir, un truc sur les Vers de rêves.
— Les quoi ?
Tony ne répondit pas. Une porte s’était ouverte dans le mur de l’hôtel et Lù leur faisait signe d'entrer.
125.
La suite s’étalait sur deux chambres, un couloir ainsi qu’une salle de bain commune. Lù s’était réservé la plus grande pièce où elle partagerait le lit double avec Tony. Isonima et Taïriss avaient déposé leurs maigres bagages dans la chambre d’enfants où deux couches jumelles étaient séparées par une table de nuit.
Installée derrière un secrétaire, Lù notait avec application les informations qu’elle avait trouvées dans les tiroirs du bureau d’accueil de la F.T. ; il y aurait des gens qu’elle connaissait demain et ils lui demanderaient de quelle maison-mère elle venait. Il lui faudrait être prudente.
Taïriss toqua à la porte et ouvrit le battant après qu’elle l’eut invité à entrer. Fidèle à son habitude, il portait un gilet gris perle sur une chemise et un pantalon noir.
— Tu m’as appelé ?
— Oui, assieds-toi.
C’était un ordre. L’androïde s’installa dans un élégant fauteuil de velours olive tandis que la jeune fille se servait un verre de l’alcool local.
— Tu en veux ?
— Non merci, je ne bois pas.
Elle sourit. Ce n’était qu’une simple politesse. Même s’il ne pouvait pas se sustenter, Taïriss était toujours reconnaissant qu’on le traite comme un vivant. Le robot l’observa porter le verre à sa bouche.
— Alors ?
— C’est à propos du garçon.
— Isonima ?
— Oui. J’aimerais savoir d’où il vient et pourquoi il t’accompagne ?
Ils se jaugèrent et elle ajouta :
— Je ne te force pas. D’une certaine façon, en te laissant derrière moi, je t’ai donné la possibilité d’avoir une intimité qui ne me regarde pas, mais ce garçon...
— C’est un orphelin. Ou plus précisément, on pourrait dire qu’il n’a pas de parents. Il est né dans ce laboratoire où travaillait Radje. Sa dernière création avant qu’il ne disparaisse purement et simplement.
Lù sirota son verre.
— Je vois, j’avais laissé Radje observer mon code génétique. Je comprends mieux ce qui me dérange chez ce garçon : il a le gène et le potentiel.
Elle sourit et ses doigts tripotèrent son collier de perles.
— Mais ça s’est passé il y a très longtemps, non ? Plus de cinq cents ans ?
— Presque sept cents ans, en réalité. Le garçon est un hybride d’humain et de sylphe. Il présente des phases de rajeunissement. Pour le moment, on ne sait pas si ça s’arrêtera. Radje n'ayant pas daigné lui donner de Ki, il ne semble pas se comporter différemment d'un humain. Et biologiquement parlant, c’est un monstre : il est stérile.
*
Elle ajouta quelque chose, mais Tony ne put rien entendre, car Isonima le remarqua à cet instant.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Chut !
— Ce n’est pas bien d’écouter aux portes.
— T’es de la police ? Je m’inquiète, j’ai le droit, non ?
Isonima lui fit un sourire moqueur, croisa les bras sur son torse et leva un sourcil. Dépité, Tony se redressa et le suivit dans la chambre réservée aux enfants.
— Viens partager une tisane avec moi, on pourra papoter.
Tony s’assit sur un des deux lits tandis que son compagnon faisait chauffer de l’eau dans une antique bouilloire.
— De quoi parlaient-ils ?
— De toi.
Isonima tourna un instant son visage vers son interlocuteur, mais rapidement son air surpris se transforma en expression amusée, ce qui énerva Tony. Il ajouta :
— De ta naissance et de ton cycle de rajeunissement.
Isonima hocha la tête pensivement avant de s’asseoir sur le deuxième lit, en face de son compagnon.
— Et toi, Tony ?— Je peux t’appeler Tony ? — Comment se fait-il que tu sois toujours en vie après plus de sept cents ans ?
— C’est Nimrod qui m’a bloqué.
— Nimrod ?
— Un autre Pilier. Nous en avons croisé quelques-uns au cours de nos voyages. Eli d’abord, et puis Nimrod un peu après. Son pouvoir est de bloquer le cours du temps sur un humain ou un objet. Je continue à vivre, mais je ne vieillis plus et il est difficile de me blesser : mon enveloppe aspire à garder sa forme pour toujours.
— Tu ne peux pas mourir ?
— Si, mais je suis beaucoup moins fragile qu’un humain. J’ai eu quatre ou cinq accidents graves depuis le début de notre voyage, mais je vais bien et je ne suis jamais malade. Loulou est morte plusieurs fois depuis que nous sommes ensemble, mais moi jamais. Je prends peu de risques, elle me protège et en échange je l’aide à revenir.
— En faisant naître un enfant ?
— Oui, tu es bien renseigné.
— Que se passe-t-il si c’est un garçon ? Vous ne pouvez pas laisser la lignée s’étendre.
— Ça dépend, nous n’avons pas de règles spécifiques. Il n’y en a eu que deux cas, en fait. Le premier était dans un monde très en avance technologiquement. J'ai falsifié les examens pour faire croire que l’embryon était mal formé et il a été avorté lors de sa première semaine. Le deuxième garçon était une situation plus compliquée.
Son visage se ferma :
— L’enfant est mort, mais c’était un accident. Le pays où nous nous trouvions était en guerre. J’ai été blessé et le garçon tué. J’essaie d’oublier ça. De manière générale, nous essayons d’éviter que Lù meure, tout simplement.
— Je comprends. Je suis content que vous n’ayez pas de sang sur les mains. Si ça avait été le cas, peut-être n’aurions-nous pas pu être amis.
126.
La guilde de la F.T. de Santa Wilma se trouvait dans un bâtiment élégant, bien que commun, dans ce quartier du centre-ville. Son nom complet était inscrit en mosaïques bleues et turquoise sur la façade de pierres crème : la Folle Tarentule.
Isonima l’observa avec admiration. D’après Lù, chaque bâtiment de la F.T. avait son propre nom ; la guilde où Lù s’était infiltrée la première fois répondait au pseudonyme de « Fausse-tortue ». Ce que signifiaient réellement les lettres F.T., cela était un mystère pour tout le monde en dehors des hautes sphères de l’organisation.
Moyennement rassuré, Isonima se colla à Taïriss et ensemble, ils suivirent Lù et Tony qui pénétraient dans le bâtiment bras dessus, bras dessous après que leurs badges eurent été contrôlés. Il y avait du monde à l’intérieur : des lords en redingotes et des ladies chapeautées, mais pas seulement, il y avait là aussi de simples commerçants, quelques coursiers et des filles des rues. Très vite, Lù lâcha le bras de Tony pour mieux se fondre dans la foule.
Les instructions étaient succinctes : pour les curieux, ils étaient respectivement des cousins et un ami de « Dame Emilia de Pompignac » et étaient tous originaires de Santa Erika dans le Nord. Là où se trouvait la « Fausse-tortue ».
Nerveux, Isonima se glissa contre un mur pour mieux observer le hall et la faune qu’il abritait. La conférence ne commencerait pas avant un gros quart d’heure et il avait un peu de temps. Lù avait jeté son dévolu sur un vieil homme élégant dont la barbe poivre et sel était taillée de façon impeccable et de là où il était, Isonima ne pouvait les entendre, mais il lui sembla que Lù était trop familière pour que cet homme fût un parfait inconnu.
Il laissa ses yeux vagabonder. Qui étaient ces individus et que venaient-ils faire là ? Un certain nombre devait sans doute satisfaire sa soif de curiosité, mais chez les petites gens, il était plus probable que ça ne soit pas par hasard. S’agissait-il de petites mains œuvrant au service de la F.T. ?
Il croisa le regard d’une quadragénaire habillée de gris perle se tenant aux côtés d’un gros aristocrate moustachu. C’était une petite femme juchée sur des talons vertigineux. Elle portait un costume d’homme, des gants de dentelle et sa chevelure prune, mélange désordonné de larges anglaises, roulait sur ses épaules. Elle le fixa et finit par glisser un mot à son compère qui regarda Isonima à son tour tout en lissant sa moustache blonde.
Y avait-il quelque chose chez lui qui le rendait louche ? Ses yeux violets ou ses longs bras, peut-être ? Il évita leur regard avant de faire le tour de la pièce pour dénicher les toilettes. Une fois face au lavabo, il se rinça les mains, fixa son reflet et se sourit. Bon. Tout ça n’était pas grave. Ils vivaient soudainement des choses beaucoup plus aventureuses que toutes ces années de douceurs où Taïriss l’avait protégé, mais son père adoptif ne le laisserait pas seul ici s’il y avait le moindre danger. Rasséréné par cette certitude, il quitta les cabinets.
Il aperçut Lù en compagnie de son aristocrate. Grand et mince, le vieil homme portait un gilet bleu nuit brodé de fils d’argent et regardait la foule avec une assurance tranquille.
Isonima glissa ses mains dans ses poches. Cet homme était visiblement noble et il avait sans doute du pouvoir. Lù tenait son bras de ses doigts gantés et celui-ci s’appuyait doucement sur son opulente poitrine. Elle avait passé plus d’une heure dans la salle de bain ce matin pour tenter de se donner plus que son âge et indubitablement, elle avait l’air plus vieille avec ses pommettes tranchantes et les ridules cernant ses yeux. Ses expressions étaient également différentes : son visage était lumineux, son sourire détendu, elle riait.
Isonima chercha Taïriss dans la foule. Il avait vu le manège de Lù et Isonima se rapprocha de son tuteur.
— Tu crois qu’elle essaie de le séduire ?
Les épaules de l’automate s’affaissèrent.
— Tu l’envisages, toi aussi ? Parfois, je suis encore à côté de la norme des comportements humains. Je n’étais pas sûr...
Isonima fit une moue perplexe tandis que Tony les rejoignait. Il leur fit un résumé à voix basse :
— Le comte Bergam est un des membres illustres du « Flictueux-Tove » et nous avons fait sa connaissance à Santa-Melana. C’est lui qui nous a parlé de cette réunion. Bien sûr, il ignore quelle est notre véritable identité.
— Elle est différente avec lui, non ?
Les yeux bleus de Tony glissèrent sur le couple qui conversait aimablement.
— Ils ont eu une liaison et je pense que ce n’est pas pour rien qu’il lui a parlé de cette autre section de la F.T. Il voulait la revoir.
— N’est-il pas un peu âgé pour elle ? C’est un septuagénaire.
Avait-elle eu une relation avec un vieil homme pour pouvoir lui extorquer des informations ? C’était plus que probable. Tony haussa les épaules :
— Oh, quand vous aurez passé quelques années avec nous, vous saurez que Lù peut coucher avec n’importe quoi, tant que c’est vivant.
— Même avec un concombre ?
— Oh, eh bien, s’il est toujours rattaché à sa tige... Pourquoi pas ?
— Je n’aurais pas dû demander.
— Elle a un faible pour les vieux d’ailleurs. Quel est le mot déjà ?
Taïriss eut les narines qui frémirent :
— Gérontophile.
— C’est ça. Enfin, les vieux sont ce qui ressemble le plus à son âge véritable, quoi ; normal qu'ils lui plaisent...
— ...
— Wow, magnifique palpitation de narines, mon très cher Taïriss, ta conceptrice avait vraiment le souci du détail, commenta Tony, aimable.
— Je suppose que je dois dire merci ?
Ils ne purent continuer leur conversation, car un individu était monté sur une estrade et essayait d’attirer l’attention du public. C’était un petit homme dégarni qui essuyait régulièrement son front couvert de sueur. Les invités se turent et il commença son discours par une introduction :
— Mesdames et Messieurs, bienvenue parmi nous pour ce premier colloque sur les Piliers communément qualifiés de « Vers de rêves », ce que nous, à la F.T., appelons des « Oniriaques ». Je voudrais remercier chaleureusement la maison-mère qui a choisi de nous accueillir ainsi que le comte Bergam qui a permis de financer le projet.
Il attendit la fin des applaudissements polis pour reprendre :
— Le Ver de rêves a pour particularité de pouvoir communiquer avec Limbo, une dimension particulière qui se situe entre les univers. Pour faire simple : si le Multivers est une maison avec beaucoup de pièces, le Ver de rêves est le rat qui se déplace dans les murs. Il peut observer ce qui se passe dans une infinité de mondes différents, ce qui fait de lui un espion précieux, mais aussi un pion à manipuler avec prudence. En effet, Limbo réagit aux ondes cérébrales comme une pellicule d’appareil photo réagit chimiquement à la lumière. Dans Limbo s’imprègnent les pensées et les rêves de toutes les créatures pensantes des mondes qui l’entourent. Là-bas, les règles de la physique sont différentes, les liaisons atomiques sont plus fragiles, le palpable se fait et se défait. La notion de réalité a tendance sur le long terme à affecter les capacités mentales du Ver de rêves qui perd la perception de son identité. Il devient alors lui-même une création de Limbo.
Il s’interrompit quelques secondes pour boire une gorgée d’eau avant de continuer :
— La notion de matière dans Limbo est complexe. Le Ver de rêves est à la fois présent matériellement à l’intérieur de son monde et dans Limbo. Il peut basculer complètement dans l’un ou dans l’autre en fonction de son état mental. Il est également capable de transformer de la matière de façon à la faire rentrer dans l’onirisme, mais c’est un processus qui ne fonctionne dans l’autre sens que pour les objets. On ne peut pas déplacer d’êtres vivants physiquement dans un sens puis dans l’autre, car Limbo est réceptif à leurs pensées et les modifie de façon irréversible... Cependant, il est possible pour de simples mortels d’accompagner un Ver de rêves dans son songe de façon purement spirituelle, sans mettre son corps en jeu.