Interlude 2 - Partie 2 (2)

127.

 

Le Ptérodactyle rouge était le nom d’un café-concert où l’on pouvait danser. Tony jeta un regard circulaire autour de lui ; l’endroit était fréquenté par une clientèle huppée qui se dandinait d’une façon que le reste du pays aurait qualifiée de provocante. Il alluma sa cigarette et retourna à la charmante compagnie qui occupait sa table : Lù, Taïriss et Isonima auxquels s’était ajouté l’élégant comte Bergam.

Il souffla un long filet de fumée bleue, curieux de voir comment les choses allaient se passer. Taïriss était impassible et à l’aise, contrairement à Isonima qui souriait avec un peu trop d’empressement. Avec trois protagonistes de plus, Lù n’allait pas pouvoir jouer son petit jeu aussi simplement que d’habitude. Le comte se tapota la bouche avec sa serviette après avoir terminé son assiette, tandis que sur la scène, un ensemble musical exécutait un swing endiablé.

— Et d’où venez-vous déjà ? Je ne crois pas qu'Emilia m’en ait parlé.

Voyant qu’on s’adressait à lui, Isonima prit le temps de boire longuement son verre de vin pour préparer sa réponse, ce qui ne fut pas nécessaire, car Lù répondit à sa place :

— De Santa Erika.

— Étrange, j’ai grandi de ce côté-là et je n’ai jamais connu de Lefourbe.

— Ma tante a épousé un roturier.

— Cela explique tout. Vous êtes donc cousins ?

Cette fois, la question était facile et Lù laissa Isonima répondre.

— C’est cela.

— La ressemblance est flagrante, on voit que vous avez des gênes en commun.

Lù se renfrogna :

— Sous-entendez-vous que je possède un aussi grand nez, comte Bergam ?

Tony laissa échapper un rire :

— Oh non ! En matière de nez, le tien ressemble plutôt à une petite patate.

Mais c’est vrai qu’ils se ressemblaient. Tony avait l’habitude de se faire passer pour le frère de Lù, mais il aurait été plus judicieux d’échanger sa place avec celle d’Isonima. Sa teinte de cheveux était exactement la même que celle de Lù, bien que ses mèches fussent bouclées.

Le comte ramena son attention sur Taïriss.

— Et vous, Monsieur... de Pompignac... Êtes-vous également un cousin ?

Taïriss mentit avec assurance :

— De la branche paternelle, comme le témoigne mon nom. Mais nous sommes tous relativement proches. Je connais Jurgen depuis que nous sommes enfants.

Isonima s’appuya sur ses coudes.

— Déjà enfants, nous passions beaucoup de temps à jouer ensemble à la marelle.

— À la marelle ? répéta le comte.

Le vieil homme plissa ses yeux sombres tandis que Lù jetait un regard furieux au jeune homme. Elle reprit la parole :

— Un jeu de notre invention... Nous inventions des tas de choses ! Mais tout cela est trop loin pour qu’on se laisse distraire : le passé est le passé !

Tony mordilla son propre sourire. La marelle n’existait pas dans ce monde. Il vit qu’Isonima s’était redessiné un air détendu. Soit il ne s’était rendu compte de rien, soit c’était un meilleur comédien que ce qu’il avait cru. La musique se termina et Lù se tourna vers le comte :

— Si nous allions danser ?

— Vous surestimez mon talent pour ce genre de chose, ma chère.

Lù sembla déçue et Tony sourit. En réalité, Lù souhaitait éloigner le comte de son petit groupe de cousins louches.

— Je peux danser avec toi si c’est ce que tu veux, ajouta Taïriss.

Lù accepta, visiblement à contrecœur et le comte Bergam demeura seul avec Isonima et Tony. Ce dernier posa son menton sur ses mains croisées : il devait rester sur ses gardes, c’était à lui de dominer la conversation à présent. Il lui fit un sourire tout en dents blanches :

— Eh bien, comte, et si nous parlions de ce qui nous amène ici, finalement ? Jurgen et moi sommes ici sur les conseils de notre sœur et cousine, mais qu’est-ce qui vous a poussé à devenir un membre si éminent de la F.T. ?

 

128.

 

La nuit était toute noire et Isonima avait les yeux grands ouverts.

Il n’arrivait pas à dormir. La conversation qu’ils avaient eue au Ptérodactyle rouge lui laissait un goût amer ; le regard noir et acéré du comte l’avait mis mal à l’aise et il n’était pas vraiment sûr d’aimer ça. Avec Taïriss, la vie avait toujours été très simple, très douce et remplie de choses agréables. Pour la première fois, il se sentait en danger. Pire, il pouvait mettre en danger Taïriss et cela était insupportable.

— Tu ne dors pas ?

Il tourna la tête et vit que l’androïde le regardait. Taïriss ne ressemblait jamais tant à une poupée que quand il dormait. Sagement vêtu de son pyjama à carreaux, il s’allongeait sur le dos, rabattait le drap sur sa poitrine et posait ses bras le long de son corps tandis qu’un fil relié à une prise électrique s’occupait de le recharger. Alors il se mettait habituellement en veille, mais pas ce soir, apparemment.

— Non, toi non plus ?

— J’attends qu’elle rentre.

Lù était restée au Ptérodactyle rouge après leur départ, en compagnie de son ancien amant. Isonima jeta un coup d'œil au réveil : il était plus de quatre heures du matin.

— Je pense qu’elle va passer la nuit à l’extérieur.

— Je sais. Mais je préfère être réveillé au cas où. Je ne suis pas serein.

— D’après Tony, ça arrive souvent et il n’y a jamais eu de soucis. Elle est la première à savoir les risques que nous prenons.

Le robot hocha la tête imperceptiblement.

— En tout cas, personne ne se pose de questions à ton sujet. Ils pensent tous que tu es humain. Ça doit vouloir dire que petit à petit, tu en es de plus en plus proche.

Il ne reçut pas de réponse, car à ce moment-là, la porte qui menait à la suite grinça : Lù était rentrée. Il y eut un long silence entrecoupé régulièrement de petits hoquets. Taïriss hésita avant de finalement se lever, mais il s'aperçut bientôt qu’il avait oublié de se débrancher, ce à quoi il remédia. Isonima se redressa pour le suivre, bien qu’en restant dans l’ombre de la chambre.

Lù était assise dans l’entrée et elle peinait visiblement à enlever ses chaussures.

— Tu as trop bu, constata Taïriss.

— Et — hic — alors ?

Elle avait les yeux vitreux tandis que Taïriss avait le regard grave et les sourcils froncés. Isonima ne lui avait pas vu cette expression depuis cette fois où il avait essayé de rouler sur des toits avec un aéroglisseur de poche.

— Je croyais que tu savais ce que tu faisais ?

— Quoi ? — hic — !

La voix du robot se fit grondante :

— Nous sommes dans un endroit dangereux ! Bien sûr, toi, tu te compromets dans le lit de l’ennemi et tu t’enivres comme la pire des idiotes. Je te croyais maligne, mais tu te comportes comme une gamine de cinq ans.

Lù releva la tête de ses chaussures et se leva.

— Je t’interdis — hic — de me parler comme ça, je suis encore ton aînée à ce que je sache.

— Non. Vous êtes peut-être ma maîtresse, mais l’aîné c’est moi.

Elle ne releva pas. Ses yeux gris étaient durs comme le métal et elle posa son index sur son sternum de synthèse. Sa voix était dénuée de chaleur :

— Écoute-moi bien — hic—, je ne sais pas pourquoi tu as passé tant de temps à me chercher, mais ça fait plus de sept cents ans que je n’ai plus de maman pour me torcher et je n’ai pas l’intention que ça change. Si ça ne te plaît pas, alors je t’abandonnerai derrière moi. Est-ce que c’est — hic — clair ?

Il laissa traîner le silence pendant qu’elle hoquetait. Elle se détourna en lui lançant un regard furieux :

— Encore une chose : ne me demande plus jamais de danser avec toi !

Il la fixa sans ciller :

— Bien, Mademoiselle.

Elle disparut dans sa chambre et Taïriss resta quelques secondes debout avant de rejoindre son propre lit. Isonima était assis sur ses draps.

— J’ai peut-être fait une erreur en t’entraînant dans cette histoire, dit le robot.

Isonima se leva et prit son tuteur dans ses bras :

— Maintenant que nous sommes là, restons encore un peu, d’accord ? Cette fille égoïste et bizarre, tu l’aimes, il doit bien y avoir une raison à cela...

 

129.

 

— De cette façon, certaines combinaisons sont infiniment intéressantes et potentiellement dangereuses. D’après nos connaissances actuelles, nulle association n’est plus efficace que celle d’un Ver de rêves et d’un Changemonde. En effet, les Vers de rêves se déplaçant dans la texture des mondes, ils peuvent emmener un Changemonde avec eux par l’esprit afin de se placer à l’endroit où ils sont le plus proches d’un univers pour ouvrir une faille. Ainsi, le Changemonde accomplit un prodige qu’il est incapable de réaliser par lui-même : choisir la dimension où il souhaite se rendre. Cet élément est décisif, car cela signifie qu’avec l’aide d’un Ver de rêves et d’un Changemonde, un univers peut en attaquer un autre dans la surprise la plus totale...

Isonima n’écoutait plus le petit homme sur l’estrade ; c’était pour cela qu’il avait abandonné ses compagnons, assis devant, pour s’isoler tout au fond de la salle de conférence et son nez piquait dangereusement vers ses genoux.

— Tout va bien ?

Isonima sursauta. Le conférencier avait dû le perdre, car il était incapable de savoir où en était la conversation. Une femme était inclinée dans sa direction et il la reconnut sans peine : il l’avait déjà vue le premier jour dans un costume d’homme.

Aujourd’hui, elle portait un bustier couvert de dentelles noires ainsi qu’un pantalon large et droit. Son cou gracile était enserré par un étrange torque muni d’une serrure et se terminait par un visage osseux possédant des yeux légèrement trop écartés.

— Euh je... Pardonnez-moi, j’ai dû m’assoupir.

Elle lui sourit avec indulgence ; ses dents étaient toutes petites et un peu tordues, comme une rangée de gravillons. Elle était plus âgée que lui et plutôt bien conservée.

— Ça ne vous intéresse pas ?

— Je ne fais qu’accompagner une cousine à moi.

— Vraiment ? Je comprends mieux.

Elle le regarda du coin de l’œil et une fossette se creusa dans sa joue. Isonima se demanda si elle était en train de se moquer de lui. Ça serait possible après tout.

— Qu’est-ce que vous me voulez, au juste ?

Il aurait eu quinze ans de moins, cette femme aurait pu l’impressionner. Elle joua l’étonnée :

— Que voulez-vous dire ?

— Vous m’observiez déjà le premier jour. Je ne suis pas un prix de beauté, alors je ne pense pas que vous ayez eu le coup de foudre.

La femme lui sourit : un sourire un peu grand, avec une forme en V.

— Ce n’est pas ce que vous imaginez.

Isonima se demanda ce qu’elle croyait qu’il imaginait. Elle continua :

— Je ne suis pas là pour elle.

Un simple regard de la femme lui confirma qu’elle parlait bien de Lù.

— Comment arrivez-vous à supporter une créature aussi pénible ? Voilà un mystère bien plus intrigant que celui qui m’amène vers vous.

À cet instant, Isonima eut la certitude que cette femme savait parfaitement ce que Lù était. Elle posa sa main gantée de noir sur son bras.

— Calmez-vous. Je n’éventerai pas votre secret. Vous avez un ami qui vous veut du bien, il souhaiterait vous rencontrer.

Isonima avala sa salive, puis détacha la main de la femme de son bras :

— Qui vous envoie ?

C’était absurde. Il était une figure anonyme et depuis la mort de Radje, personne à part Taïriss, Tony et Lù ne savait qu’il était un hybride de sylphe. Est-ce que la F.T. était du genre à s’occuper des créatures de son acabit ?

— Je ne peux pas vous le dire, mais je peux vous emmener le voir si vous voulez... à condition que vous ne répétiez rien à vos petits potes. Dans tous les cas, je vous déconseille d’en parler à qui que ce soit.

— Cette conversation devient un peu trop désagréable pour moi.

— Je ne vous menaçais pas, Monsieur. Je vous conseille juste de ne pas créer d’esclandre dans le nid des serpents. Nous tenons tous à notre vie, ici... certains plus que d’autres.

Elle se releva et rajusta une mèche de cheveux derrière son oreille :

— Au fait, l'on m'appelle Ithalis. Réfléchissez à ce que je vous ai dit, mon maître souhaite juste discuter avec vous, rien de plus.

Puis, elle s’en alla, laissant le jeune homme seul avec sa perplexité.

 

 

130.

 

Ce fut sa vessie pleine qui réveilla Isonima qui tira sur la chaînette allumant sa lampe de chevet ; le réveil indiquait trois heures du matin. Il se leva mollement, sortit dans le couloir pour rejoindre la salle de bain, entendit les vomissements avant d’être entré dans la pièce et poussa la porte prudemment.

Lù était agenouillée dans les cabinets et rendait tripes et boyaux avec de multiples hoquets. Isonima hésita un instant, sans doute par peur de se prendre un nouveau commentaire méchant et gratuit, puis il s’approcha et lui releva les cheveux. Apparemment, elle était trop ivre pour réagir et elle le laissa faire. En plus du vomi, son corps empestait l’alcool, la cigarette, la sueur et le sexe ; la belle robe qu’elle avait achetée était toute chiffonnée.

Il l’abandonna une seconde pour faire couler de l’eau chaude dans la baignoire et se sentit soulagé de voir qu’elle avait terminé, puis il l’aida à se relever et défit tous les petits boutons qui descendaient dans son dos. Elle se laissa faire en marmonnant vaguement, le regard amorphe, refusa d’un geste qu’il lui ôtât son collier — la main d’Isonima frôla les perles et un long frisson le traversa —, mais accepta qu’il la fît entrer dans le bain en sous-vêtements.

Le jeune homme s’assit par terre, le dos contre le rebord, trop mal à l’aise pour l’aider à se laver. Il allait devoir attendre qu’elle décuve un peu, malgré sa terrible envie de faire pipi. Il hésitait à se lever quand des doigts s’emmêlèrent à ses boucles brunes. Perplexe, il se retourna pour croiser des yeux gris et vitreux.

— Comme tu as de beaux cheveux...

Lù avait une voix éraillée : elle avait dû prendre froid. Il ne sut pas quoi répondre alors elle insista :

— Est-ce que je peux les brosser ? J’adore brosser les cheveux !

Un petit sourire perla sur les lèvres d’Isonima. Elle était complètement ivre ! Il lui tendit la brosse qui traînait sur le bord du lavabo, la jeune fille s’appuya contre le rebord de la baignoire et se mit à démêler les boucles d’Isonima avec de grands gestes maladroits. Il se demanda ce qu’il faisait là, à se faire cogner le crâne par cette fille qui le détestait pour une raison mystérieuse. Peut-être était-ce parce qu’elle semblait très vulnérable ? Il osa lui dire ce qu’il avait sur le cœur :

— Vous devriez essayer d’être un peu plus discrète quand vous rentrez le soir.

Elle fronça les sourcils et ouvrit la bouche, mais il lui coupa la parole avant qu’elle pût lui dire la même chose qu’à son tuteur :

— Ce n’est pas parce que je juge votre attitude, non. C’est parce que... enfin, ça rend Taïriss malheureux.

Il se tourna légèrement pour l'observer, mais les yeux de Lù le fuirent ; elle avait l’air moins grise.

— Je fais ce que je veux... et si Taïriss...

— Il ne vous juge pas non plus. C’est parce qu’il vous aime.

Elle ne répondit pas, se laissa glisser dans l’eau chaude jusqu’au menton et finit par murmurer :

— Alors c’est bien ça...

— Il vous a toujours aimée. C’est pour ça que nous vous avons suivie pendant tant de temps. Vous l’ignoriez ?

— J’avais des doutes. Il m’aimait déjà quand Tony était petit. Enfin, il disait que moi je l’aimais et il m’a embrassée. C’est drôle que je me souvienne si bien de ça.

— C’est vrai ? Vous l’aimiez ?

Elle mit du temps à répondre et articula d’une voix pâteuse :

— Taïriss est un robot. Je sais comment fonctionne un robot.

— Comme un humain, non ? Des interactions électriques dans une boîte crânienne ?

Lù eut un sourire amer :

— Ce n’est pas tout à fait aussi simple.

— Ça dépend si un dieu existe. S’il n’y a pas de dieu, il n’y a pas d’âmes, alors les êtres vivants ne sont rien d’autre que des robots très perfectionnés.

— Parce que tu t’y connais en robots ?

— Pas du tout.

Elle eut un léger rire et il sentit à nouveau des doigts s’enrouler dans ses boucles.

— Allons-nous être amis ? demanda-t-il.

— Ce n’est pas possible.

— Qu’est-ce que je vous ai fait ?

— Tu désires trop de choses qui sont à moi.

Il ne savait pas si elle parlait de Tony, de Taïriss ou du collier qui reposait sur sa poitrine et se soulevait au rythme de ses respirations. Ou bien des trois à la fois. Elle soupira et détourna la tête :

— Je crois que je vais pouvoir me débrouiller toute seule maintenant, je décuve vite. Merci pour ton aide, tu peux vider ta vessie, je ne regarderai pas.

— ...

— Tu crois que je ne te vois pas te tortiller depuis tout à l’heure ?

— C’est bon, je vais aller dans les toilettes du couloir.

— Comme tu veux.

Quand il retourna dans sa chambre après s’être soulagé, la salle de bain était éteinte.

 

131.

 

— Tout va bien ? Tu n’as pas l’air comme d’habitude...

Isonima se força à sourire à Tony :

— Rien de particulier, je suis un petit peu crevé. J’ai dû gérer Lùshka bourrée, cette nuit.

C’était un mensonge. Même après cet épisode, il n’avait pas réussi à dormir : devait-il ou non parler à ses compagnons de la conversation qu’il avait entretenue avec cette femme étrange ? Il ne connaissait pas très bien Lùshka et Tony, mais n’avait jamais eu de secret pour Taïriss. Tony se mit à rire :

— C’est une sale gosse. Désolé que tu aies dû t’en charger, elle est triste quand personne ne s’occupe d’elle.

Isonima lui rendit son sourire, se détendit un peu et le suivit — Lù et Taïriss étaient devant — dans le bâtiment de la F.T., puis dans la salle principale. Il leur parlerait de tout ça ce soir, après cette dernière journée de conférence. Comme à son habitude, il chercha une chaise au fond de la pièce, d’où il pourrait écouter ou somnoler à sa guise, et laissa le reste de la troupe se rapprocher de l’orateur.

Ce n’est que lorsque les domestiques fermèrent les portes qu’Isonima se rendit compte que quelque chose ne se passait pas comme d’habitude. La salle était étrangement silencieuse et tous les regards étaient tournés vers Lù qui fronça les sourcils et ramena Tony derrière elle.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Le comte fendit la foule et vint se poster devant eux :

— Dame Emilia, je suis désolé de ce petit incident. Il se trouve que je me posais quelques questions sur vous et sur vos prétendus « cousins ». Dans le doute, j’ai envoyé un message à mon confrère de Santa Erika et bien qu’il vous ait trouvée dans ses registres, il ne se souvient absolument pas de vous. Pourriez-vous nous expliquer ce petit mystère ?

Lù lui fit un sourire mielleux en posant ses poings sur ses hanches.

— Très cher comte, il y a plus de cinq cents membres dans la F.T. de Santa Erika, je doute que votre confrère les connaisse tous...

— Il procède lui-même à toutes les inscriptions, Madame. Et il me semble que vous ignoriez un certain nombre de nos usages, comme si vous ne veniez pas d’ici...

Cette fois, Lù ne répondit pas.

— Je crois malheureusement n’avoir d’autre choix que de vous déclarer en état d’arrestation.

Le vieil homme leva un bras armé d’un pistolet, mais il n’eut pas le temps de le tendre correctement qu’un tir le lui fit sauter des mains. Un petit sourire au coin de la bouche, Tony tenait une arme fumante ; la balle était passée dans l’espace entre la taille et le bras de Lù.

Aussitôt, plusieurs personnes avec des fusils sortirent dans la foule, mais Tony tenait toujours le comte en joue et Isonima se ratatina sur sa chaise pour se faire oublier.

— Un peu nerveux ?

Il sursauta en s'apercevant qu’Ithalis était assise à côté de lui. Quand était-elle arrivée ? Il n’eut pas le temps de répondre, car Lù venait d’enfoncer ses doigts dans la trame du monde et une faille s’était ouverte. Il écarquilla grand les yeux quand il l’entendit :

— Navrée mon cher Comte, mais pour que personne ne subisse de dégât, il vaut mieux que nous nous séparions là. C’est fort dommage, moi qui pensais que nous nous entendions bien... Taï, vas-y en premier.

Avec stupéfaction, il vit Taïriss obéir, puis Lù entra dans la faille sans la refermer.

— Oh-oh, on dirait que tes petits copains te plantent ici, commenta Ithalis d’un air narquois.

Isonima ne répondit pas. La foule grondait, mais personne ne tira. Apparemment, le comte était une personnalité suffisamment influente pour qu’on laissât s’enfuir un Pilier. Tony entra à reculons dans la faille et Lù la referma autour de lui jusqu’à ce qu’on ne voie plus que l’œil du canon, puis... plus rien.

Isonima ressentit un grand froid s’infiltrer dans ses os : ils étaient partis ! Ils l’avaient laissé tout seul ici, dans ce monde hostile où il n’avait aucun papier, au sein d’une dangereuse organisation, qui plus est ! Ithalis lui jeta une œillade amusée :

— C’est le moment de réfléchir à ma proposition, on dirait...

Il fit un sourire crispé et remonta ses lunettes sur son nez.

— J’ai le droit à deux minutes de réflexion pour trouver un plan B ?

— Oh, j’ai tout mon temps, mais dépêche-toi, car tout ce beau monde ne sera peut-être pas aussi complaisant que...

Elle s’interrompit, tandis que son sourire en V se redessinait lentement sur son visage :

— Eh bien, on dirait que j’avais tort, le plan B a même fini par venir seul jusqu’à toi.

Isonima mit du temps à comprendre ce qu’elle voulait dire par là, puis il aperçut la moitié du canon du pistolet qui s’enfonçait dans le dos de la femme. La faille s’agrandit très progressivement et le visage de Lù apparut, puis l'intégralité de son corps. Elle lui jeta un coup d’œil et posa un doigt sur sa bouche, puis reporta son attention sur Ithalis.

— Ne dis pas un mot ou je tire, murmura Lù à voix basse.

Ithalis sourit davantage :

— Ne te crois pas autorisée à me donner des ordres, petite fille.

Puis elle se mit à crier :

— ALERTE ! Les fugitifs sont derrière moi et m’ont prise en otage !!

Isonima vit la stupeur se peindre sur le visage de Lù et n’eut pas le temps de se demander si elle allait tirer ou pas : Ithalis se retourna, lui attrapa le bras et le tordit en arrière jusqu’à ce que Lù poussât un cri de douleur, puis elle lui frappa la tempe d’un coup brutal.

Aussitôt, les gardes armés de fusils se tournèrent vers eux. Malgré la prise d’Ithalis, les doigts de Lù restaient accrochés au pistolet. Un des hommes tira, deux fois. La première balle troua le mur et la deuxième brisa le coude de Lù qui poussa un hurlement de rage pendant que son arme tombait sur le sol.

Ithalis voulut la récupérer, mais Isonima posa son talon dessus et l’attira vers lui. Cependant, il était incapable de tirer sur quelqu’un et pétrifié, ne faisait qu'assister aux évènements, impuissant. Au moment où un autre coup de feu éclatait, Lù fût repoussée en arrière et plusieurs balles rebondirent dans un bruit désagréable de boîte de conserve : Taïriss s’était interposé.

Les plombs avaient troué ses vêtements, bosselé son torse et arraché le latex qui recouvrait sa mâchoire, dévoilant le métal où étaient plantées ses dents. Des gens se mirent à crier et à paniquer. Lù poussa un grognement, tomba sur un genou, écarta le pied d'Isonima et récupéra le pistolet de sa main gauche. Elle braqua l’arme sur Ithalis avant de s’adresser à Isonima :

— Vite ! Dépêche-toi de passer de l’autre côté ! On n’a pas le temps de...

Une balle siffla sous le bras de Taïriss et s’enfonça dans le torse de Lùshka. Les yeux écarquillés, elle ne finit pas sa phrase et hoqueta tandis qu’une bave rougeâtre perlait sur ses lèvres.

— Obéis ! cria Taïriss à Isonima qui était encore sous le choc.

Ce dernier se dépêcha de s'introduire dans la faille et Ithalis regarda Lù :

— Ce n’est que partie remise, petite fille. Je t’attendrai auprès de Mock.

En entendant ce nom, les iris gris se dilatèrent et sans aucune hésitation, Lù lui tira trois balles dans la poitrine avant que Taïriss ne la traîne dans l’autre monde.

— Ferme la faille !

Isonima jeta très rapidement un coup d’œil à la forêt où ils se trouvaient avant de reporter son attention sur Lù qui referma la faille par gestes saccadés ; le bruit de la salle s’étouffa jusqu’à disparaître.

— Ne lâche pas la trame ! s’écria Tony. Accroche-toi jusqu’à nous faire sortir de la maison et après je m’occupe de tout !

— Quoi ? demanda Isonima.

Personne ne lui répondit. Lù avait des yeux vitreux, le sang imprégnait toute sa robe et Tony lui donna une petite gifle :

— Ne lâche pas la trame !

— Mwok... marmonna-t-elle.

— Je vais t’aider !

Avec l’aide de Taïriss, ils la déplacèrent doucement tandis que les doigts de l’adolescente semblaient jouer avec un cellophane invisible. Ils la traînèrent ainsi sur une trentaine de mètres.

— Là, on doit être assez loin ! Ouvre la faille et après tu n’auras plus à t’occuper de rien.

Elle voulut répondre, mais ne pût que tousser du sang tandis que son auriculaire s’enfonçait dans la texture de l’univers.

— Courage !

Elle rassembla ses forces et agrandit le trou tandis que sa tête roulait sur son épaule.

— Parfait ! On y va !

— Attends !

Isonima avait attrapé le bras de Tony qui le fixa :

— Quoi ?

— On fait quoi ? C’est quoi le plan ? Pourquoi on retourne là-bas ?

— On file au QG. C’est pour ça qu’il faut qu’on retourne près de la faille par laquelle on est arrivé dans ce monde. C’est là-bas qu’on la soignera le mieux et si elle meurt c’est aussi là-bas qu’on la ressuscitera le mieux. On ne peut pas prendre le train, mais on n’a plus besoin de jouer les gentils dans ce monde. On va voler une voiture et rouler jusqu’à Santa Erika toute la journée et toute la nuit s’il le faut.

Avant qu’Isonima eût pu protester, Tony attrapa Lù sous les aisselles et les genoux, puis traversa la faille et Isonima et Taïriss le suivirent. Ils n’étaient pas loin de la F.T. alors ils se dépêchèrent de filer. Le petit groupe s’engouffra dans une ruelle et Tony repéra une vieille voiture chromée recouverte de poussière rouge.

— Bon, il va falloir que je gère ça. Occupez-vous d’elle et essayez d’enrayer l’hémorragie.

C’était plus facile à dire qu’à faire. Taïriss déchira un pan de son veston pour enserrer le thorax de Lù.

— Elle doit avoir le poumon perforé, mais rien d’autre puisque la balle est ressortie. Pour le moment, il faut qu’elle arrête de saigner, mais en évitant de comprimer l’autre poumon.

Isonima lui lança un regard scandalisé :

— Pourquoi as-tu l’air de parfaitement savoir quoi faire dans ce genre de situation ?

— Elle est du genre à prendre trop de risques...

Isonima lui banda le coude de la façon la plus serrée possible. Lù avait perdu connaissance et si elle avait été une personne normale, ces blessures l'auraient tuée à coup sûr. Tony sortit la tête de sous le volant où il trafiquait des fils et répondit comme s’il lisait dans ses pensées :

— Si elle passe la nuit, elle s’en sortira. Les Pilliers guérissent plus vite que la plupart des gens. Une balle, un coup de couteau, c'est pas grand chose. Par contre, reconstituer un membre, ça prend plus de temps... il faut reconstituer de la matière, tout ça, tout ça...

Isonima aida Taïriss à porter la jeune fille à l’arrière de la voiture et remercia l’air empli de sable rouge parce qu’ils semblaient particulièrement louches avec cette fille couverte de sang et ce robot à la mâchoire apparente. Tony s’installa au volant et Isonima s’assit à côté de lui. Ils se regardèrent, Tony enfila des lunettes de soleil et alluma une cigarette :

— Eh bien, c’est parti.

— Ce n’est pas le moment de faire le poseur.

Tony sourit et Isonima jeta un coup d’œil dans le rétroviseur alors que le moteur se mettait à ronronner. À l’arrière, Lù avait entrouvert les paupières ; sa main était levée vers l’androïde et touchait le squelette métallique de sa mâchoire.

— Je vais devoir refaire ton visage, chuchota-t-elle avant de sombrer à nouveau.

 

132.

 

— Comment faites-vous pour vous mettre dans des situations pareilles ?

Dame Gyfu les observait d’un air sévère, les poings sur les hanches, mais Isonima n’était pas impressionné. Après tout, ce n’était pas sa première rencontre avec la sylphide.

Tony prit une expression dépitée, mais ne répondit pas. Il avait l’air complètement différent avec sa longue jupe noire, son torse nu et ses yeux charbonneux. Isonima aussi s’était changé, car il faisait terriblement chaud et c’était avec plaisir qu’il avait échangé son manteau plumeux contre un sarouel turquoise et un gilet sans manches brodé de perles dorées.

Il avait passé pas mal de temps à Vlariakovsk après avoir quitté Sicq : son monde d’adoption en quelque sorte.

— Vous devriez sortir, vous êtes trop bruyants tous les deux. Je reste avec Taïriss pour veiller sur elle au cas où elle aurait besoin de quelque chose.

Isonima jeta un coup d’œil au-dessus de l’épaule de la sylphide. Enfouie dans une montagne de couvertures, la paupière pochée par un bleu énorme et la peau grisâtre, Lù respirait doucement : elle avait passé la nuit, mais malgré ça, il n’était pas vraiment serein. Lù s’était fait tirer dessus en venant le chercher. Elle avait tiré sur la femme aussi, en plein milieu du cœur ; elle l’avait tuée.

— Tu viens ?

Tony était déjà dehors et Isonima le suivit à contrecœur, mais il fut bientôt soulagé de se balader dans les rues de Vlariakovsk. Il y avait tant de couleurs dans la ville qu’on ne savait où regarder. Même les avenues étaient recouvertes de tentures multicolores pour que la foule se trouvât à l’abri de la lumière et Tony n’avait jamais vu autant d’espèces différentes réunies dans un même monde : des humains, des sylphes, des boggarts des sables, des flimh-o-cobhs, des errants... Les plus intéressants d’entre eux étaient sans doute les elidiens qu’il n’avait jamais rencontrés dans aucun autre univers.

La première fois qu’il en avait aperçu, il s’agissait d’un couple qui promenait en poussette ses deux jumeaux et il avait été subjugué par la beauté des parents. Leurs traits étaient éthérés, leur corps gracieux et harmonieux tandis que leurs yeux luisaient d’intelligence, par contre, la progéniture était si laide que Tony avait eu un mouvement de recul. Depuis, il en avait appris plus. Il expliqua à son compagnon :

— Les elidiens naissent laids, maladroits et stupides, et chaque année qui passe leur apporte force, beauté et spiritualité, et ce jusqu’à leur mort. On dit qu’ils finissent par mourir le jour où ils deviennent si beaux que leur simple vue rendrait fou. Le principe de vieillesse leur est infiniment plus agréable qu’à nous.

Tony grimaça en désignant les cheveux blancs qui parsemaient ses tempes et ses pectoraux dont la forme s’était légèrement affaissée avec les ans malgré son ventre merveilleusement plat.

— Même un peu vieux, tu es très beau, sourit malicieusement Isonima. Malheureusement, je ne sais si je peux en dire autant de ton intellect... Tu sembles être resté bloqué quelque part entre seize et dix-sept ans.

Tony ne put qu’acquiescer en riant :

— C’était le moyen le plus simple de survivre à la vie que me fait mener Lù.

— Tu ne penses jamais à lui parler de sa façon de se comporter ? Ce que tu m'as raconté avoir fait dans cette maison avant de nous rencontrer...

— Je ne veux pas me disputer avec elle. Elle fait ce qu’elle veut et c’est comme ça.

Isonima ne dit rien, observant les étals des marchands, qui regorgeaient de fruits, de bruquons et de légumes. Tony ajouta d’une voix plus douce :

— Lù est celle qui m’a offert cette vie et je l’ai acceptée. Je pourrais arrêter de la suivre, elle ne me force à rien. Elle rend possible ce voyage entre les mondes et ce n’est pas sans risque, mais dans la mesure de ses capacités, elle essaye de me protéger. Le reste... ce que nous faisons parfois... eh bien, ce ne sont que des dégâts collatéraux...

Isonima lui fit un sourire désabusé et hésita à répondre, mais ses narines furent chatouillées par une très agréable odeur de bruquons bouillis et il tira Tony jusqu’à la porte d’un restaurant minuscule. Ils s’assirent derrière un comptoir et commandèrent.

Tony observa son compagnon. Il n’était vraiment pas beau, mais il y avait quelque chose de charmant chez lui. Il sentit qu’Isonima n’était pas tout à fait satisfait de sa réponse et tout en se disant que des justifications tomberaient peut-être à plat, il continua :

— Tu sais... Lù est à la fois fragile et dangereuse. Et les gens l’ont traitée toute sa vie comme une ado même si elle n’en est pas vraiment une, alors elle a du mal à écouter les conseils qu’on lui donne. Et crois-moi, il vaut mieux éviter de l'énerver...

— Pourquoi ?

Le serveur leur apporta deux portions d’alcool de pin dans des verres grands comme des dés à coudre ; Isonima fit tourner le sien sous son nez pour en recueillir les effluves et Tony soupira :

— Lù n’a pas une très bonne mémoire... sauf pour les apprentissages et les offenses. Elle n’oublie pas le mal qu’on lui fait et si elle t’a dans son viseur, alors tu n’as qu’un seul vrai moyen de t’en sortir à bon compte.

— C’est-à-dire ?

— Mourir avant qu’elle te trouve. Parce qu’elle, elle a tout le temps qu’il faut pour te faire payer.

— Je ne pense pas qu’elle essayerait de me tuer juste pour une engueulade.

— Non, bien sûr, je pensais à des offenses plus sérieuses. Comme Mock. Ça, c’est sérieux.

Isonima hocha la tête pensivement pendant que le cuisinier posait devant eux deux assiettes de bruquons nappés de sauce.

— Donc pas de moyen de la raisonner ?

— Difficile. En vrai, il faudrait la tuer pour que ses excès s’arrêtent, mais ça non plus, ce n’est pas possible. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé.

Isonima s’étouffa à moitié avec son bruquon brûlant :

— Quoi ? Tu as...

— Oh non ! Non... pas moi, elle. Elle a essayé de se tuer plusieurs fois, mais elle revient toujours : Lù est condamnée à vivre, en quelque sorte. De mon point de vue, elle est trop jeune pour être un Pilier et c’est mon boulot à moi de m’occuper d’elle pour que ce soit un peu plus supportable...

— Et elle ne peut pas revenir par quelqu'un d'autre ?

— On dirait que je suis le dernier de sa lignée. Donc, non.

— Et si tu mourais ou ne faisais plus d’enfants ? Qu’est-ce qui se passerait ?

 

133.

 

— Tu veux manger quelque chose ?

Lù tourna la tête, Isonima portait un plateau sur lequel étaient installés des tartines et un grand verre de jus bleu qu'il posa sur la table de nuit :

— Le jus ressemble à celui des oranges qu’on avait dans le jardin. Tony en a bu un litre complet.

— Je n’ai pas faim.

Il avait l’air déçu alors elle ajouta :

— Mais je veux bien boire le jus.

Il l’aida à s’adosser aux coussins, puis s’assit sur le bord du lit pendant qu’elle déglutissait. Son collier de perles coulait sur ses épaules avant de disparaître dans les plis du drap et Isonima ressentit une intense envie de les toucher. Il récupéra le verre vide et le posa sur le plateau, puis il la regarda et elle le fixa de l’un de ses yeux gris — l’autre étant trop poché par le bleu pour voir quoi que ce fût.

— Quoi ?

— Merci d’être venue me chercher... Ce n’était pas obligatoire, tu t’es mise en danger et tu as été blessée à cause de moi. C’était très courageux.

Elle baissa les yeux :

— Je suis plus solide que vous en général.

— Tu t’es fait tirer dessus. Même si tu guéris, ce n’est pas rien.

Comme seule réponse, elle toussa un peu. Visiblement, elle était gênée et Isonima insista :

— À propos de la femme...

— Elle n’est pas morte... Enfin, pas vraiment.

— Comment le sais-tu ?

— Mock s’entoure d’un tas de Piliers et cette femme ne craignait apparemment pas d’être blessée. De plus, elle m'était familière, je jurerai que je l'ai déjà vue là-bas... Si elle est morte, je parierais bien que ce n’est pas pour longtemps.

— Mock ?

Il savait que Mock avait tué Lù dans sa première vie, car Taïriss le lui avait dit.

— Elle est venue me parler... avant l’attaque. Elle voulait que je rencontre son maître. Se pourrait-il qu’il s’agisse de Mock ?

Lù tourna la tête vers lui, et le fixa un moment avant d’éclater d’un rire sans joie.

— Mais bien sûr !

— Mais pourquoi ?

Elle s’arrêta de rire et le contempla à nouveau.

— Tu peux sentir sa présence, pas vrai ?

Il sut instinctivement qu’elle parlait de son collier. Elle le sortit de sous les couvertures et le fit glisser vers son interlocuteur.

— Tu peux le toucher, je t’autorise.

Isonima hésita puis approcha sa main. Il n’eut pas à attendre ; le Chapelet s’agita, vint s’enrouler de lui-même autour de ses doigts et il éprouva un incroyable sentiment de puissance. Mais cela ne dura qu’une poignée de secondes, les perles s’éloignèrent rapidement pour retourner se glisser comme un serpent sous les draps et un grand froid envahit la poitrine d’Isonima.

— Qu’est-ce que c’était ?

— C’est bien ce que je sentais : tu as le potentiel pour prendre ma place. Mais on dirait que le Chapelet n’est pas encore prêt à me laisser partir. Il m’appartient. Dommage pour Mock, il serait trop content de se débarrasser de moi.

 

134.

 

Tony était monté sur la terrasse, comme ça, sans arrière-pensée. Il avait quitté l’escalier fabriqué en livres pour atteindre le toit du bâtiment. Il manquait une marche, alors il enjamba le trou en levant un sourcil. La terrasse était la partie la plus agréable de la maison : les tentures légères laissaient passer la lumière et faisaient miroiter la surface du bassin où poussaient des nénuphars gros comme des pamplemousses.

Isonima était avachi sur une chaise longue, les hanches enserrées par un pagne au nœud complexe, le torse recouvert d’un haut fluide de couleur jaune poussin. Il tenait entre ses doigts un énorme livre : voilà où était passée la marche ! Il leva les yeux vers Tony pendant une seconde et sourit avant de retourner à sa lecture.

— Tu lis quoi ?

— Un classique du coin : « L’Elidienne au long cou ».

— C’est bien ?

— Acceptable, je suis plutôt exigeant en matière de littérature...

Isonima remonta ses lunettes en haut de son nez et Tony s’accouda à la rambarde. La ville étalait ses tours colorées devant ses yeux, toutes se terminant par des dômes renflés en forme de gouttes d’eau.

La rue était dissimulée par des tentures qui dessinaient des milliers de petites taches multicolores s’étendant à l’infini. L’air avait un parfum lourd et entêtant, un parfum d’épices et de pâtisseries sucrées, des loukoums ou des baklavas... Isonima avait baissé à nouveau son livre et l’avait refermé sur ses doigts :

— Ce monde est agréable, pas vrai ? Je n’ai jamais connu son pareil... Je comprends pourquoi vous l’avez choisi pour être votre quartier général.

Un couple d’oiseaux colorés se percha sur le bord du bassin pour boire et s’ébrouer à la surface. Tony alla s’asseoir au pied de la chaise longue, songeur et soudain, il s’appuya sur ses avant-bras pour se rapprocher du visage de l’autre.

— Hé... Qu’est-ce que tu fais ?

— J’improvise.

Son nez se cogna contre les verres d’Isonima quand il essaya de l’embrasser. L’autre recula doucement :

— Hé ! Je croyais que tu n’étais pas intéressé ?

Malgré ses sourcils perplexes et ses lunettes de travers, il souriait.

— Je te connaissais pas. Comment j’aurais pu être intéressé ?

— C’est vrai... Tu me connais maintenant ?

— Un peu. Il arrive qu'il se passe des choses quand on fait des choses ensemble. Voler une voiture et fuir en transportant un robot et une sorcière blessée, par exemple.

— Haha, tu es un peu immature pour quelqu'un de si vieux, non ?

Tony garda le silence et fit une moue un peu triste :

— Oui... je suppose. C'est parce que j'étais très insouciant quand Nimrod m'a bloqué. Tout comme Lù, j'évolue peu mentalement. ça t'embête ?

— Pas vraiment.

Tony se pencha à nouveau et Isonima posa sa main sur sa bouche.

— Un autre truc à savoir sur moi : je suis très nul pour les flirts. Je tombe beaucoup trop facilement amoureux, alors si l'on doit continuer à voyager ensemble, c’est peut-être le moment de faire demi-tour...

— Tu ne me trouves pas trop vieux pour toi ?

— Tu compenses avec ton comportement de jeunot. Et bientôt, je serai plus vieux que toi. Je me mets à rajeunir quelque part entre soixante-dix et quatre-vingts ans... Après la phase de léthargie, j’en aurai vingt.

— Chouette, on sera des vieux libidineux chacun notre tour.

Isonima lui donna une pichenette dans le nez et cette fois, ce fut lui qui l'embrassa.

 

135.

 

— Tu fais l’amour gentiment. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui fasse l’amour aussi gentiment que toi.

Isonima étouffa un rire contre sa bouche :

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Tu me rends dingue. Laisse ta douceur deux minutes et baise-moi !

Isonima se pencha sur le torse de Tony et sa joue se creusa d’une fossette moqueuse :

— Tu es trop vieux, ça va te donner des palpitations.

— Ta gueule !

Les boucles brunes rebondirent sur le visage de Tony alors que l’autre lui mordait le cou et les épaules. Les mains d’Isonima caressaient son sexe, très doucement.

— J’ai un secret.

Tony leva ses yeux et ronronna :

— Mmh ?

— J’adore les bites.

— Quoi ?

— Je les trouve belles, j’adore les toucher.

— C’est pour ça que tu es gay.

— Ce n’est pas juste sexuel. J’aime ça pour ce que c’est : une chose douce et pas vraiment virile en fait. Je les trouve émouvantes.

— Comment peux-tu me...

Tony ne termina pas sa phrase. Ça faisait mal. Sa main s’accrocha à la nuque offerte, s’emmêlant dans les mèches brunes.

— Détends-toi.

— Mmmmf... Putain de son P...

Ça devenait vraiment douloureux et Isonima s’arrêta :

— Tu as déjà fait ça avec un garçon ?

— Parfois. Pas souvent.

— D’accord, dis-moi si c’est trop dur. Je devrais être capable de « te baiser » tout en restant gentil.

— Ouais. Gentil, c’est pas mal finalement.

— N’y pense pas. Regarde ta bite, comme elle est chou.

— Tu parles tout le temps quand tu baises ?

— Hein ? Euh, oui ?

— Ça va être un problème.

 

136.

 

Il avait envie de l’embrasser encore, mais Tony avait allumé une cigarette. Les volutes de fumée s’élevaient dans la chaleur de la chambre plongée dans la pénombre et de minces rais de lumières se posaient sur leurs peaux après avoir traversé le store de la fenêtre.

Isonima était rempli de cette hébétude bienheureuse qui suit l’amour. Le regard fixé sur les pales du ventilateur qui tournaient lentement, il écoutait l’histoire de Tony :

— Nous avons erré dans pas mal de mondes au début, mais les choses sont vraiment devenues intéressantes quand nous avons croisé Eli. C’était un âge d’or en quelque sorte. Elle aussi était un Pilier et avait un pouvoir semblable à celui de Lù. Moi, je venais d’avoir dix-huit ans. Cette époque-là a duré un bon moment, deux cents ans peut-être... J’ai été bloqué par Nimrod pendant cette période, à l'âge de cinquante-quatre ans. Et puis ça s’est terminé...

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Nous sommes allés dans un endroit où il ne fallait pas, une histoire en elle-même ça. Nous avons dû changer de monde pour ne pas mourir, nous nous sommes engueulés avec Eli et elles ne se sont plus jamais retrouvées après. Ça a été horrible pour Lù. C’est sa seule et unique amie, tu comprends ?

Isonima hocha la tête doucement et Tony continua :

— Nous avons rencontré d’autres Piliers, mais ça n’a jamais été pareil. En moyenne, il existe deux grands types de caractères chez les Piliers : ceux qui veulent surtout passer inaperçus et ceux qui veulent utiliser leurs pouvoirs dans un but mégalo. Et puis ceux qui commencent par être mégalos puis merdent et veulent passer inaperçus...

— Et Lù ?

— Eh bien...

Il réfléchit avant d’ajouter :

— En fait, c’était des conneries cette histoire de catégories, tu devrais oublier ça...

Isonima gloussa tandis que le visage de Tony s’assombrissait :

— Après... ça a été plus compliqué... Nous avons beaucoup bougé, Lù était très déprimée alors comme à chaque fois que ça arrive, elle a pris beaucoup de risques et est morte plusieurs fois. On a eu des moments difficiles, des enfances foireuses qui l’ont encore plus enfoncée. C’est à ce moment-là qu’elle a essayé de mettre fin au cycle...

Il marqua un silence pour rassembler ses pensées. Dans la pénombre, Isonima eut l’impression que les yeux de Tony brillaient un peu trop. Est-ce qu’il pleurait ?

— Dans ma tête, je les appelle les trois âges de ténèbres : les enfants-soldats de Menh-Emnir, la centrale nucléaire des montagnes de sel et les petites filles stars d'Agna-Maria. Trois vies que je ferais oublier à Lù si je le pouvais. Mais chaque nouvelle mort et chaque nouvelle enfance se gravent dans sa personnalité. Il n’y a rien à faire si ce n’est essayer de la protéger pour qu’elle ne se transforme pas en quelque chose de plus sombre.

Isonima resta songeur, puis lui prit la main.

— D’accord... tu protégeras Lù avec Taï, et moi j’essayerai de vous protéger tous les deux. Chacun son job et il n’arrivera rien à personne...

Il avait encore envie de faire l’amour, mais il était triste en même temps. Tony avait terminé sa cigarette ; il se redressa et se pencha sur lui pour l’embrasser.

— Tu crois que ça peut marcher, nous deux ? souffla Isonima.

Des mèches de cheveux noirs tombaient devant le regard bleu de Tony.

— On verra bien.

— On essaie gentiment ?

— Ouais.

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