Partie 3 : La planète-chou
— Plus de mille ans plus tard... —
137.
Isonima avait appuyé ses mains ridées sur la rambarde de fer forgé et observait Vlariakovsk qui s’étendait sous ses yeux : la ville basse était à moitié démolie et les façades encore debout étaient trouées d’éclats d’obus. Il détailla avec une certaine mélancolie le toit du palais Veltova, dont le dôme rond et coloré était le dernier vestige d’une ville qui n’existait plus vraiment. Des bras s’enroulèrent autour de sa taille et le serrèrent doucement.
— J’avais peur qu’on se rate.
— Il ne me reste plus beaucoup de temps, je suis content que tu sois là.
— Tu vas t’installer ici ?
— Oui, j’aime bien cet endroit. C’est plein de souvenirs.
Le bassin des nénuphars était toujours là, bien que la pierre fût toute craquelée. Des poissons rouges tournaient doucement autour des tiges des fleurs. Isonima parlait d’une voix très douce et Tony observa son visage : il était si ridé qu’il devait fouiller sous les plis et les épais sourcils pour retrouver l’éclat délavé des iris violets.
Il n’avait pas d’illusion, c’était une question de jours, peut-être d’heures avant qu’Isonima ne tombât dans cette phase d’inertie qui allait lui rendre sa prime jeunesse. Ils étaient exactement dans cette période un peu désagréable où l’écart d’âge entre eux était le plus élevé et allait passer d’un extrême à l’autre.
— Tu te sens prêt ?
Tony haussa les épaules. Il avait déjà enfilé sa combinaison et Isonima n’aimait pas le voir partir dans un autre monde sans lui, mais il fallait être réaliste, dans son état, il serait pire qu’un boulet.
— Ça va, ce n’est pas comme si j’y allais seul. On est plutôt nombreux. Tu es inquiet ?
Isonima le couvrit d’un regard doux :
— Non, nous avons eu mille trois cents années ensemble, c’est déjà injuste pour tous les autres amoureux du Multivers. Un jour, l’un de nous aura un accident et ce ne sera que le cours normal des choses. Je souhaite bien sûr que tu reviennes, mais je me sens serein.
— C’est dommage que tu ne puisses pas venir...
— C’est vers Mock que vous allez et je soupçonne Lù d’avoir choisi ce moment exprès. Au cas où il aurait encore envie de me récupérer.
— Elle en serait capable.
— Mmm... et pourtant, ça n’a plus vraiment de sens. Cela fait longtemps que je ne sens plus le Chapelet, comme s’il s’était totalement désintéressé de moi.
— Oui, il existe en osmose totale avec son hôte. Et Lù voudrait mourir tout en refusant de se séparer de ce qui lui donne son immortalité. La pulsion dépasse le désir.
Isonima leva une main de la rambarde pour se retourner face à son compagnon, mais ses doigts restèrent collés au métal par de longs fils transparents semblables à de la toile d’araignée.
— Ça a commencé, on dirait...
Son corps entamait son cocon.
— Tony ! On va décoller !
Une jeune femme dodue venait de montrer son visage par l’escalier. Elle portait la même combinaison que Tony et ses cheveux bleus bouclés étaient attachés en queue-de-cheval.
— J’arrive !
— Dépêche-toi ! Ne t’ennuie pas trop pendant notre absence, Iso'.
— Oh je crois que je vais dormir au moins six mois, donc pas de souci...
— Fais d’beaux rêves !
Honorine disparut et Tony passa sa main sur le cou ridé de son compagnon.
— Bon, j’y vais. Gyfu veillera sur toi.
— Prends soin de toi, Tony. Je t’aime.
— Je t’aime aussi.
Tony partit en reculant sans le quitter des yeux. Isonima leva les mains et les pieds ; les fils étaient de plus en plus nombreux. Il les enroula autour de lui comme une barbe à papa.
138.
La planète Turbeh ressemblait à un petit pois perdu dans la soupe stellaire de l’espace intergalactique. Tony observait l’écran du tableau de bord et, assis sur le fauteuil du pilote, Taïriss lui jeta un coup d’œil :
— Anxieux ?
— Pas vraiment, je suis content qu’on arrive... Ça fait si longtemps qu’on est dans cet univers que je suis persuadé qu’Isonima doit être sorti de son cocon. Il doit être inquiet de ne pas nous voir revenir.
— Si j’en crois mes calculs, c’est limite. Cela devrait encore prendre quelques jours...
— Cette mission ne devait pas durer plus de vingt-quatre heures !
Affalée sur un pouf, en train de regarder les images d’un magazine dont elle ne comprenait pas l’écriture, Lù se raccrocha à la conversation :
— Ce n’est pas la faute de Georges, il ne pouvait pas nous emmener directement sur Turbeh parce que c’est le domaine gardé d’un autre Ver de rêves. Ça aurait gâché notre effet de surprise.
Tony soupira. Grâce à Georges, un Ver de rêves qui avait sympathisé avec Lù sur le minitel, ils avaient pu atteindre la dimension de Mock. Mais de l’autre côté de son système solaire...
Ils avaient dû faire avec la civilisation des Benni Ghuils, ennemis jurés de Turbeh, dont ils ne parlaient pas la langue ni ne maîtrisaient l’écriture. Mais comment imaginer qu’ils tomberaient sur cette race diabolique, sorte de croisement entre des moutons et des chauves-souris, dont l’intellect était aussi élevé que celui d’un humain, si ce n'est plus ?
Ils avaient alors perdu un temps infini à se dissimuler, à dérober des indices pour déterminer leur position ainsi que celle de la planète Turbeh et enfin à voler un vaisseau spatial ennemi dont ils n’avaient aucune idée du fonctionnement. Heureusement que celui-ci était doté de l’hyperespace et qu’ils étaient accompagnés d’un robot suffisamment malin pour apprendre à déchiffrer les commandes.
En revanche, il n’était pas très futé d’arriver en vue de Turbeh avec ce genre de vaisseau, alors ils avaient dû faire une pause sur une planète limitrophe pour le faire repeindre et faire un plein de carburant ainsi que de victuailles.
À présent rebaptisée le Gangsta One et arborant une magnifique teinte violette, la fusée fonçait immanquablement en direction de sa proie, presque un an après le départ de Lù, Taïriss, Honorine et Tony de Vlariakovsk. La porte de la soute s’ouvrit et Honorine Italique apparut, boudinée dans sa combinaison spatiale et alla se poster juste derrière Taïriss :
— On en est où, Doc ?
— On arrive très bientôt, c’est une question de minutes maintenant.
La planète ne ressemblait plus à un petit pois, mais à une espèce de chou géant et sous peu, elle serait trop près pour rentrer en entier sur l’écran du vaisseau. Tony jeta un coup d’œil à la rondouillarde jeune femme qui les accompagnait : Honorine était en quelque sorte un mystère et la raison pour laquelle elle appelait Taïriss « Doc » aussi.
Il y avait une grosse centaine d’années, Lù et Taïriss étaient partis faire leur vie de leur côté dans un monde plutôt hostile aux hommes. Fatigués de bourlinguer, Tony et Isonima s’étaient fait des vacances sur une petite planète paradisiaque où ils avaient siroté des cocktails et fait l’amour pendant quatre-vingt-dix-sept ans.
La fine équipe s’était retrouvée après cet épisode avec un nouveau membre, Pilier de surcroît et pas très bavarde — sauf pour dire des idioties. De plus, Lù veillait scrupuleusement à ce qu’elle ne s’intégrât pas trop auprès d’Isonima et lui. Connaissant la bête, il pouvait dire qu’elle tenait à sa relation exclusive avec sa nouvelle copine et c’était un comportement si adolescent qu’il ne s’en offusqua pas.
La planète Turbeh n’avait pas d’océans, elle n’était qu’une immense étendue de forêts et de plaines vertes, recouverte de veines de nuages pluvieux. D’où l’aspect chou.
— Attachez-vous ! On arrive bientôt. J’ai choisi d’atterrir sur le seul continent non civilisé. Il va falloir être prudent, on ne sait pas très bien ce qu’on va trouver en bas.
Tout le monde se leva et attacha sa ceinture dans le cockpit. La planète devenait très grosse. Très très grosse. Taïriss posa un énorme casque sur son visage et ses mains s’agitèrent en l’air, comme si elles mobilisaient des leviers invisibles.
Le sol se mit à trembler et ils s’accrochèrent aux accoudoirs de leurs sièges. Tony adorant les atterrissages, il regarda avec fascination les rivières apparaître puis les forêts devenir des arbres immenses. Le vaisseau toucha le sol en brûlant la terre, toussa un peu en tressautant puis s’immobilisa complètement.
— Bien joué Doc', sourit Honorine.
Lù défit sa ceinture et observa par la fenêtre : les arbres étaient semblables à ceux de Sicq. Elle sourit de toutes ses dents :
— Il y a des oranges bleues, Tony !
— Qu’est-ce qu’on attend alors ?
Taïriss enleva son casque et se leva :
— Il vaudrait peut-être mieux que j’y aille en premier.
— Pas question, tu es le seul à savoir piloter cet engin. J’y vais avec Tony.
— C’est un ordre, Mademoiselle ?
Lù grimaça sous l’ironie.
— Un ordre de ton Capitaine, oui. Ça fait bien longtemps que j’ai renoncé à tout autre droit sur toi. Tu es un androïde libre, mon cher !
— Oh, vraiment ?
Le regard du robot se fit rêveur et Lù tendit vers lui un index menaçant.
— Vraiment, ça ne veut pas dire que tu peux aller conter fleurette à une autre.
— Ça ne m’aurait pas effleuré.
Lù attrapa deux boucliers d’origine Benni Ghuil sur le sol et en lança un à Tony :
— Tiens, n’oublie pas de te harnacher avant d’aller explorer.
— Oui, oui.
Il sangla le bouclier autour de sa taille d’une main tout en ouvrant la porte du premier sas de l’autre.
Des oranges bleues. Le sang se mit à pulser à ses tempes. Il avait oublié le visage de son père, de sa mère et d’une infinité de mondes, mais il n’avait pas oublié le goût des oranges bleues. Il sangla le haut du bouclier à son épaule et ouvrit la porte principale.
— Attends-moi ! cria Lù.
Tony respira l’air qui sentait les agrumes et approcha son index de son cœur pour allumer son champ de protection. Quand des tirs éclatèrent et percèrent son abdomen, il ne les vit pas venir. La main en suspens, il regarda les petites taches rouges qui commencèrent à imbiber sa combinaison, avant de tomber en arrière.
— TONY !
Lù était sur lui. Elle activa son bouclier autour d’eux au moment où de nouveaux coups de feu éclataient ; les balles rebondirent sur la surface du champ de force et tombèrent dans l’herbe de la clairière.
Les assaillants sortirent du couvert des arbres : c’était une escouade de gynoïdes1, toutes équipées d’un bouclier semblable aux leurs. Une silhouette familière se détacha du groupe.
— Comme on se retrouve, petite fille ! Tu es en retard !
Derrière elle, deux des robots se mirent à rire. Perchée sur ses talons immenses et vêtue d’une robe pourpre, Ithalis les toisait en souriant. Les pupilles de Lù se dilatèrent en entendant sa voix, mais elle ne bougea presque pas. Ses bras avaient entouré Tony et elle cherchait à voir les dégâts. Ithalis continua :
— J’ai un message de la part de Mock pour toi.
Elle déplia un papier coincé dans une poche et toussota pour s’éclaircir la voix, mais Lù lui coupa la parole avant qu’elle ne commençât :
— Ce n’est pas la peine. Je n’ai pas le temps d’écouter ce qu’il a à me dire, j’ai un ami mourant au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, connasse.
Et sur ce, elle emporta Tony à l’intérieur et ferma le sas.
— Taï ! Décolle tout de suite ! Ils nous attendaient et Tony est gravement blessé !
— Bien compris !
Dehors, les soldates tiraient sur le vaisseau, mais leurs balles ne pouvaient pas faire grand-chose contre le Gangsta one. Taïriss avait de nouveau son casque, agitant les mains en l’air comme un possédé, et le visage d'Honorine avait pris une belle teinte verdâtre.
— Les balles sont ressorties ?
— Pas toutes, les intestins sont touchés et il faut contenir l’hémorragie, sinon il va se vider de son sang.
— Je vais...
Lù ne sut pas ce qu'Honorine voulait, car celle-ci fut prise d’une brutale crise de vomissements et se précipita vers un sac en plastique tandis que la fusée se mettait en branle.
— Attache-toi ! ordonna Lù. Je vais essayer de faire un garrot à Tony ! Pour le moment, on ne peut pas enlever les balles, ça aggraverait les choses.
Le vaisseau s’éleva dans un bruit de tonnerre et acheva de calciner le sol. Le mouvement fut suffisamment violent pour que Lù fût projetée contre le mur et se cogne bien le front, mais Tony n’eut pas l’air de souffrir plus. Installé à moitié sur le pouf, il délirait, les yeux mi-clos.
— Combien de temps pour retourner jusqu’à la faille ? gémit Honorine, à moitié penchée au-dessus de son sac.
Taïriss ne lâchait pas l’écran qui défilait à toute vitesse depuis qu’ils étaient passés en hyperespace.
— Trois heures...
139.
Isonima ouvrit les yeux. La lumière du dehors était tamisée par l’épaisseur de son cocon. Il enfonça ses doigts dans la masse de fils pour la déchirer et cela lui prit quelques minutes. En plissant les yeux, il sortit la moitié de son buste et entreprit de dégager également ses jambes.
La nuit était tombée, mais l’air était chaud ; des bougies brûlaient sur le bord du bassin et Isonima se pencha au-dessus de l’eau. Son reflet lui sourit au milieu des fleurs. Sa peau était rouge et fripée comme celle d’un nourrisson, mais en apparence, il avait bien retrouvé ses dix-huit ans. La ville était silencieuse. Il marcha d’un pas incertain jusqu’aux escaliers qui descendaient dans le repaire :
— Gyfu ?
Quelqu’un apparut dans le couloir de terre cuite recouvert d’objets bizarres, mais ce n’était pas Gyfu. Le visage livide et les yeux cernés, Honorine lui adressa un long regard grave :
— Tu es réveillé.
Au son de sa voix, il sut immédiatement que quelque chose n’allait pas.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— On vient de rentrer, ça s’est mal passé... Tony...
Elle ne finit pas sa phrase et jeta un coup d'œil derrière son épaule. Isonima la contourna et accéléra jusqu’à la chambre de son compagnon avec la désagréable impression de revivre l’incident de leur première rencontre, quand Lù avait été blessée.
Tony était vivant... pour l’instant du moins. Blanc comme de la cire et couvert de sueur, il respirait difficilement, le regard dans le vague. Lù était assise sur une chaise et lui tenait la main, les yeux rouges et brillants. Isonima contourna le lit et s’installa de l’autre côté :
— Comment est-ce arrivé ?
— On a... j’ai manqué de prudence. Je ne voulais pas voir Mock. Pas pour l’instant du moins, c’était juste de la reconnaissance, mais il savait qu’on serait là. Ils nous attendaient et nous sommes tombés dans un piège.
— Ce ne sont que des balles. Il devrait s’en tirer.
— Balles explosives. Il y a des débris partout dans son corps et son sang est en train d’être empoisonné, je ne vois pas ce qu’on peut faire... C’était déjà très dangereux de le ramener jusqu’à toi.
— Il faut aller chercher la technologie dans un autre monde.
— Oui, j’ai envoyé Gyfu et Taïriss, mais j’ai bien peur qu’ils n’arrivent pas à temps.
— Pourquoi ?
Elle leva ses yeux gris vers lui :
— Honorine n’est pas bien du tout. On croyait que c’était le mal de l’air, mais ce n’est pas ça : il faut envisager une Apoptose.
Isonima demanda :
— Dans quel monde ?
Lù hésita avant de murmurer dans un souffle :
— ... C’est ce que nous essayons de choisir.
— Choisir un monde ? Le choix est simple : prends un univers vide de vie !
— Ce n’est pas possible. Pour que l'Apoptose « reconstruise » Tony, nous devons choisir un univers où il a existé et je n’ai jamais traversé de mondes totalement hostiles avec lui. Nous sommes obligés de définir qui va mourir, tu comprends ?
— C’est pire qu’un génocide !
— Ce n’est pas un choix que nous avons.
— Vous avez une idée en tête ?
À nouveau, Lù hésita :
— Sicq est notre planète originelle. Elle a subi sept guerres nucléaires et nous ne connaissons aucune autre planète habitée dans cette dimension. Il reste peu d’humains, plus de sylphes et les espèces animales s’éteignent les unes après les autres. C’est une planète qui va un peu plus vers la mort chaque jour.
Isonima leva un sourcil accusateur.
— Comme par hasard. Et tu pourrais retrouver ta famille ? Ta toute première famille ?
— Nous pensions recréer un passé un tout petit peu plus lointain.
— Mais ça modifiera tout le futur !
— C’est ce futur qui mène à ces guerres nucléaires !
— Pourquoi pas le monde où a été blessé Tony ! Vous reprendriez le cours des choses juste avant sans faire les mêmes erreurs.
— Ce n'est pas possible. Enfin, c'est possible mais... Tony a eu une très longue vie, Iso', et je sais que d'une façon ou d'une autre, elle se terminera et que je devrai lui dire au revoir. Au-delà de cela, il y a cette personne qui compte tellement pour moi et qui souffre encore et encore. Et en revenant dans le passé de Sick, alors je pourrai... je pourrai...
Malgré ses paroles, Lù baissa les yeux et Isonima la regarda d’un air effrayé pendant qu'il comprenait petit à petit ce que Lù lui disait. Un sourire sans joie lui tordit les lèvres :
— Héquinox. C’est Héquinox que tu veux.
140.
Tony entrouvrit les yeux. Sa vue était floue et une femme était penchée sur lui. Sa voix résonnait comme un écho :
— To... To... Tony ? Tu m’en... m’entends ?
Il cligna plusieurs fois des paupières :
— Loulou ?
Elle voulut parler, mais des larmes lui montèrent aux yeux et elle se contenta de lui caresser les cheveux.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il.
— Tu as été touché, nous sommes rentrés au QG. Mais nous ne pouvons pas te soigner...
Elle termina la dernière phrase sur un sanglot, Tony releva le drap avec difficulté et observa les dégâts :
— Ah merde.
Comme elle sanglotait plus fort, il se força à étirer sa bouche en un sourire pâteux.
— C’est bien, je suis un peu content de te voir chialer pour moi. Je m’étais toujours demandé si tu le ferais pour ma mort, toi qui ne pleures jamais.
— Tais-toi, tais-toi... Tu es mon enfant et mon père, mon ami, mon compagnon... Tu ne devrais pas avoir le droit de me laisser... pas comme les autres.
Tony fit un mouvement pour lui toucher la joue, mais il était trop faible et sa main retomba sur la couverture :
— C’est comme ça, tête de nœud. En vrai, j’ai déjà eu plus que ma part. Je te suis reconnaissant pour tout ça, tu étais un drôle de cadeau, mais merci.
— Il faut que je te demande une dernière chose. Il faut que tu fasses un souhait, Tony. Une Apoptose de monde va arriver bientôt. Pour que les choses ne se passent pas comme lors de la première occurrence, il faut que tu fasses un vœu. Vous allez tous faire un vœu pour que ce monde soit différent du premier.
Sa tête était très lourde, il dut réfléchir longtemps pour comprendre ce qu’elle disait.
— Quel monde ?
— Sicq. Un peu avant notre naissance...
— N’enlève pas les oranges bleues.
— Ça ne change pas vraiment les choses comme souhait, mec.
Il resta silencieux un moment :
— Je me souviens quand j’étais petit. Maman était si horrible avec papa. En fait, les femmes étaient tellement méprisantes avec nous. J’aimerais bien que ce soit différent. Pourquoi les hommes ne seraient pas les chefs de famille dans ce nouveau monde ? Je suis sûr qu’ils seraient plus gentils. J’aimerais voir ma famille différente.
— C’est un souhait idiot, mais il bouleversera pas mal de choses. Je le note.
Une silhouette se découpa dans l’encadrement de la porte.
— Ça nous forcera à protéger ton arrière-grand-père, t’en as conscience ?
Lù répondit à Honorine :
— Tu t’opposes à la volonté d’un mourant, Nono ?
— J’ai rien dit.
— Comment vont tes nausées ?
— Elles vont bientôt revenir. Plus violentes.
Elles échangèrent un long regard plein de sous-entendus que Tony ne parvenait pas à comprendre. Il commençait à avoir du mal à parler et ne sentait plus tous ses membres.
— Je... Je peux parler à Iso ? Je sens que...
Le visage marqué de peine, Lù se leva.
— Je vais le chercher.
Sa main quitta ses cheveux à regret et elle s’éloigna à reculons, comme pour graver son image dans son esprit.
— On s’est bien amusé, Loulou. Je t’adore.
— Je ne t’oublierai pas To', je jure... même après dix mille ans. Pardon de ne pas pouvoir te protéger.
Son visage montrait une douleur qu’il n’avait jamais vue chez elle. Un vide terrifiant. Et puis elle n’était plus là et il pleura doucement. Il s’essuya les yeux quand il entendit Isonima racler le sol avec sa chaise pour s’asseoir dessus :
— Hey, beau gosse, murmura celui-ci avec un sourire doux.
— J’avais oublié à quel point tu pouvais avoir l’air jeune...
— Tu as une mémoire de gloufon. Je suis sûr que tu as aussi oublié cette fois où cette femme de Gibraltar m’avait traité de victime et toi de vieux dégueulasse. Heureusement que je suis là pour me rappeler des anecdotes marrantes.
Un rire cassé sortit de la bouche de Tony :
— De quoi tu me parles ? Iso, je suis en train de mourir.
Le même sourire doux restait sur les lèvres de son amoureux qui remonta ses lunettes sur son nez :
— On dirait bien. On n’aurait pas dû avoir cette conversation avant de partir, ça nous a porté malheur.
— Essaie d’être heureux sans moi.
— Je n’ai pas l’intention d’être quoi que ce soit sans toi.
Tony resta silencieux quelques secondes.
— Iso, je...
— Ce n’est pas triste, Tony. Nous sommes peut-être les plus vieux amoureux du monde. C’est bien, il est temps qu’on se repose un peu. Je ne peux pas continuer à faire des cocons pour l’éternité.
— Quitte à me reposer, j’aurais préféré des vacances...
— Tu penses à ces petits cocktails dans ce monde paradisiaque où j’ai fait les plus belles galipettes de mon millénaire, rit Isonima en levant des sourcils suggestifs.
— Arrête, maintenant je déprime de ne plus sentir ma bite pour qu’on fasse des cochonneries une dernière fois. Et j’aimerais des vacances tranquilles... un endroit qui ressemble à la maison où j’ai passé mon enfance.
Son regard devint rêveur, Isonima lui prit la main et murmura au bout d’un moment :
— Des oranges bleues ?
Tony ne répondit pas.
— Tony ?
Isonima glissa ses doigts sur sa jugulaire, ne sentit rien, puis lui ferma les yeux. Le visage de Tony était serein et Isonima sourit. Un sourire très doux. Il eut un gloussement et posa sa main contre sa bouche :
— Tu as réussi à terminer ton existence en disant le mot bite. Vingt sur vingt, Tony.
141.
— Il n’en est pas question, articula Lù, sèchement.
Isonima observa un instant ses orbites creusées, son nez coulant et sa bouche tremblotante. Il la saisit doucement par les épaules et la serra fermement contre lui :
— D’accord, je sais que ce n’est pas le moment, mais il faut que tu arrêtes de t’essorer et que tu me donnes un coup de main.
— Pour te suicider ? Que va dire Taïriss si je tue celui qu’il considère comme son fils ?
— Taïriss n’est pas un enfant... et moi non plus. Je vais lui parler.
Elle se sépara de lui :
— Eh bien voilà, si tu es un adulte, tu ne peux pas mourir tout seul, comme un grand ?
— Je manque de courage. Et si je me ratais ? Je finirais ma vie à baver dans un hospice et ce ne serait vraiment pas aussi romantique que ce que j’imagine.
Lù se laissa tomber sur une chaise, les bras ballants :
— Pourquoi moi ?
— Tu m’as toujours détesté.
— Nous savons tous les deux que cette haine n’est pas objective. Tu es gentil, intelligent, attentionné et tu as rendu les gens que j’aime heureux. Tu es l’un des miens. Je ne peux pas t’aimer, mais je te respecte et je ne veux pas que tu meures.
Il lui posa une main sur l’épaule :
— Si tu me respectes, aide-moi à mettre fin à tout cela.
— C’est si égoïste de me demander ça maintenant.
— Oui. Je suis désolé, enterre-nous ensemble, s’il te plaît.
Lù suspendit son regard dans le vide et ne répondit pas pendant un moment, puis elle souffla :
— J’ai besoin que tu fasses un souhait concernant le futur Sicq.
— C’est facile. Je ne saurai jamais qui étaient mes parents... Ma naissance est arrivée dans des conditions pour le moins douteuses, donc si un individu semblable à moi vient à renaître, je souhaite qu’il connaisse mieux sa famille.
— Je pensais que Taïriss était un papa parfait.
— Oui, mais tu n’as jamais été très prêteuse. Plus sérieusement, tout enfant abandonné se pose des questions sur sa filiation et je me suis suffisamment creusé la cervelle pour que mon successeur ne s’en pose pas trop.
Elle hocha la tête lentement :
— C’est entendu.
Un silence gêné s’installa entre eux.
— Je vais aller voir Taïriss dès qu’il arrivera.
— Oui.
Avant de sortir, il se tourna vers elle :
— Comment vas-tu me tuer, à ton avis ?
Elle leva sur lui des yeux éteints :
— C’est une surprise.
142.
L’androïde était sur le toit et donnait des miettes de pain aux poissons rouges. Il chantonnait :
« Je suis né dans une maison,
Près de la lande où poussent les chardons,
Tourne, tourne, tourne lon la,
De ma lande où il pique, je ne reviendrais pas… »
Isonima avait attendu un peu. C’était bien de laisser du temps à Taïriss pour encaisser, même si il ne savait pas très bien comment les robots géraient le deuil. Il toussota pour annoncer sa présence.
— C’est une comptine de mon enfance. Tu me la chantais avant...
— Une comptine de Sicq. Lù aussi a grandi avec. Sa maman la lui chantait.
— Tu es nostalgique ?
— Oui. Tu es venu me dire au revoir, non ?
Isonima glissa les mains dans son pantalon bouffant :
— Comment fais-tu pour me connaître par cœur comme ça ?
— J’ai essayé d’être un bon père. Je t’ai beaucoup observé. Je suis heureux que tu aies existé. Et je suis triste que tu t’en ailles.
— Pardon. Je pourrais rester, mais je ne pourrais plus être heureux, je pense.
— Alors c’est bien comme ça. L’éternité est une sorte de punition que je ne te souhaite pas.
Isonima se rapprocha de son tuteur et s’assit sur le bord du bassin pour observer les poissons. Son cocon était encore là, abandonné sur le côté.
— Pas de regrets ? demanda Taïriss.
— Si. J’ai passé trop de temps à lire des choses sérieuses au cours de ma vie. S’il y a une autre vie après celle-ci, j’éplucherai des magazines people et des romans de gare.
143.
Elle l’attendait.
— Je suis prête, c’est quand tu veux.
Ils se regardèrent, elle ouvrit une porte et lui fit signe de pénétrer à l’intérieur. Isonima sourit et entra dans la pièce. Sur le toit, le robot continuait de chanter, d’une voix basse et rocailleuse. Lù s’immobilisa et tendit l’oreille.
— Je connais cette chanson.
Elle fronça les sourcils :
— Mais... je ne me souviens pas d’où...
Elle referma la porte sur elle.
« Je suis né dans une maison,
Près de la lande où poussent les chardons,
Tourne, tourne, tourne lon la,
De ma lande où il pique, je ne reviendrai pas… »
1Androïde sous forme de femme
J'ai trouvé ça vraiment chouette de tous les voir réunis dans ce monde pré-apoptose, ça m'a aussi fichu un de ces coups au coeur !
Comme d'habitude, j'ai lu ça super vite, sans m'arrêter une seconde. Je trouve ça impressionnant parce qu'en me souvenant des premiers chapitres, je me suis rendue compte qu'à l'époque je ne pensais pas que ce roman pouvait être tout ce qu'il est aujourd'hui : beau, complexe, réaliste (enfin, probablement pas sur les sylphes et les voyages inter-mondes x))
Je sais qu'on s'approche de la vraie fin de VN, je suis toute chamboulée. En plus j'ai Solène qui lit le prologue et le chapitre 1 à côté et je me souviens de quand j'ai lu ça, à l'époque (y a bien un an hahaha). Ton écriture, ton style, ton histoire et tes personnages ont bouleversé ma manière d'aborder mon roman. En ça, je voulais vraiment te remercier. Je te ferai surement un commentaire bien détaillé et larmoyant à la toute fin, parce que là c'est un peu prématuré hahahaha
Quoiqu'il en soit, j'ai adoré le passage où Lù traite Ithalys de grosse connasse et celui de la mort de Tony (si on m'avait dit que je dirais ça un jour... OH EH HEIN, IL VA RENAITRE DE TOUTE FACON)
J'ai vraiment très très très hâte de lire les derniers chapitres.
You rock girl !
Il faut pas être triste, pour moi, VN est un peu la porte qui mêne à toutes les autres histoires! Et c'et sûr que quand on entame le chapitre un, c'est difficile de voir venir tout le bordel qui se cche derrière XD. Et encore, c'est pas fini!! A ce stade il y a encore pas mal de chose qui ne sont pas encore posées!
Merci encore pour tes compliments, ça me fait super plaisir!!
Et ouais, moi aussi j'aime le passage où Ithalys se fait traiter de grosse connasse (même si comme tout mes persos, ce n'est pas tant une connasse que ça ;) ). J'avais un peu de la scène de la mort de Tony, je me suis beaucoup demandé si ce n'était pas trop long, les adieux avec tout le monde? Et oui, il va renaitre en un peu plus coincé de la fesse et en plus rageux -mais toujours aussi bête :D!)
C'est trop mignon que vous lisiez en couple <3.
Je suis tellement contente d'avoir eu le temps de lire cet interlude (merci de l'avoir écrit, oui, oui merci !) !
C'est toujours aussi fascinant d'en apprendre plus sur Lù, les Piliers, le passé des persos, l'apoptose... Et l'histoire d'amour entre Isonima et Tony dépasse toutes mes attentes *___* ! Tout ça donne encore plus envie d'en savoir plus sur l'évolution de leur relation dans la Ville Noire.
D'ailleurs, pourquoi donc Tony s'appelle-t-il également Luton ? Ai-je totalement loupé un truc ?
Pour répondre à ta réponse à mon dernier commentaire, en effet, si tous les morts sont traités de la même façon, alors le recyclage ne me paraît plus si horrible. Cela semble être une réponse assez pragmatique au manque de ressources (toujours un peu écoeurante pour moi, peut-être suis-je trop sensible ? X) ).
J'ai vu que tu t'étais lancée dans des corrections et changements, je te souhaite donc bon courage !!
Bisous !
Merci beaucoup de passer par ici, ça me fait super plaisir (même si je suis super lente pour répondre aux commentaires :p.
Bravo, je crois que tu es une des rares à être arrivé jusque là dans le texte!
Et pour répondre à ta question sur Luton, en fait "Tony" est le surnom de Luton en utilisant la dernière syllabe :p. Mais dans la ville noire, on ne l'appelle que Tony.
Du coup dans mes correction, j'ai essayé de parler un peu plus du recyclage des morts pour que ça ait l'air moins craignos. C'est une ville horrible, mais il ne sont pas cruel juste pour le fun ;).
En tout, cas, je pense poster la suite d'ici ce week end donc merci merci merci pour ta lecture ma Kitsune d'amour <3.