Partie 2 : Le rêve qui jamais, jamais ne finissait
180.
De l’autre côté, tout était pareil, mais en noir et blanc.
Il y avait la chambre tout éclaboussée de fragments d’humeurs, le cadavre, la silhouette évanouie de sa mère, cependant, les multiples versions de sa sœur étaient toutes en couleur, ainsi que la fille en culotte qui était dans le lit de son père.
— Que se passe-t-il ? s’écria-t-elle, paniquée.
Georges l’observa, dans un état second : elle avait de longs cheveux noirs, qui lui tombaient jusqu’à la taille, une silhouette maigre sans formes, un visage aux joues creuses et aux yeux cernés. En parlant, elle dévoila des dents de devant un peu trop écartées.
— On est dans le monde des rêves.
Numéro 7 qui le tenait dans ses bras gémit :
— Peu importe, quittons cette salle, c’est trop horrible ici.
Ses sœurs, tremblantes, hochèrent la tête toutes en même temps et la jeune fille les incita à la suivre dehors en ouvrant la porte de la chambre ; mais derrière, tout était blanc, l’ouverture donnait sur un immense vide immaculé. Avec un mélange de terreur et de curiosité, le petit groupe sortit dans cet univers sans aucune ombre.
— C’est de la magie... murmura la jeune fille. Alors tout était vrai, ce que racontaient les ouvriers...
Dans l’éblouissante clarté, son corps semblait uniquement composé de taches de couleur sans relief.
— Invente quelque chose, Georgie, dit Numéro 3. C’est sinistre quand c’est vide.
Elle et les autres clones étaient moins impressionnés, car toutes gardaient en mémoire le souvenir de deux ou trois voyages oniriques où leur frère les avait entraînées, mais Numéro 1 secoua la tête :
— C’est une mauvaise idée, même si l’on se déplace ici, nos corps resteront là où ils sont. Georgie, tu dois nous réveiller et nous devons trouver un refuge dans le véritable monde.
— Non, dit le petit garçon. Je n’y retournerai pas.
Encore pétrifié, il revit sa mère s’avancer vers lui avec son air triste et un frisson glacé le parcourut de la tête aux pieds. Et leur père mort... La bouche pâteuse, il articula :
— Personne n’y retournera.
Alors que ses sœurs s’apprêtaient à protester, il leur lança un regard affolé :
— Je crois que je ne peux pas, je crois que...
Il chercha ses mots. C’était difficile à dire avec son vocabulaire d’enfant :
— Vous êtes dedans maintenant, ce n’est pas comme quand je vous emmène rêver. Nos corps sont ici, il n’y a plus de lien avec le dehors, c’est comme si le dehors avait disparu. Nous ne sommes plus en danger, mais je ne sais pas comment vous ramener.
Une fois de plus, il éclata en pleurs bruyants. La jeune fille observait autour d’elle en écarquillant ses petits yeux noirs et Numéro 4 la tira par son t-shirt :
— Comment t’appelles-tu ?
La fille hésita. N’était-elle pas en train de rêver ?
— Oui, tu es en train de rêver, expliqua Numéro 5, mais c’est un rêve un peu particulier, puisque tu restes consciente quand tu es dedans.
La fille hocha la tête lentement, avec le même regard exorbité et finit par dire :
— Je m'appelle Grenade.
— Comme la ville ?
— Comme le fruit. On ne peut pas sortir d’ici alors ?
Georges secoua sa petite tête sanglotante :
— Non, je ne peux pas vous faire sortir.
Elle s’agenouilla près de lui.
— Mais nous sommes en sécurité ?
Il acquiesça en reniflant.
— Alors c’est ce qui compte pour le moment.
Elle le souleva dans ses bras et le berça tandis qu’il nouait ses jambes autour de sa taille. Il avait le même âge que Selma, sa plus petite sœur. Grenade faisait partie d’une fratrie de huit dont elle était l’aînée. Elle se demanda comment ses frères et sœurs allaient se débrouiller aujourd’hui si elle ne ramenait pas d’argent à la maison et son ventre se noua. Elle sécha les larmes du garçonnet qui cala sa tête contre son épaule. Il était prêt à s’endormir quand Numéro 3 insista :
— Si tu dois te reposer, crée autre chose d’abord, Georgie. Ici, il fait froid et ça fait peur.
Georges agrippa fort le t-shirt de Grenade. Il était trop fatigué pour inventer et ne voulait pas retourner dans cet endroit laid que papa appelait maison, alors il se souvint du bateau, de la belle ville sur la côte et ferma les yeux très fort tandis qu’un nouveau lieu se dessinait tout autour d’eux.
Bouche bée, Grenade observa les traits qui créèrent les immeubles blancs, les pots de fleurs, la plage de sable immaculé et les palmiers. Une mer grise vint bientôt s’étendre tout autour d’eux : ils étaient debout sur la jetée.
C’était Nassau, la ville blanche du Sud. Dans les bras de Grenade, Georges s’était endormi.
181.
— Georges, utilise tes couverts s’il te plaît.
Grognon, le garçon retira ses doigts de son assiette pour prendre son couteau et sa fourchette quand Numéro 2 commenta d’un air réprobateur :
— T’es crade, Georgie !
Celui-ci lui lança un regard sombre de ses yeux injectés de sang — il avait passé sa matinée avec Grenade à essayer de les ramener dans la réalité, mais sans plus de succès que les trois dernières années : ils étaient destinés à continuer leur existence dans l’onirisme.
— Finis ton assiette, 2, au lieu d’embêter Georges, commenta Grenade en portant une bouchée de nourriture monochrome dans sa bouche colorée.
Le frère et la sœur se lancèrent un regard assassin, mais finirent leur repas en silence. Georges mesurait deux centimètres de plus que ses sœurs à présent. Grenade contempla ce qui composait sa nouvelle famille : dix fillettes semblables — nommées par des numéros, car elles n’avaient jamais voulu d’un prénom autre que le leur — et leur petit frère qui continuait à pousser tandis qu’elles-mêmes restaient indéfiniment des enfants. Une famille encore plus étendue que celle sur laquelle elle avait dû veiller après la mort de ses parents, mais au moins ici, le loyer et la nourriture étaient gratuits et elle n’avait plus besoin de se vendre. Mais dans la réalité ?
Elle chassa ses pensées de sa tête pour surveiller la fratrie jusqu’à ce que tout le monde ait terminé son assiette. Était-ce seulement utile de manger dans cet univers ? Et de dormir ? Mais dans la brume de son éducation avortée, il lui semblait important que ces enfants continuassent à avoir un rythme normal et soient soumis à une autorité au cas où ils parviendraient à rentrer un jour. Elle se leva et frappa dans ses mains :
— Très bien, maintenant tout le monde aide à débarrasser.
— Pas la peine !
Georges claqua des doigts, tout ce qui était sur la longue table de bois se volatilisa et Grenade lui adressa un regard mécontent :
— Georges, tu ne dois pas utiliser ton pouvoir par paresse.
Agacé, l’enfant fit tout réapparaître sur la table et tout le monde s’affaira dans la cuisine du temple pour faire la vaisselle puis tout ranger dans les placards. Malgré la lumière et l’élégance des appartements de la Ville Blanche, Georges avait préféré qu’ils s’installassent dans le Deck de Juniper qu’il avait visité avec son père, il y avait longtemps.
Petit à petit, le lieu avait perdu ce qui faisait le culte de la déesse pour se revêtir de choses plus personnelles : un matin, la pièce principale s’était retrouvée remplie de bassins d’eau chaude et de vapeur, à la grande joie des enfants qui avaient pris l’habitude de s’y baigner au moins une fois par jour — Grenade insistait auprès de Georges pour que la nuit tombât régulièrement —, des plumes avaient progressivement remplacé le reste des décorations du fronton de la porte.
Seul l’escalier qui descendait vers les catacombes n’avait pas été usité et redessiné à la façon du jeune garçon : les sous-sols le terrifiaient.
Quand Grenade lui fit remarquer qu’il n’y avait sans doute rien du tout en bas, il déglutit et répondit :
— Au départ peut-être, mais maintenant que j’imagine toutes les choses qui y sont tapies, je sais qu’elles y sont.
182.
Entourée de 2 et 3, Grenade traversa le cloître puis sortit par la porte arrière du temple — qui n’existait pas initialement, mais que Georges avait inventée —, les bras chargés d’un baquet de linge. Dehors un sentier descendait en pente douce à travers une forêt moussue jusqu’à ce que les pins se clairsèment pour laisser place à des palmiers. La terre noire et humide disparut au profit d’un sable blanc et chaud. Il y avait là une petite colline très lumineuse qui donnait sur la mer — la même mer que celle qu’on voyait de Nassau ? Ou bien Georges avait-il multiplié son patchwork onirique ?
Là, 1, 6, 7 et 8 aidaient Georges à accrocher du linge sur de longues cordes tendues entre les arbres. Les fillettes, parfois trop petites pour toucher le fil, devaient se mettre sur la pointe des pieds ; Georges n’avait pas ce problème du haut de ses treize ans. Cela faisait déjà sept ans qu’ils vivaient dans cet univers et ils avaient fini par s’y faire : c’était chez eux.
5 et 11 étaient un peu plus loin et 11 était grimpée dans un arbre recouvert de fruits de toutes les formes et de toutes les textures. Grenade soupçonnait qu’il s’agît là aussi d’une nouvelle fantaisie de son frère. 11 les faisait tomber et 5 les réceptionnait en riant dans les plis de sa jupe. Grenade eut un sursaut d’amour et de tristesse en regardant ces enfants qui auraient dû être des adolescentes. Sa consolation était que la fratrie ne semblait pas souffrir de sa situation : les clones jouaient ensemble, titillaient leur petit grand frère, étaient toujours sages et polis avec elle. La plupart ne parlaient jamais du passé, bien que la nuit, il leur arrivât de se réveiller brutalement sous la poussée d’une terreur nocturne. Parfois, les fillettes basculaient de « Tatie » à « Maman » sans y faire attention, mais pas Georges.
Il l’appelait toujours « Grenade » et du haut de son mètre quarante, elle sentait souvent son regard curieux qui l’observait. Ils accrochèrent la lessive tous ensemble et quand le travail fut fini, ils s’installèrent comme d’habitude en haut de la colline pour regarder le soleil — cette étoile était-elle le Mangoin ? — se coucher sur la mer. 2 et 3 déployèrent une grande nappe de pique-nique et Georges y fit apparaître toutes sortes de mets savoureux comme des tartes et des salades merveilleuses. 5 vint en courant et, lâchant les plis de sa jupe au-dessus de la nappe, fit rouler tous les fruits qu’elle avait réceptionnés dans un joyeux désordre.
Le repas se déroula dans l’enthousiasme et dans la saleté. C’était la règle : les jours de pique-nique, on pouvait manger salement, mettre ses doigts sur la nourriture et se faire des taches. Quand ils furent tous repus à l’excès, plusieurs clones se laissèrent tomber sur la plage pour digérer en paix, leurs boucles blondes toutes saupoudrées de sable et certaines fillettes insistèrent pour une baignade nocturne, mais Grenade fut intraitable. La journée avait été longue et tout le monde devait aller au lit : la mer ne disparaîtrait pas ! Enfin... pas sûr.
En grommelant, les clones remontèrent jusqu’au temple, puis aidée de Georges, Grenade les borda dans leur dortoir et éteignit la lumière. Alors que le garçon était habitué à se coucher en même temps que ses sœurs, il la suivit dans le hall, dans la brume des bassins d’eau brûlante. Grenade se tourna vers lui :
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je ne suis pas fatigué.
Elle l’observa. C’était vrai qu’il était grand maintenant, pas un jeune homme, mais un adolescent.
— Pourquoi tu vieillis et pas nous ? l’interrogea-t-elle.
Il l’observa avec sérieux :
— Je pense que c’est ma faute, parce que je ne suis pas assez doué.
— C’est-à-dire ?
— Ici, la matière ne réagit pas comme dans la réalité. J’ai peur que si je vous laisse vieillir, ça ne se fasse pas de la façon que ça devrait. Alors je vous « bloque » par prudence, mais je ne fais pas vraiment exprès.
— Mais toi tu vieillis ?
— C’est peut-être parce que je suis un Pilier. J’ai de l’influence sur n’importe quoi au sein de Limbo, mais ça ne fonctionne pas aussi bien avec moi-même.
— Jusqu’où as-tu une influence dans ce monde ?
Il la fixa et plissa ses yeux jaunes en souriant d’un air malin :
— Tu veux voir ?
183.
La mer léchait le sable et le soleil était réduit à un simple fil brillant sur la ligne d’horizon. Grenade se sentit un peu coupable de s’autoriser cette baignade qu’elle avait interdite aux filles. Le jeune adolescent enleva son t-shirt et lui tendit la main :
— Allons-y.
— Où ça ?
Un sourire mangea le visage du garçon, il claqua des doigts et, avec un léger tremblement de terre, une île émergea au milieu de la mer : un énorme bloc de falaises surmontées de plantes tropicales, survolées de vautours.
— Juste là, une véritable aventure !
Elle hésita :
— C’est sans danger ?
— Bien sûr !
Il la fixait d’un air taquin, l’air de dire « Osera ? N’osera pas ? ». Elle finit par le suivre, gardant son short et son t-shirt. La mer était tiède et douce comme une nuit d’été. Ils se jetèrent à l’eau et quand Grenade se mit à nager en direction de l’île, dans un long mouvement de brasse hésitant, Georges la regarda faire en riant :
— Pas comme ça ! Suis-moi !
Il plongea et par crainte de le perdre, elle s’élança dans son sillage. Sous la surface, la mer avait la couleur de l’argent liquide. Grenade s'aperçut bientôt qu’elle pouvait respirer et battit des pieds pour s’enfoncer plus librement parmi les récifs chargés de coraux aux différents contrastes.
Le corps sec et noueux de Georges glissait en silence parmi les algues, comme une murène qui se dissimule. Ils nagèrent ainsi une vingtaine de minutes, accompagnés de poissons curieux de toutes les formes et de toutes les tailles. Quand les premières sirènes se montrèrent, Grenade ouvrit des yeux immenses et les pointa du doigt en gesticulant, ne réussissant qu’à faire sortir de sa bouche une quantité assez considérable de bulles, ce qui fit éclater de rire Georges, dans un nouveau jaillissement de sphères argentées.
C’étaient des créatures étranges, au visage à la fois humain et animal, dont la mâchoire se tendait en avant pour former un museau difforme. Elles n’avaient pas l’air vraiment agressives, mais Georges se rapprocha de Grenade et s’arma d’une lourde pierre ramassée dans les bas-fonds terreux.
« On ne sait jamais... »
Bientôt, les fondements de l’île apparurent et Grenade fit signe de remonter à la surface alors que Georges avait tendance à l’entraîner plus profondément dans les rochers noirs qui bordaient le sable.
Alors qu’elle insistait pour faire demi-tour, il lui indiqua une grotte qui s’enfonçait dans le flanc de la falaise. Ils se glissèrent l’un après l’autre dans ce boyau de fortune et remontèrent jusqu’à déboucher dans un petit lagon où coulait une cascade, dans une large vasque dissimulée au centre de l’île. Ils s’ébrouèrent en sortant de l’eau avant d’observer autour d’eux.
La plage était belle et couverte de sable fin, comme la côte dont ils venaient, mais on y trouvait un nombre considérable d’os humains, ainsi qu'une nuée de vautours. Peu rassurée, Grenade observa autour d’elle : ces malheureux étaient-ils morts de faim ou bien avaient-ils été attaqués par quelque chose ?
En silence, Georges laissa tomber sa pierre et ramassa deux bâtons bien équilibrés qui pourraient aisément faire office de gourdin. Il en lança un négligemment à Grenade qui le rattrapa avec une étonnante facilité vu leur poids.
— Attends-toi à devoir te défendre ! Regarde ce truc !
Grenade se retourna rapidement, mais il ne s’agissait pas d’un ennemi : dans les fourrés reposait un coffre en bois ancien, serti de fer et recouvert d’embruns. Georges était surexcité :
— À mon avis, les cadavres doivent être ceux de pirates morts en essayant d’emporter le trésor ! Et quelque chose va tenter de le protéger.
Il n’avait pas fini sa phrase que des silhouettes trapues et rougeaudes armées de gourdins plus gros que les leurs jaillirent des fourrés les plus touffus.
— Allons-y ! cria Georges.
Elle obéit et dos à dos, ils affrontèrent une quinzaine de petits gobelins agressifs qui faisaient à peine la taille de Georges. Il y avait une certaine volupté à les envoyer valser par grappes, à grand coups de masse, comme s’ils n’étaient que des créatures insignifiantes et non de redoutables tueurs. Quand ils les eurent mis en déroute après une dizaine de minutes de combat, ces derniers disparurent dans un nuage de fumée malodorante, comme un pet qui se serait attardé.
— Youpi ! On a chopé un trésor ! se réjouit Georges en bondissant en direction du coffre.
Un peu secouée, Grenade le suivit ; avec la pierre des fonds marins, ils fracturèrent la serrure rouillée, ouvrirent la malle qui était remplie de bijoux et de tenues merveilleuses, toutes à leur taille et à celle des filles, ce qui ne pouvait être un hasard.
— Comment allons-nous ramener ça à la maison ? demanda Grenade, dépitée.
— Eh bien comme ceci !
À nouveau, Georges claqua des doigts et en moins d’une seconde, tout avait disparu au profit de l’ambiance feutrée et chaleureuse du dortoir. Le coffre était rangé dans un coin et le poêle bouillant diffusait une chaleur confortable.
184.
— Quelle merveilleuse aventure !
Grenade se mordit la lèvre pour ne pas rire. Georges avait cette faculté d’enthousiasme enfantin malgré son âge. Elle l’observa du coin de l’œil et bien que tout comme elle, il fût couvert de boue, il rayonnait. En détaillant son visage de jeune homme, elle se sentit troublée ; pourtant ce n’était pas vraiment un beau garçon avec son grand nez crochu. Dire qu’il avait son âge à présent : dix-sept ans !
Ils marchaient ensemble le long de la muraille de Chine dont la façade sud donnait sur l’océan et la face nord sur des plaines infinies. Ils avaient parcouru les monts du vent et y avaient affronté enchanteurs, pâquerettes maudites et dragons ; maintenant, le cœur encore charmé par leurs incroyables victoires, ils se laissaient flâner avant de rentrer à la maison. Le vent soufflait de face et se glissait dans le pan du long kimono râpé que portait Georges depuis au moins trois ans, dévoilant la courbe émouvante du torse qui avait perdu son aspect juvénile, mais restait glabre.
Alors qu’ils marchaient le long de l’herbe, haute jusqu’à leur taille, de grands échassiers blancs, dérangés par le bruit, levaient le cou et s’envolaient dans le ciel.
— Regarde ! s'amusa Georges en indiquant un morceau de terre qui émergeait de l’autre côté de la mer. On voit l’Italie !
Grenade le crut sur parole. Même à l’époque où elle vivait à Vérone, l’Italie n’était qu’un rêve lointain et alors qu’elle rêvassait agréablement sur la beauté de ce paysage, la muraille se divisa en deux chemins distincts : l’un continuant le long de la mer où une planche en bois indiquait clairement "Italie", tandis que l’autre s’enfonçait dans les hautes herbes, son panneau ayant été tellement usé par le temps qu’il était devenu impossible d’y lire quoi que ce fût.
— Allons donc voir l’Italie.
Grenade hésita :
— Et si je voulais aller par là ?
Comme il ne disait rien, elle esquissa quelques pas sur le chemin qui ne menait nulle part :
— Que se passerait-il si je décidais d’aller là-bas toute seule ?
— Non !
Il la retint par la manche de sa tunique.
— Il ne faut pas !
Il avait les yeux écarquillés, légèrement hagards soudain.
— Tu ne dois pas t’éloigner de moi quand nous quittons la Ville Blanche !
— Pourquoi ?
Il ne répondit pas, un grand cri rauque déchira le ciel et ils levèrent les yeux : c’était une créature curieuse, mi-homme mi-oiseau qui portait un étrange pagne autour du bassin. Un torque de métal peint entourait son cou interminable terminé par une tête d’un rouge épais qui se terminait sur un long bec pointu. La créature colorée jurait avec le reste monochrome du monde, exactement comme Georges et Grenade.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda la jeune fille.
— Je n’en ai aucune idée.
185.
— Je peux venir avec toi ?
Georges se retourna ; il était déjà en train de descendre les marches moussues du sanctuaire quand une de ses sœurs — à cette distance, il ne savait pas deviner laquelle — l’avait interpellé.
— Non, pas aujourd’hui.
— Tu vas vivre une aventure ?
— Peut-être.
— Pourquoi ne nous prends-tu plus avec toi ? Tu nous prenais souvent avec toi avant !
— On ira bientôt.
— Tu dis toujours ça, mais tu ne proposes plus qu’à Grenade.
— La prochaine fois, c’est une promesse que je te fais.
L’enfant sembla peu convaincue, mais finit par rentrer et Georges se sentit un peu dépité pour sa sœur, mais il ne pouvait emmener personne avec lui ce jour-là. Nerveusement, il se concentra sur la tête rouge du grand oiseau qu’il avait vu dans le ciel et au lieu d’arriver dans la Ville Blanche — là où menait habituellement ce sentier — il parvint dans une plaine rase et poussiéreuse parsemée de gros rochers.
Un petit chemin montait paresseusement sur une colline pointue au sommet de laquelle se trouvait un nid tellement énorme qu’on aurait pu y faire dormir une bonne vingtaine d’êtres humains. Ce nid était d’une teinte brun sombre, ce qui étonna fortement Georges. Le chemin tournait doucement en une longue spirale tout autour de la colline, bordé par de minuscules pierres blanches peintes de lettres que Georges n’avait jamais vues. L’herbe perdait alors progressivement sa teinte grisâtre et se teintait par touches d’un vert éteint.
Georges n’était pas tout à fait seul : des processions d’ombres de rêveurs gravissaient la pente à pas lents, dans une attitude de recueillement. Le jeune homme eut très envie de quitter le chemin pour couper directement en direction du nid, mais un sentiment oppressant lui conseilla de suivre ce qui lui semblait être la règle.
— Que faites-vous ici ?
Il se retourna. La créature était colorée, elle aussi, mais ce n’était pas l’ibis rouge : on aurait dit un mélange d’humain-méduse-sirène qui le fixait avec quatre yeux d’un vert vif — qui le dominait plutôt, car elle était infiniment plus grande que lui. Elle était accompagnée d’une ombre de rêveur de la même espèce qui fumait tranquillement, indifférent à ce qui se passait autour de lui. Georges avait déjà vu des grunes, mais ils étaient relativement rares et c’était la première fois qu’il en rencontrait une qui ne fût pas un rêveur.
— Excusez-moi, je ne faisais rien de mal, je me suis perdu.
Les arcades de la créature se froncèrent imperceptiblement, bien que ses traits — pas très beaux du reste — ne montrassent pas d’agressivité.
— Perdu ? Dans la demeure d’un seigneur cauchemar ? Ce n’est pas très prudent.
Georges abandonna toute réserve :
— C’est cet oiseau rouge ? C’est lui qui est venu dans mon rêve le premier !
Elle le contempla avec une certaine curiosité :
— Oh, vous êtes un Ver de rêves ?
— Un quoi ?
— Un Ver de rêves. Personne ne vous a emmené ici, vous êtes un Pilier capable de vous déplacer librement dans Limbo.
— Dans Limbquoi ?
La créature lui lança un regard plein de compassion.
— Vous devez être un nouveau. Quel âge avez-vous ?
Il lui fallut un peu de temps pour se rappeler :
— Dix-sept ans.
Elle ouvrit grand ses quatre yeux et un rire étranglé sortit de ses lèvres. Elle répéta pensivement :
— Un Pilier de dix-sept ans...
Georges hésita, il connaissait le mot Pilier : c’était celui que son père utilisait pour les qualifier. La créature le prit par le bras et l’entraîna vers le bas ; son compagnon les suivit sans réagir.
— Éloignons-nous, c’est dangereux pour vous de rester ici. Un seigneur cauchemar peut à ses risques et périls aller observer un rival potentiel dans son propre rêve, mais je vous déconseille fortement de faire de même.
Georges fronça les sourcils :
— Mais vous ? Vous étiez bien à proximité de son nid, non ?
La créature sourit.
— Certes, mais je ne suis pas un Ver de rêves. Je suis une autre sorte de Pilier : un Figetemps. De plus, cet oiseau est un vieil ami et nous nous rendons service mutuellement.
— C’est lui qui vous a fait entrer dans cet endroit ? Ce que vous appelez Limbo.
— Exact.
Elle l’observa avec curiosité.
— Es-tu déjà bloqué toi-même ? Les Vers de rêve sont les seuls Piliers que je connaisse qui peuvent utiliser leurs compétences avant même d’être figés dans le temps.
Georges cligna des yeux :
— Être figé dans le temps ?
À nouveau, la créature eut ce rire à la fois triste et joyeux :
— Tu ne sais rien n’est-ce pas ? Rien de nous autres, rien de la réincarnation, rien des règles territoriales des Vers de rêve, rien du minitel ? Ah, mais je vais t’apprendre tout ça !
Suspicieux, Georges l’arrêta :
— Mais qui êtes-vous à la fin ? Et pourquoi voulez-vous m’apprendre tout ça ?
Elle tourna ses quatre iris verts dans sa direction :
— Mon nom est Nimrod, et juste... bien que je n’aie pas été totalement seule, j’aurais aimé qu’on m’aide plus au début.
*
Quand il rentra au temple, bien des heures plus tard, une fine pluie avait recouvert la forêt et le soleil était tombé de l’autre côté du rêve depuis longtemps. Il marchait à pas lents, ruminant toutes les choses qu’il n’avait pas sues et qu’il savait à présent.
Une lueur apparut à travers les arbres : Grenade l’attendait sous la pluie, les épaules recouvertes d’un châle et une lanterne à la main pour dissiper les ténèbres. Dans la pénombre, son visage maigre avait l’air terrifié et elle demanda d’une voix atone :
— Où étais-tu ? Es-tu allé chercher l’oiseau rouge ?
Il se pencha sur elle et l’embrassa pour la première fois :
— Je ne l’ai pas vu, mais j’ai appris beaucoup, beaucoup de choses...
186.
Quand Grenade se réveilla, une main fraîche était posée sur son sein et elle en conçut immédiatement un malaise. Avec lenteur, elle éloigna le bras qui l’étreignait, Georges se retourna et se rendormit aussitôt. Elle l’observa, se remémorant le baiser qu’il lui avait donné la veille avant qu’elle ne l’autorisât à dormir avec elle. À cause de son inquiétude, elle était peut-être allée trop loin et surtout trop vite. À nouveau, elle le détailla : il avait le même âge qu’elle et déjà un semblant de barbe lui bleuissait la mâchoire. Son nez était un peu trop long, mais ne le rendait pas si laid à défaut de le rendre beau. Elle sentit de nouveau le plaisir qu’elle avait eu la veille à l’embrasser et mieux valait ne pas penser à l’enfant qu’il était, autrefois.
Elle lui secoua l’épaule :
— Debout ! Tu as promis une aventure aux filles, aujourd’hui.
Il bâilla et s’étira avant de se coller à elle pour la prendre dans ses bras :
— Ah oui, c’est vrai !
Grenade se dégagea mollement pour se lever et rejoindre le dortoir afin de réveiller les clones. Pourquoi n’arrivait-elle pas à se débarrasser de cette impression poisseuse que quelque chose n’allait pas ?
187.
Georges dit : Je m’ennuie.
Nimrod dit : Pourquoi tu n’irais pas avec ta copine faire une autre de ces aventures dont tu es si friand ?
Georges dit : Elle ne veut pas. Elle dit que c’est toujours pareil : comme je maîtrise le rêve, on sait qu’on va gagner. C’était drôle au début, mais maintenant elle est blasée.
Nimrod dit : Et avec tes sœurs ?
Georges dit : C’est fatigant. Si j’y vais avec une, les autres seront jalouses. Et gérer le rêve pour dix personnes, c’est compliqué. Je passe mon temps à le maintenir et je ne m’amuse pas du tout. Et puis Grenade a raison, j’en ai ma claque de ces aventures fausses, ça fait trente-trois ans que ça dure !
Nimrod dit : Trente-trois ans et toujours pas bloqué ?
Georges dit : Non.
Nimrod dit : Tu es encore très jeune. J’ai connu un Pilier qui avait été bloqué à cent huit ans, il avait une vie pénible.
Georges dit : J’espère ne pas en arriver là.
Nimrod dit : Et avec ta copine ?
Georges dit : De mal en pis. Je crois qu’elle en a marre de moi, mais elle n’a nulle part ailleurs où aller. En plus, je continue à vieillir alors qu’elle garde ses dix-sept ans. Un jour, j’aurai le double :'(. Le vrai souci avec elle c’est qu’elle déteste qu’on la touche. Enfin les bisous et les câlins ça va, mais on n’a jamais pu aller plus loin.
Nimrod dit : …
Georges dit : Tu ne comprends pas ma souffrance d’humain, c’est ça ? Vous êtes des limaces pudiques ?
Nimrod dit : Non, je comprends, on fait quelque chose qui ressemble. Moi aussi, il y a longtemps, j’avais envie et je ne pouvais pas. Ça m’arrive encore d’avoir envie et je ne peux toujours pas, c’est un sujet désagréable.
Georges dit : Tu ne peux pas parce que tu ne trouves personne ? Je n’arrive pas trop à jauger ton potentiel de séduction en tant que limace.
Nimrod dit :… J’ai quitté mon univers et il n’y a pas d’autres grunes dans ce monde. Autant dire que je peux repasser pour la romance.
Georges dit : Et l’ombre que tu traînes partout avec toi dans Limbo ?
Nimrod dit : C’est quelqu’un que je n’ai pas envie d’oublier. Une ombre qui appartient définitivement au passé, je le crains.
Georges dit : Un bon ou un mauvais souvenir ?
Nimrod dit : Il faut choisir ?
Georges dit : Ça a l’air compliqué.
Nimrod dit : Désolée, je n’aime pas trop parler de tout ça, ça date d’une époque ou j’étais innocente. Ça rimait avec idiote et aveugle.
Georges dit : Non ça rime pas.
Nimrod dit : ~@ ::( Tu vois ce que je veux dire.
Georges dit : Tu es du genre taiseuse, hein ? (C’est quoi cette émoticône ? C’est quoi le « ~@ » ?)
Nimrod dit : Pense ce que tu veux (C’est mes tentacules ~@::D)
Georges dit : Tristesse infinie... :>/
188.
Le jour où Georges comprit vraiment qu’il commençait à perdre Grenade, ils venaient de se disputer. Le ciel était gris — parce qu’il le voulait gris — et la pluie tombait à grosses gouttes froides et gluantes, mais le dos tourné et la bouche pincée, Grenade avait continué à accrocher le linge sur les cordes.
Il avait d’abord cru à de l’entêtement, mais ce n’était pas ça. Ce n’était pas à cause de leur dispute qu’elle laissait ainsi les draps se gorger d’eau.
« Je me fais chier. J’en peux plus de cet endroit ! Rien ne change, Georges ! Rien ne change jamais ! Ça me rend malade ! J’aimerais mieux crever pour que tout ça s’arrête ! »
Il ferma les yeux et laissa le crachin dégouliner le long de sa figure jusqu’à se mettre à goutter depuis son menton mal rasé jusque dans ses chaussures.
« Arrête de vouloir me toucher ! Fais-toi une raison : t’es trop vieux ! Tu me fais penser aux autres, ceux qui donnaient du fric pour ça ! »
Cette fois il passa une main sur son visage. Quarante-six ans et toujours pas bloqué. Son corps avait perdu sa grâce adolescente depuis longtemps et s’était un peu épaissi, des poils bleus et noirs avaient poussé dru sur sa poitrine, des crins d’argent s’étaient mêlés à ses mèches océan — comme mère ce jour-là, endormie sur la balancelle — et son nez avait forci tandis que des pattes d’oie avaient atterri aux coins de ses paupières.
Il avait eu envie de lui dire des choses méchantes.
« Alors quoi ? Ouais, t’as toujours dix-sept ans et pour toi je suis un vieux ? Et quoi ? Tu t’es vue avec tes mollets de coq et ta face de laideron maigrichon ? Je t’aurais pas sortie de ça, tu serais toujours à vendre ton cul dans une ruelle de Vérone. À supposer qu’on en veuille encore ! »
Mais il avait vu, avant de dire des choses qu’il aurait regrettées pour toujours : depuis le bout des doigts jusqu’aux coudes, Grenade était gantée de gris, la couleur des rêveurs.
Grenade ne le défiait pas ; dans un état second, elle accrochait la lessive sans même s'apercevoir que Georges lui envoyait des trombes d’eau sur le crâne. La gorge sèche, il eut immédiatement envie de s’excuser, même s’il n’avait encore rien dit. Il posa ses mains glacées sur les épaules de la jeune fille qui sembla réagir. Quand elle se tourna vers lui, ses mèches de cheveux sombres se collèrent sur son visage et il lui murmura :
— Si c’est ce qu’il faut pour que tu ressentes quelque chose, alors tentons une aventure, une vraie...
189.
Le nid se situait toujours en haut de la colline, parfaitement identique à ce que Georges avait vu des années auparavant, avec sa même spirale de rêveurs grimpant le long d’une pente perdant ses teintes de gris.
— Et tu veux savoir ce qui se trouve dans le nid ? demanda Grenade, perplexe.
— C'est ça, mais c'est à toi d'y aller. Pour ma part, je pense que le maître des lieux me repérerait bien avant que je puisse apercevoir quoi que ce soit. Moi, je te couvre et je fais diversion.
— Mais pourquoi dans le nid ?
— Tu ne veux pas aller voir ce que cache un seigneur cauchemar ? Et tu ne pourras plus m’accuser de tout contrôler, nous sommes directement dans la base de l’ennemi.
Grenade haussa les épaules, mais ne semblait pas si réticente. Malgré tous les efforts de Georges, elle avait gardé des bras uniformément gris et son comportement avait un peu changé, comme si un voile d’indifférence avait été jeté sur son existence.
— Très bien, j’y vais.
Elle glissa les mains dans les poches de son pantalon et se dirigea mollement vers le sentier, pas perturbée pour un sou. Anxieux, Georges la regarda s’éloigner. Il avait fait un pari et il restait à prier que tout se déroule selon ses plans. Au loin, il distinguait un point rouge dépasser du nid, le grand ibis était en train de couver et Georges attendit que Grenade fût à moitié dissimulée par un énorme rocher pour développer son pouvoir. Son dos se couvrit de plumes et ses bras mutèrent en ailes, il s’envola d’un mouvement plus ou moins gracieux et effectua quelques vrilles provocantes. La grande forme rouge se souleva en douceur de son nid et s’élança dans les airs. Maintenant, il allait falloir être plus rapide que lui.
*
Méfiante, Grenade longea les rêveurs, beaucoup plus lents qu’elle, qui allaient tous dans le même sens. Que leur arrivait-il, une fois au niveau du nid ? En s’approchant, elle vit qu’à proximité des brindilles les plus basses, les silhouettes vomissaient une sorte de substance noire, gluante qui semblait avoir sa vie propre et rampait à l’intérieur du nid. Puis les rêveurs disparaissaient — ou se réveillaient ? —, Grenade n’en avait aucune idée.
Proche du centre de la spirale, elle observa autour d’elle : les ombres qui l’entouraient paraissaient uniquement préoccupées par leur acte de vénération et nul ne semblait faire attention à elle. Plus ou moins rassurée, elle se mit à escalader le nid en s’agrippant aux branches les plus épaisses. La progression n’était pas trop difficile, mais Grenade avait toujours peur que l’ensemble ne s’écroulât sous son poids, heureusement qu’elle ne pesait pas grand-chose.
Il lui fallut une petite minute pour atteindre le sommet. Là, elle se pencha en avant et fit une grimace en observant ce qui bouillonnait tout en bas. Comme elle aurait pu s’y attendre, le nid était simplement rempli de la même substance noire et répugnante que rejetaient les rêveurs. Des cauchemars, peut-être ?
Elle soupira, c’était une aventure des plus médiocres, et alors qu’elle voulait se décider à redescendre, elle sentit une chose froide s’enrouler autour de sa cheville. Elle baissa les yeux sur les doigts glacés du rêveur qui l’avait suivie et harponnée. Il n’était pas le seul, la foule des ombres qui convergeaient vers le nid avait à présent commencé à l’escalader.
— Lâche-moi, saleté !
Elle se débattit et avec son autre jambe, donna un coup de pied dans la mâchoire du rêveur qui l’avait saisie et celui-ci la lâcha en tombant dans le vide, mais ses doigts toujours accrochés à la cheville de Grenade la déséquilibrèrent. Terrifiée, elle bascula en arrière et s’enfonça dans la masse grouillante dans une explosion de limaces noirâtres. Elle voulut crier, mais il fut très vite évident que c’était une mauvaise idée : il fallait surtout qu’elle retînt sa respiration. Elle battit des bras et des jambes pour essayer de s’en sortir et alors qu’elle s’enfonçait vers le fond, comme aspirée dans des sables mouvants, elle sentit les branches sous ses pieds. Elle se contorsionna pour les saisir et remonter en s’accrochant au bord et, alors qu’elle avançait laborieusement, sa main droite entra en contact avec un bloc solide enfoncé dans la boue gluante. Elle allait s'en désintéresser, mais sa main gauche émergea à la surface et attrapa une branche ; de la droite, elle agrippa ce qu’elle venait de trouver et s’extirpa du mieux qu'elle put de la masse sombre.
Haletante, elle observa autour d’elle : sa peau était recouverte d’une fine pellicule noire, huileuse, et les créatures qui l’entouraient étaient loin d’être de simples limaces, leur monstruosité avait toutes sortes de formes et de visages.
Elle aurait voulu en sortir entièrement, mais au-dessus d’elle, un cercle de rêveurs était à présent debout sur le haut du nid, la toisant, et Grenade aurait juré que leurs intentions n’étaient pas pacifiques. Haha, finalement elle s’amusait un peu. Que faire ? Rester ou tenter de fuir ? Elle n’avait pas prévu de plan de secours et cela faisait sans doute partie de la leçon.
Sous son bras, sa découverte pesait son poids ; elle dégagea une couche de la boue noire qui s'y collait : c’était un agglomérat de trois masques. Le premier, une surface blanche aux yeux et à la bouche cousus, la terrifia. Irrésistiblement attirée, elle le détacha des autres qu’elle noua à sa ceinture, et le posa sur son visage.
*
Effectuant un énième virage dans le ciel, le Griffon piqua du bec en direction du sommet de la colline, talonné de près par son énorme adversaire. Quand il aperçut Grenade, elle était étrangement masquée, debout sur le bord du nid, et démolissant des ombres maladroites qui cherchaient à l’attraper. Il voulut l’appeler, mais seul un long croassement rauque sortit de sa gorge, ce qui suffit pour hameçonner son attention. À l’instant où il survola le nid, elle leva son bras, il l’attrapa et l'arracha du sol ; dans un tourbillon de boue et de plumes, ils se fondirent dans l’éther.
190.
Nimrod dit : Alors, comment s’est passé ton petit trafic ?
Georges dit : Comme sur des roulettes, enfin je crois. En tout cas, elle a trouvé les masques et elle les adore. Merci de les avoir cachés dans le nid !
Nimrod dit : Tu m’en dois une pour ça, si jamais je m’étais fait prendre, j’aurais eu de sacrés ennuis. Et ça, alors que tu n’étais pas du tout sûr qu’elle les trouverait.
Georges dit : J’en aurais créé d’autres. L’important c’est de lui donner un semblant d’indépendance. Là, elle est en train de s’enfoncer dans le rêve et je ne sais pas très bien quoi faire pour l’en empêcher.
Nimrod dit : Elle a encore changé ?
Georges dit : Ça s’est étendu jusqu’aux épaules.
Nimrod dit : Je reviens à ce que tu disais avant, mais n’est-ce pas imprudent de lui avoir créé ce masque blanc ? C’est un masque qui la rend très forte, c’est ça ?
Georges dit : Non, pas vraiment. C’est un masque qui ôte toute pensée accessoire ; on reste concentré sur notre objectif et on essaie d’y parvenir en utilisant nos capacités physiques et cérébrales au maximum. Ça ôte la peur, les doutes, les souvenirs, les remords.
Nimrod dit : Et tu penses qu’elle aura souvent besoin de ce genre de choses ?
Nimrod dit : Attends, ne dis rien.
Georges dit : Je ne dis rien :>D.
Nimrod dit : Tu veux l’utiliser pour le sexe. C’est pour ça.
Georges dit : Comment peux-tu imaginer un truc pareil ?
Nimrod dit : C’est à cause du blocage de ta copine. Tu penses qu’elle ne peut pas à cause de ses mauvais souvenirs et tu veux essayer de parvenir à tes fins autrement. Ce n’est pas vraiment élégant de ta part (je dis ça avec des mots gentils).
Georges dit : Je te dis que ce n’est pas pour ça. Maintenant qu’on a provoqué ton copain Ibis, on risque de subir des représailles, c’est normal que je lui fournisse de quoi se défendre.
Nimrod dit : Bon, j’ai des choses à faire, j’y vais.
Georges dit : Tu es fâchée ?
Nimrod dit : Ça ira mieux la prochaine fois.
Nimrod dit : Ne fais pas n’importe quoi, Georgie.
191.
Quand il entrouvrit à la porte, Grenade était assise sur l'appui de la fenêtre et regardait la lune, les pieds dans le vide. Pendant une seconde, il fut frappé par son aspect juvénile : son corps maigre sans hanches, son pull trop grand dont les manches couvraient presque ses doigts, son attitude rêveuse...
Il hésita sur le seuil et se dit que décidément, c’était une mauvaise idée. Il était parti pour faire demi-tour quand Grenade tourna son visage vers lui :
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Il se sentit acculé et finit par entrer dans la chambre, une pièce austère, à l’image du reste du bâtiment : des murs en pierres brutes, un lit grossier, une commode, un bureau et une chaise. Grenade ne l’avait pas laissé y dormir avec elle depuis des mois.
— Euh, je me demandais... maintenant que tu as ces masques... on pourrait essayer d’en utiliser un pour mettre au clair certaines choses.
Elle ne bougea pas, mais Georges vit ses deux sourcils se froncer :
— S’il te plaît, sois encore moins explicite.
Il avait saisi l’ironie.
— Eh bien... je pense que tu es d’accord si je dis qu’il y a un pro... disons une mésentente entre nous et j’ai l’impression que tu as du mal à savoir où tu en es. Je me suis dit que nous pourrions avoir une conversation en utilisant un masque pour éviter que tu aies des... pensées parasites.
Elle continua de le regarder fixement, comme un hibou, et dans la pénombre de la pièce éclairée uniquement par une chandelle, elle avait l’air un peu folle. C’est seulement à cet instant qu’il remarqua à quel point ses yeux noirs étaient mangés par les cernes, puis elle se laissa glisser de la fenêtre et Georges se dit qu’il imaginait trop de choses.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée.
Georges se sentit immédiatement soulagé. Après tout, c’était vraiment idiot de sa part, mais avant qu’il eût pu acquiescer, Grenade s’était approchée du bureau et avait pris en main un masque, celui qu’elle avait porté sur le nid de l’Ibis.
— Mais faisons-le. En toute franchise, je ne crois pas que ça change quoi que ce soit pour moi. Cependant ça pourrait t’aider à comprendre que c’est vraiment fini. Ce n'est pas juste parce que j’ai été une pute que je ne veux plus coucher, je ne suis juste plus attirée par toi. Tu es trop vieux maintenant.
— Je suis la même personne.
— C’est bon. On a eu un béguin qu’on a étiré sur toute la longueur possible, j’avais pas promis de t’épouser. En plus, je te signale que c’est ta faute si je suis bloquée entre l’adolescence et l’âge adulte. C’est comme ça, tu pourrais être mon père, tu sens l’adulte et j’aime pas les hommes poilus, mais faisons ton truc.
Georges n’en avait vraiment plus très envie. La seule chose dont il avait envie était de se cacher dans sa chambre et de pleurer un bon coup. Grenade enfila le masque et pendant un temps ridiculement trop long, elle resta juste debout comme un piquet, les bras le long du corps.
— Est-ce que ça va ? demanda Georges, prudemment.
Quand elle se tourna à nouveau vers la fenêtre, le sang de Georges ne fit qu’un tour. Il courut vers elle et lui attrapa les mollets au moment où elle se mettait debout sur le rebord.
De ce côté du temple, le mur tombait à pic sur une pente très raide et escarpée. Voulait-elle fuir ou bien se tuer ? C’était loin de la conversation tranquille que Georges avait imaginée.
Il essaya de la faire descendre, mais elle résista. Il la fit basculer sur son épaule alors que les mains de la jeune fille s’agrippaient férocement à ses cheveux et s’enfonçaient dans son dos. Il la jeta sur le lit et essaya de la maîtriser tandis qu’elle se débattait comme une diablesse.
Le spectacle était terrifiant et s’il lui laissait une ouverture, elle cherchait à l’étrangler ou à enfoncer ses pouces dans ses yeux, et tout cela sans un cri, sans aucun autre mot qu’une espèce de râle étouffé.
— À l’aide ! À l’aide ! cria-t-il.
Grenade ne semblait pas l’entendre non plus. Elle parut cesser de vouloir attenter à sa vie et se mit à se rouler en boule tout en se griffant et en s’arrachant les cheveux. Georges vit avec horreur la surface d’ombre s’étendre lentement sur son corps, comme une marée qui monte. Au moment où il allait appeler encore, la porte s’ouvrit, deux de ses sœurs entrèrent, effarées. La première avait un grand couteau et la deuxième un rouleau de corde.
En voyant qu’il s’agissait de Grenade, la première lâcha immédiatement son couteau tandis que la deuxième aida Georges à maîtriser la démente en la saucissonnant. Numéro 7 se plaça derrière elle et lui arracha le masque.
En dessous, le visage resta vide, la peau était maintenant grise et seuls les vaisseaux sanguins des yeux et les lèvres avaient gardé un peu de couleur.
— Mais que s’est-il passé ? demanda Numéro 2 et Georges ne sut que lui répondre.
192.
Il n’eut aucun mal à trouver Nimrod. C’était pour lui aussi simple que de penser. C’était cela d’ailleurs : il lui suffisait de penser très fort à quelque chose pour sentir les différentes images et formes que cette chose pouvait avoir dans Limbo. Il y avait de multiples souvenirs de Nimrod, construits dans l’esprit de nombreux rêveurs, mais une image était plus forte que les autres, car c’était Nimrod elle-même qui rêvait.
Il s’engouffra tout naturellement dans la brèche de son rêve et se retrouva à survoler une immense vallée peuplée d’arbres gigantesques. Là, une sorte d’avion en papier mâché planait au-dessus du vide où il se posa sur l’objet et glissa dans l’éther avant de s’intéresser à ce qu’il contenait : c’était un cocon assez semblable à ceux que fabriquent les insectes sauf que celui-ci était très grand, trop grand pour un être humain, mais pas pour un grune. Il plongea ses mains parmi les fils de soie et entreprit de déchirer la membrane jusqu’à parvenir au corps de Nimrod qui reposait là, les yeux clos.
Contrairement aux autres fois où il l’avait rencontrée dans Limbo, elle n’était pas là en tant qu’invitée, mais comme simple rêveuse, cependant il lui suffit de la toucher et d’insuffler un peu de vie en elle : elle quitta sa monochromie pour plus de couleurs et cligna des yeux d’un air hébété avant de se focaliser sur le visage de Georges.
— Georgie ? Qu’est-ce que...
Il ne la laissa pas continuer :
— J’ai besoin de toi, une question de minutes...
Il lui prit la main et l’aspira avec lui dans une autre zone du rêve. Ils atterrirent directement dans la chambre de Grenade. Georges avait l’habitude de faire passer ses invités par les escaliers puis par l’entrée, mais vraiment, le temps pressait. La grune observa la jeune fille, toujours ficelée à sa chaise avec ses lèvres colorées et son visage vide.
— Qu’est-ce qui s’est passé ici ?
Georges sentit les larmes qui montaient jusqu’à ses yeux.
— Limbo est en train de complètement la dévorer et malgré mon pouvoir, je n'arrive plus à la ramener. Elle est consciente parfois, mais il ne reste déjà presque plus rien. Je t’en supplie, bloque là !
Nimrod s’approcha de Grenade et l’observa sous toutes les coutures.
— C'est une âme fatiguée. Tu l'as maintenue vivante trop longtemps contre sa volonté, tu devrais la laisser devenir un rêve ou la tuer. Un peu de jugeote avec beaucoup de folie, c’est très dur.
Il éclata en sanglots :
— Je ne peux pas ! Elle m’a sauvé, elle m’a élevé...
— Et tu l’aimes, dit Nimrod. C’est une très mauvaise décision, mais je pourrais bien faire ce que tu me demandes.
Il la fixa à travers ses larmes et bredouilla :
— Merci, merci, merci...
— Ne me remercie pas trop vite, tu regretteras cette demande. Et moi, je dois bien utiliser mon pouvoir de temps en temps si je veux éviter que quelqu’un ne récupère mon pouvoir et soit maudit à ma place ; mais je ne le ferai pas gratuitement...
— Je ferai ce que tu...
— Ne t’inquiète pas, ce n’est pas grand-chose...
— Qu’est-ce que c’est ?
— Tu dois te souvenir de ce garçon qui m’accompagne souvent sous sa forme de rêveur ? Maintenant que tu as provoqué mon cher ami Ibis, je crains que l’un d’entre vous ne finisse par détruire l’autre et que l'ombre de Dïri puisse être perdue. Crée à ton tour un double de ce grune, ainsi, peu importe qui sera le vainqueur de ce conflit, toi ou Ibis, mon souvenir de Dïri perdurera et l’un d’entre vous sera à même de me faire voyager ici.
— Pourquoi as-tu peur de perdre ce souvenir s'il est si important ?
— Je n'ai pas vu ce garçon depuis des milliers d'années de ton monde d'origine et ça ne te regarde pas. Alors ?
Perplexe, Georges acquiesça :
— Ce n’est pas un problème, c’est même un jeu d’enfant...
— Bien.
Elle le fixa longuement. Les chandelles étaient presque consumées à présent, mais leur maigre éclat se reflétait dans les quatre prunelles vertes et Georges avait l’impression qu’elle essayait de lire dans son âme. À cet instant, elle lui fit froid dans le dos.
— Tu es sûr ? demanda-t-elle.
— Oui.
— Très bien, c’est toi qui le regretteras.
Elle pencha son corps gigantesque vers Grenade et celle-ci eut une minuscule réaction : ses pupilles se relevèrent vers les quatre yeux de la grune et, bien que sa bouche légèrement entrouverte indiquât le contraire, elle était avec eux. Nimrod lui caressa juste la joue, les iris de Grenade s’écarquillèrent brutalement et elle devint toute pâle avant de cracher :
— Connasse ! Qu’est-ce que tu m’as fait ?
Elle n’aurait pas eu de meilleure réaction si on lui avait mis un thermomètre dans les fesses sans la prévenir, et puis, aussi vite que c’était venu, elle retrouva une peau sombre et un visage relativement inexpressif.
— C’est bon.
— C’est tout ?
— Oui, tu voulais quoi ? Plus de paillettes ?
— Elle ne changera plus ?
— Non, elle ne changera plus, sauf si tu me demandes de défaire mon sortilège, ou si quelqu’un la tue.
Georges resta silencieux un moment et Nimrod ajouta d’un air à la fois sombre et moqueur :
— Es-tu satisfait ?
Comme il ne répondait pas, elle conclut :
— Tiens, tu avais déjà ce cheveu blanc exactement au même endroit lors de notre dernière rencontre, je crois que tu es enfin bloqué, Georgie.