(Interlude) Une Plume d'Argent - Jaken

Je rabats la pelisse autour de mes épaules et j'ajuste ma position sur la planche de bois qui me sert de siège. Par les couilles de Morgulath, déjà trois semaines que nous sommes dans ce foutu chariot ! Ankylosé et frigorifié, je bâille pour chasser la fatigue et je m'étire pour détendre mes muscles. Le roulis de cette maudite charrette commence à me taper sur les nerfs. Une toile cirée, des planches rongées par l'humidité et quatre compagnons de route taciturnes forment les limites de mon univers. J'en viendrais presque à regretter Ambreciel et la Dévoreuse. Au moins, là-bas, on ne s'emmerdait pas comme des boursoufleux morts.

Bon, cela dit, vu comment l'histoire s'est terminée, je peux m'estimer chanceux.

À ma droite, Ezio remue sur son siège et se réveille. Il a une tête affreuse. Après tout ce que je lui ai fait endurer dans cette aventure, c'est un miracle qu'il n'ait pas encore décidé de m'étriper. D'ailleurs, si on m'avait annoncé au début du récit que je finirais tranquillement assis avec lui dans une carriole, ça m'aurait bien fait marrer. Sans déconner, au cas où vous n'auriez pas compris, on parle bien du commandant Ezio Ravinel, le plus grand trou du cul de l'histoire d'Ambreciel. Mon ennemi juré. Comme quoi, il ne faut jamais dire crache-sable, je n'embrasserai pas ton fondement. La vie prend un malin plaisir à vous embarquer sur des chemins que vous ne pensiez jamais emprunter.

"Encore en train d'écrire, Jaken ?" grommelle-t-il d'une voix exaspérée.

Je résiste à l'envie de lui répondre que non, je suis parti à la chasse aux clairillons, et que son foutu bouquin, il peut bien se torcher avec. Le regard noir de la Sildaros me dissuade d'ouvrir les hostilités. Il faut dire que cette Elraza Til'machin-chose, c'est une magicienne sacrément puissante. Mais si, vous savez, la Sorcelame blonde qui a sauvé Syndra quand elle sacrifiait sa vie pour soigner Vipérine ? Elle cachait bien son jeu, celle-là. J'ai vu de mes propres yeux ce qu'elle est capable d'accomplir, et croyez-moi, ça dépasse de très loin les pouvoirs de tous les autres Sorcelames d'Ambreciel. Alors quand elle me toise de cette façon, avec un avertissement muet dans ses prunelles, je ravale mon fiel et j'étale un peu de miel sur les plaies de ce fumier d'Ezio Ravinel.

"Ouais, je réponds d'une voix râpeuse. J'arrive pas à terminer ce fichu récit."

Il me dévisage et - croyez-le ou non - m'adresse un sourire fatigué. Ca, pour sûr, il n'a plus rien de commun avec le Ezio que je connaissais. J'ignore si c'est la perte de son bras gauche ou de sa Lame d'Arcane qui l'a émasculé. Comme je suis responsable des deux, je préfère m'abstenir de lui demander. Je pousse un soupir éloquent et me concentre sur la page de vélin noircie sur mes genoux. Je doute que quelqu'un réussisse un jour à déchiffrer mes pattes de mouche - essayez un peu d'écrire dans un chariot qui cahote sur la route - mais je caresse l'espoir que mon hypothétique lecteur se marre en découvrant ma verve.

"Au nom de Ran, Jaken. C'est un compte-rendu de mission que tu rédiges, pas une oeuvre d'art pour la postérité !"

Je me mords la langue pour ne pas répliquer une obscénité qui m'attirerait les foudres de la magicienne. Non mais il est sérieux, ce tas d'étrons de boursoufleux ? La mort de nos amis, la destruction du Palais d'Ambre, ce n'était qu'une mission à ses yeux ? Je lance un regard acerbe à Elraza Truc-bidule pour bien lui faire comprendre que je suis à deux doigts de balancer son protégé dans la bouillasse, tête la première. Elle reste de marbre et se contente de m'inciter à écrire. Pourritures de Sildaros ! Ces espèces de mercenaires-enchanteurs viennent à peine de me recruter de force, j'ai déjà envie de leur pisser à la raie. Excusez mon vocabulaire soigné, j'ai perdu le goût de faire dans la dentelle. Promis, la flamme de ma poésie reviendra dans le prochain chapitre.

Je pousse un soupir résigné et je fais tourner entre mes doigts la plume que m'a confiée la magicienne, à la recherche d'inspiration. C'est un bel objet, arraché aux rémiges d'un stridulon d'argent. À la lumière du soleil levant, elle brille comme l'éclat d'un arc-en-ciel naissant. J'ignorais qu'il existait de telles merveilles dans le vaste monde. Prenant garde aux cahots de notre véhicule sur la route, je trempe son extrémité dans le pot d'encre et je reprends la trame de mon épopée. Hélas, j'ai tôt fait de déchanter. La plume laisse une dégoulinure baveuse en plein milieu de la page et semble soudainement s'éteindre.

"Votre machin est cassé", je grogne à la magicienne.

Elle s'avance de son pas altier - qu'on m'explique comment elle fait pour ne jamais trébucher dans ce chariot infernal ! - et s'empare avec délicatesse de la Plume d'Argent. Ses yeux vairons se mettent à briller, des volutes de magie bleutés apparaissent autour de ses mains et la rémige perd de son éclat avant de retrouver ses couleurs.

"Tenez, me dit-elle avec une grande douceur. Cela devrait fonctionner, à présent".

Je refais un essai et constate avec soulagement que la plume est réparée. J'ignore pour quelle raison, mais la voir terne et fade m'a fait un pincement au coeur. Avec cette penne entre les mains, j'ai l'impression d'être connecté à un autre monde, qu'il existe une multitude d'univers avec lesquels je peux partager mon récit. Oui, je sais, vous allez me dire "bon sang, voilà que Jaken devient sentimental, il est loin l'ignoble salopard du premier chapitre !".

Que voulez-vous ! Je me suis découvert une âme de lettré.

Conter mes aventures, c'est une manière d'expier mes fautes et de tourner la page sur Ambreciel et mon passé de criminel. Alors même si j'écris sous la contrainte et la surveillance d'Ezio Ravinel, je crois que ça en vaut la peine. Tout le monde a droit à une deuxième chance, pas vrai ? C'est idiot, mais j'ai l'impression que cette Plume d'Argent vient de m'offrir la mienne.

"La magie de ce calame s'épuise, déclare Elraza d'une voix triste. C'est ma mère qui a tissé cet enchantement. Petite, j'adorais l'utiliser pour donner vie à des mondes féériques issus de mon imagination. Le Rêve est une forme de magie puissante qui redonne espoir aux âmes égarées. Je peux en prolonger l'effet, mais elle finira par s'éteindre définitivement.

- Quand ? demandé-je d'une voix tremblante.

- Aux premières neiges de l'hiver, cette Plume d'Argent disparaîtra. D'ici-là, vous devez achever votre récit, Jaken Main-Noire."

Je sens mon sang qui se glace, et ça n'a rien à voir avec le vent mordant qui s'engouffre dans la charrette. Trois mois. Elle me laisse trois mois pour finir de rédiger mon aventure. C'est impossible. La tâche est colossale. Titanesque, même. À côté d'elle, Ezio Ravinel se marre. Il est convaincu que je vais échouer. Evidemment, il a déjà terminé sa version, ce fumier. Fanatique, même dans les corvées les plus ingrates.

Et bien vous savez quoi ? Je vais lui rabattre son caquet, à ce foutrillon prétentieux. Je vais tout donner, et on va y arriver. Pour Salim, pour Syndra. Pour le vieux Ballard et la princesse Ceara. Pour tous les habitants de la Cité-Monde et les âmes perdues qui prendront plaisir à me lire. Que vous soyez originaire de Sundor ou d'un autre univers, accrochez-vous à vos miches. Fieryn Dolan et les Fils de Morgulath n'ont qu'à bien se tenir.

Jaken Main-Noire est de retour, les filles.

Et cette fois, je ne vais pas y aller avec le dos de la cuillère.