IV

Par Jamreo

 IV

 

Je faisais les cent pas dans ma chambre. Le parquet grinçait sous mes pieds nus et les nervures du bois me faisaient frissonner. Mon lit était tassé dans un coin, fouillis de couvertures défaites et de coussins éparpillés ; je m'étais plusieurs fois allongée dans l'espoir de trouver le calme, avant d'être reprise par un besoin urgent de me lever et de continuer ma ronde inlassable. Des pots vides peuplaient les étagères au mur. Bleus, verts, rouges, ils s'entassaient pour former des colonnes. J'avais commencé cette collection à l'âge de huit ans. Je ne l'avais plus continuée depuis trois ans et les objets insignifiants prenaient la poussière, ce qui me semblait être un sort plutôt favorable : j'avais, une minute plutôt, décidé que les jeter par la fenêtre un à un pour calmer ma frustration serait une idée merveilleuse. Mais je m'étais contenue et avais opté pour la technique des cent pas, afin de ne pas déchirer draps et oreillers avant de les envoyer rejoindre l'hypothétique concert de verre et d’argile brisé au pied de ma fenêtre.

Après mon départ précipité de chez la guérisseuse, je n'étais pas directement rentrée. J'avais erré jusqu'au port désert pour ensuite remonter et vagabonder seule dans Penthos, sans approcher de l'Ecole parce qu'Animi devait y être et je ne voulais pas le voir. J'avais longé les remparts, les yeux rivés sur une image mentale qui rognait mes autres pensées. Celle de l'étranger qui m'avait bousculée et de ses cheveux blonds.

Tout de même, je venais d'apprendre qu'il était, aux yeux de la guérisseuse, une sorte d'ennemi envoyé des dieux.

Ce n'était pas un jeune homme comme les autres, d'accord. Penthos était très peu encline à accueillir les étrangers comme lui. Sa couleur de cheveux aurait inspiré la plus pure haine chez certains et je comprenais pourquoi il avait masqué ses mèches sous un bonnet, le soir où je l'avais aperçu dans la taverne. On aimait énormément maudire les étrangers. On invoquait tous les noms des cieux pour les condamner aux vapeurs aqueuses des Enfers. C'étaient des gens qui ne savaient se satisfaire de ce que la nature et les dieux leur avaient donné, ils en voulaient toujours plus et s'activaient à la recherche des trésors cachés de la Terre, ceux que l'on avait déposés pour d'autres et qu'ils pillaient alors sans vergogne. Quelle hypocrisie ! C'était ridicule lorsqu'on savait qu'une petite portion des habitants de Penthos était de temps en temps traversée par l'envie  de partir en quête de bonne fortune, sur le pont de leur bateau, dès la nuit tombée, alors que les châtelains désapprouvaient publiquement. Mais on trouvait toujours plus de fautes et de culpabilité aux autres, c'était évident. Ce qui était considéré comme une force d'esprit et de caractère chez nos compagnons n'était que de la vanité chez les inconnus. Je connaissais la nature de mes congénères, brutes au visage fardé de bonnes manières et de respectabilité. Même si le masque ne tombait pas, on en voyait les coutures et les trous béants, à toute heure du jour. C'était peut-être pour ce dégoût que j'avais de mes semblables que je ne me sentais pas de haïr, ni même d'éviter cet inconnu. Sous prétexte qu'il avait les cheveux blonds, je devrais le considérer comme un ennemi mortel ?

 

Je n'étais rentrée chez moi qu'à la nuit tombée pour trouver le salon vide, encore embrumé de la fumée et de l'odeur des bougies qu'Iris avait placées sur la table. La cire n'était même pas à demi consumée, signe que la soirée avait été courte.

A présent assise par terre dans ma chambre, les genoux repliés, je me demandai s'ils s'étaient inquiétés pour moi, s'il s'était passé quelque chose de grave. En relation avec mon père peut-être ? Ou bien il s'était agi d'une simple dispute. Une remarque gracieuse d'Iris. Un geste malheureux de Till, qui n'avait jamais supporté notre sœur. Ou alors – mon cœur fit une cabriole – peut-être que Legane était venu chercher lui-même ses deux hommes de main et avait franchi notre seuil. Mais c'était peu probable. Legane n'avait jamais été qu'un nom évoqué au détour d'une phrase, une simple notion. Un être mystérieux qui semblait tenir à sa tranquillité.

 

 

¤¤¤

 

On était à présent au cœur de la nuit mais il y avait des traits rouges à l'horizon. La muraille couleur de ténèbres de Penthos reflétait les rides qui passaient à la surface de l'eau. Elles formaient sur la pierre des signes qui disparaissaient avant qu'on ait le temps de songer à les déchiffrer. Un jeune homme se trouvait près du port, assis sur un rocher proéminent. Il serrait son bonnet de tissu dans ses paumes et observait avec attention la grande porte Ouest qui menait à la ville, scellée pour la nuit. De la lumière s'échappait d'un minuscule cabanon en bois où un garde devait passer ses heures de veille. Le jeune homme l'imagina en train de rêvasser, de s'adonner à une partie de dés solitaire peut-être, ou d'égrener entre ses grosses mains quelques cartes défraîchies, regrettant l'absence de ses compagnons d'armes. Il fallait bien trouver un moyen de passer le temps. De plus, personne ne voulait de cette garde nocturne, c'était une véritable corvée car il s'agissait de surveiller l'extérieur de Penthos : et les dieux seuls savaient ce qui pouvait arriver.

L'homme assis sur son rocher sourit, à cause des dieux et du tableau sévère qu'il avait confectionné de ce garde sans même avoir vu son visage. Les préoccupations et pensées des petites gens étaient parfois si prévisibles...

Il leva les yeux au ciel, tendit l'oreille vers le lac, hocha la tête et décida qu'il était temps de s'approcher de la porte. Il tâta d'une main les mèches blondes qui lui tombaient sur le front et semblaient rayonner dans le noir. Allait-il mettre son bonnet ? Après un moment d'indécision feinte – il savait en réalité très bien ce qu'il était sur le point de faire – il le laissa sur le rocher. Il descendit de son perchoir et récupéra le bâton de marche qu'il avait laissé à ses pieds. Puis le sourire s'évapora de ses lèvres, remplacé par une grimace de douleur très convaincante. Il se courba et porta une main à ses côtes pour donner l'illusion d'un point de côté. Il arqua les jambes. Tout à coup son corps dégoulinait de sueur et il ressemblait à un voyageur égaré, claudiquant jusqu'au cabanon.

-          S'il vous plaît, murmura-t-il d'une voix fatiguée.

Il frappa discrètement. Il y eut un sursaut et la porte s'ouvrit sur le champ, déversant une lumière de bougie sur le sol.

-          Quoi, s'exclama le garde en mettant une botte dehors. Qui es-tu ? Que me veux-tu ?

-          Je suis... un voyageur.

-          Ton nom !

-          Je n'en ai plus depuis longtemps.

-          Dégage.

-          Laissez-moi entrer, vénérable... je vous en prie. Je me suis égaré, j'ai besoin d'eau, de nourriture et de repos. Je suis si fatigué...

Le regard hargneux du garde s'arrêta sur ses cheveux.

-          Tu viens d'où comme ça, tête de blé ? Qui t'a fait traverser le Lac ?

Le jeune homme ne répondit pas. Il baissa le visage et posa une main sur son cœur, mimant l'essoufflement d'une respiration saccadée très crédible.

-          Je peux pas te laisser entrer. J'ai des ordres. Et puis on accepte pas la vermine comme toi.

Alors, le garde leva une grosse main et le frappa à la tempe.

-          Dégage et emmène tes cheveux malades avec toi.

La victime vacilla à peine. Il ne se redressa pas et ne recula pas. Pourtant, lorsque sa bouche s'ouvrit, sa voix était tremblante d'émotion.

-          Je vous en prie...

-          Dégage, j'ai dit ! Retourne d'où tu viens !

Il y eut un autre coup, dans sa poitrine cette fois. Puis le garde fouilla avec détermination dans le cabanon et en ressortit avec un long manche en bois sur lequel se trouvait fiché, maintenu par un entrelacs de ficelles, un long pic de fer. On ne jouait plus ; le « voyageur » comprit instantanément qu'on ne le laisserait pas entrer. Il comprit que Penthos, au nom de ses principes obscurs, laisserait bien volontiers mourir un étranger aux cheveux malades. Mais il ne recula pas et attendit patiemment le second coup. Une odeur doucement sucrée, portée par le vent, les enveloppa soudain. Le garde écarquilla les yeux de surprise, tourna bêtement sur place à la recherche de la source d'odeur, puis fit à nouveau face à l’autre.

-          Recule, grogna-t-il.

L'intéressé ne réagit pas. L'imbécile projeta son arme avec un cri de rage et l’atteignit au bras. Un sang particulièrement épais coula de la blessure et ajouta une touche fruitée aux senteurs du soir ; le jeune homme se redressa et se tint droit sans plus se soucier de maintenir son personnage de voyageur égaré ; le même sourire revint sur son visage. Il se contenta d'essuyer un peu de sang dans sa manche. La blessure n'était pas très profonde. Aussitôt, une dizaine de papillons aux yeux rouges et au corps trapu se rassembla autour de lui. Il les accueillit d'un hochement de tête, les yeux clos. Un des insectes se posa sur la blessure. Il semblait butiner le sang, bientôt suivi de trois de ses camarades, tandis que les autres bêtes flottaient devant lui.

-          Allez ! s'exclama le garde avec frayeur.

Il se barricada ensuite dans son refuge de bois. A en juger par la lumière qui s'évanouit peu de temps après, il avait soufflé les bougies.

-          Vous n'auriez pas dû faire cela, dit tranquillement l'homme à la porte fermée, avant de s'éloigner et de revenir vers les rochers.

Il congédia les papillons en les remerciant à voix basse et finit par regagner le port. Les embarcations en construction ressemblaient à des cadavres mutilés, entreposées sur la berge parmi leurs congénères terminées. Il jeta un coup d’œil à la muraille. Personne dans les environs. Alors il se posta devant le Lac et inspira, relâchant ensuite l'air dans un soupir content.

Penthos l'avait refusé. Il avait pourtant tout fait pour se faire prendre en pitié, la mascarade était excellente et il s'en félicitait. Mais Penthos l'avait refusé.

Il avait déjà réussi à se faufiler derrière la muraille. Une seule fois, et uniquement en se fondant dans la masse des nomades, lors de ce jour exceptionnel où l'absence du roi avait chamboulé l'ordre établi. La garde de Penthos n'avait pas réussi, ou pas souhaité contenir les nomades qui tenaient absolument à parler aux châtelains. Lui s'était glissé entre leurs rangs et personne n'avait fait attention à lui.

Mais ce qui comptait à présent, c'était le fait d'avoir été refusé parce qu'il était seul et parce que son apparence physique n'était pas conforme à la normalité.

Un bruit attira son attention ; un bateau arrivait depuis l’autre berge du Lac.

Il vit la barque fendre l'eau. Malgré la nuit et le ciel chargé de brume, il la vit aussi clairement qu'en plein jour et s'amusa à compter les rides qu'elle provoquait sur le Lac. Sur l'embarcation, un homme en manteau jaune très simple se tenait debout, le visage juvénile mais fier.

Une fille à l'air sauvage sauta à terre et enroula une longue chaîne sur une très ancienne attache, dont plus personne ne se servait. D'une certaine manière, la nuit semblait à présent plus noire et plus froide. Le vent murmurait et troublait la quiétude des berges. Le blond s'avança à grands pas, débordant d'énergie et de malice. Il écarta les bras et tomba à genoux devant le personnage vêtu de jaune qui débarquait à son tour.

-          Ô roi Onée ! Bienvenue à toi, illustre souverain, en ces terres de perdition.

-          Ne vous moquez pas, ô Destructeur, répondit immédiatement le roi d'Onias avec un mouvement de tête, semblable à celui qu'avaient les chevaux apeurés. Vous êtes blessé ?

-          Ce n'est rien. La folie humaine... ajouta-t-il d'un air énigmatique. Avez-vous fait bon voyage ? Je pensais que votre cortège serait plus... conséquent.

Un homme effacé et bossu, certainement un valet, était sorti de la barque à son tour, avait posé les rames et se tenait à présent derrière son maître. Il n'y avait personne d'autre. Le roi lui-même avait une tenue si rudimentaire qu’il était difficile de le croire affublé d’un tel titre.

-          Avec mon retard et les affaires qui nous occupent, toussa le roi, j’ai préféré me faire discret.

-          C’est bien. Et puis vous m’avez apporté ce que je vous avais demandé.

Onée ne répondit rien ; ça n’avait d’ailleurs pas été une question. Des dizaines d'ombres plus noires que la nuit apparurent à l'horizon et flottèrent au-dessus du Lac. C'étaient des formes presque humaines, dégingandées, dotées de deux ailes majestueuses qui battaient furieusement et les propulsaient vers la terre. Les créatures s'immobilisèrent derrière Onée, leurs pieds rasant à peine le sol.

-          Très bien, murmura le Destructeur.

Il prit une autre inspiration, comme s'il voulait absorber une signification cachée dans l'air.

-          C'est pour cela que je suis en retard, dit Onée. J'en suis désolé, j'ai eu du mal à les maîtriser. Ces bêtes sont folles.

-          Dites plutôt que vous aviez peur, mon roi, nargua la fille au regard dur, habillée de vêtements légers dans les tons de vert.

-          Fonan, voyons. Veuillez excuser ma nièce.

-          Oh, jeune héritière. C'est un honneur.

Le visage de Fonan s'empourpra lorsque le Destructeur lui effleura le bras et hocha la tête en guise de salut.

-          Bien, continua-t-il. A présent que je vous ai pour me seconder, il me sera certainement bien plus facile de pénétrer cette petite ville gorgée de prudence.

-          Ils ont refusé de vous laisser entrer ?

-          Voyez, puisque je me trouve parmi vous. Je n'en attendais pas moins de leur part.

Ses yeux luisirent alors qu'il les perdait à nouveau dans l'horizon. Une nouvelle bourrasque d'odeur fruitée passa devant leurs narines et leur ébouriffa les cheveux.

-          Vous savez, cher Onée, vous étiez attendu à Penthos avec ferveur. Et plus particulièrement par les nomades, parmi lesquels j'ai pu trouver refuge en vous attendant. Ils pensent peut-être que vous pourrez écraser les injustices qui pèsent sur leurs épaules... comme c'est amusant ! Mais laissons cela. Votre retard en lui-même aurait pu avoir des conséquences fâcheuses sur notre arrangement.

Le Destructeur n'attendit pas la réponse et se mit en route en sautillant. Onée, visiblement désarçonné par sa joie menaçante, lui emboîta le pas.

-          Je ne voulais pas vous mettre en position délicate, commença-t-il prudemment. Je vous l'ai dit... vos créatures m'ont donné de la difficulté.

-          Elles me seront précieuses. Mais laissons cela, laissons cela. Je me suis bien amusé à vous attendre et je vous suis assez reconnaissant de m'avoir apporté votre aide. Et puis ne sommes-nous pas mieux, ainsi, loin des congrégations de bienvenue ?

Il rit. Il s'appuyait sur son bâton de marche avec une telle force que son chemin se ponctuait de trous, et les trois autres restaient prudemment dans son sillage. Le manque de lumière rendait l'entreprise de le suivre difficile et ils se cognèrent plusieurs fois contre les rochers, alors que le Destructeur évoluait dans la nuit sans anicroche. Mais leurs yeux s'habituèrent bientôt et le sol s'assagit.

-          Voici donc Penthos, souffla Onée en voyant la muraille, décorée des reflets scintillants de l'eau. Plutôt sinistre...

-          Vous trouvez ? murmura le Destructeur.

-          Je ne vois pas ce qu'il y a de sinistre. J'aime le noir, contra Fonan.

Il ne prêta aucune attention à sa remarque. Il sentit la déception de la jeune fille, et cela l'amusa encore davantage. Elle n'avait rien pour lui plaire. Elle était jeune et bête. Il aimait la jeunesse et pouvait s'avérer friand de bêtise, mais il n'était tout simplement pas temps de chercher à le séduire ou à l'impressionner.

Ils étaient arrivés devant la porte Ouest.

-          Onée, c'est à vous, dit doucement le Destructeur en désignant le cabanon. Vous trouverez un homme là-dedans. Dites-lui simplement qui vous êtes et il ne pourra que nous ouvrir.

Quant à moi, je pourrai me délecter de sa confusion profonde, songea-t-il, frémissant d’anticipation.

 

¤¤¤

 

Till et Nael revenaient d'une dernière entrevue avec Legane et passèrent près de l'Ecole. Ils ne parlaient pas. Nael, lui, n'aurait pas été contre une petite discussion avec son frère. Ils se parlaient de moins en moins depuis leurs débuts sous la coupe du maître. Nael avait toujours soupçonné une noirceur de caractère chez son jumeau, et c'était celle-là même qui se mettait constamment en travers de leur bonne entente. Till était secret et fermé, ce qui était déplorable.

Ils approchaient à pas de loup de la porte Ouest et s'engagèrent dans une ruelle entre deux bâtiments tordus pour ne pas alerter la garde, qui devait surveiller la muraille. Nael maudissait la terre friable qui s'incrustait sous ses semelles lorsque des bruits avoisinants l'arrêtèrent. Il se plaqua contre le mur de bois le plus proche pour se cacher et vit, du coin de l’œil, que Till en faisait autant, soucieux de ne croiser la route de personne et d’éviter les questions embarrassantes.

Le doute n'était pas permis : le bruit se transforma progressivement en conversations.

Après un moment Nael, ignorant la main de Till qui s'était posée sur sa manche, longea le mur et risqua un œil vers la porte Ouest. Elle était ouverte. Il ne distinguait pas le visage de ceux qui parlaient - ne pouvait même pas voir combien ils étaient. Trois ? Quatre ? Une voix prenait le dessus sur les autres. Insouciante, bon-enfant et pourtant froide comme neige. Les cheveux de Nael se hérissèrent sur sa nuque.

-          Je vous prie de m'excuser... je ne savais pas, marmonnait quelqu'un avec insistance, d'un ton plaintif, couvert par les exclamations condescendantes de l'autre.

Il se sentit alors inexplicablement mal à l'aise. Il se retourna vers Till, dont il ne discerna que le profil découpé sur le fond de pénombre. Mais ses yeux brillaient, écarquillés. Nael résista à l'envie de lui demander s'il avait ressenti la même gêne que lui. Après tout, il n'y avait rien d'extraordinaire à cette sensation. Il y avait des tas de raisons de se sentir plutôt gêné.

Les frères attendirent longtemps, une éternité semblait-il, que les voix s'évanouissent. C'était à peine s'ils osaient respirer. Finalement, le raclement de la porte contre le sol de Penthos et des pas s'éloignant de la muraille les autorisèrent à relâcher leurs muscles. Ils ne quittèrent pas tout de suite leur cachette mais Nael vérifia rapidement, se glissant à nouveau jusqu'à l'angle de la rue, que la porte était bel et bien scellée. Oui. Il fit un hochement de tête à son frère.

Ils finirent par longer la ruelle qu'ils avaient empruntée en premier lieu, hantés par l'impression que les murs se refermaient sur eux à mesure qu'ils avançaient ; le passage était de plus en plus étroit et difficile. Ils regagnèrent une rue plus large avec soulagement, transpirant malgré la fraîcheur. Les nuages s'étaient dissipés et ne jetaient qu'un voile sur la lune. Ils échangèrent un regard et Nael n'aima pas du tout ce qu'il vit sur le visage de son frère. Un doute fugace, une incertitude qui était passée sur ses traits. Peut-être repensait-il à ce qu'ils avaient fait pour Legane...

Nael avait toujours eu les épaules plus solides à ce sujet, et avait eu le bon sens de tout de suite accepter leurs nouveaux agissements nocturnes. Il avait accepté Legane lui-même, autant le dire. Leur père étant devenu infirme, bon à rien, dénué de toute énergie, et il avait bien fallu voir les choses de la manière la plus pragmatique possible. Le père ne pouvait plus travailler mais le besoin d'argent ne disparaissait pas avec lui. Au début, les jumeaux n'avaient pas vraiment réfléchi lorsque l'opportunité d'intégrer le groupe de brigands s'était présentée à eux. Ils avaient saisi cette porte de sortie, se disant qu'il serait toujours temps ensuite de reprendre une route plus traditionnelle. Mais il semblait à présent que les pièges de la routine et l'influence de Legane se soient repliés sur eux. Nael l'admettait et lui aussi aurait préféré laisser toutes ces choses de côté. Mais on ne se détournait pas de Legane aussi facilement. On ne se servait pas de lui comme d'une banale porte de sortie.

Le vrai problème de Till, c'était qu'il cachait ses pensées avec tant de dextérité que personne ne pouvait imaginer ce qu'il ressentait. En fait, certains allaient jusqu'à dire qu'il ne ressentait rien. C’était faux et, Nael le savait, son jumeau souffrait de ces fréquentes erreurs de jugement.

Et puis quelque chose détourna son attention. Till, la bouche ouverte, les traits crispés par une violente incrédulité.

-          Tu as vu ? murmura ce dernier en lui attrapant le bras.

Alors, oui, il vit.

A quelques mètres d'eux, un groupe de cinq personnes venait de sortir d'une petite rue ascendante. Grâce à la lune, les jumeaux ne perdirent rien du spectacle. Il y avait un garde, une jeune fille, deux autres hommes, et un être très étrange. Mince, grand, habillé simplement, il s'aidait d'un bâton de marche – non, il ne s'aidait pas du bâton de marche. Il semblait le brandir comme un trophée ou comme une arme, alors qu'il parlait aux autres de sa voix enjouée et pétrifiante. Son crâne luisait de cheveux blonds. Sans s'arrêter de parler, il tourna la tête vers l'endroit où Till et Nael se trouvaient et tous deux eurent la ferme impression qu'il leur adressait un sourire, avant de se détourner et de faire comme s'ils n'avaient jamais existé.

-          Foudre de Zeus, jura Nael.

Foudre de Zeus ! Ils n'avaient même pas trouvé la force de regagner leur cachette et on les avait vus. Mais ce n'était pas vraiment ce qui perturbait Nael en ce moment.

Ce qui le perturbait et l'avait presque littéralement cloué sur place, c'étaient ces formes noires qui parcouraient le ciel, se mêlaient, pleuvaient sur Penthos dans le sillage de l'homme au bâton. Elles étaient d'un noir immense et profond, comme pour trancher avec la couleur de ses cheveux. Il y en avait des dizaines... des centaines... leurs formes se fondaient dans la nuit puis s'aiguisaient contre la lune. Enfin elles disparaissaient à nouveau et ne laissaient qu'un battement de leurs immenses ailes sur leur passage.

 

C'étaient des monstres... des monstres ailés à forme humaine. Une horde qui suivait son maître et déferlait sur la cité.

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Kittylou
Posté le 05/10/2014
Hey =)
J’ai bien aimé ce chapitre avec son ambiance angoissante. Eh bien, dis donc, une sacrée menace pèse sur Penthos avec cette armée de monstres qui déferlent sur la ville. Cela faisait limite apocalyptique ! Le changement de points de vue était intéressant, il permettait d’en apprendre plus sur l’étranger aux cheveux blonds (non, manifestement, ce n’est pas un allié :P). C’est un personnage vraiment intriguant surtout avec son étrange lien avec les papillons Je suis curieuse de savoir ce qu’il manigance avec le roi et sa nièce mais avec un nom comme le Destructeur, cela n’annonce rien de bon…
La guérisseuse n’avait pas menti : il représente un ennemi mortel et je me demande quel rôle va avoir Lisa dans les chapitres suivants.
En tout cas, je suis toujours aussi admirative devant ton écriture et je serai ravie de découvrir la suite.
À plus =)
Jamreo
Posté le 05/10/2014
Salut ! J'ai encore laissé traîner la réponse, désolée !
Je t'accorde que Penthos semble être dans une sacrée mouise là. J'ai voulu changer le point de vue, pour qu'on ne se lasse pas trop de Lisa (j'espère xD) et pour explorer d'autres coins de la ville, d'autres événements etc !
Concernant le Destructeur, il ne s'annonce pas tout à fait comme le meilleur allié qui soit, c'est clair ^^
Merci beaucoup, je suis très contente que ce chapitre t'ait plu et peut-être à bientôt alors ! 
Rimeko
Posté le 15/10/2014
Oh... J'ai dévoré ce quatrième chapitre ^^
Penthos semble vraiment différente le jour de la nuit.... Et ces inconnus sont vraiment énigmatiques, et plutôteffrayants je dois dire.
J'aime bien l'idée d'utiliser le point de vue des deux jumeaux à la fin...
Jamreo
Posté le 15/10/2014
Oh, je n'avais pas fait attention au contraste entre la Penthos de jour et celle de la nuit, mais ça me fait plaisir ce que tu dis ! 
Merci beaucoup pour ta lecture Rimeko ^^ 
Vous lisez