V

Par Jamreo

 V

 

Nous n'étions peut-être pas les seuls à pouvoir nous targuer d'une sinistre réputation, mais nous étions bien les seuls à souffrir de ce manque d'estime, de cette moquerie un peu dédaigneuse qui venait s'ajouter à la peur. Notre plus proche voisine, Athena, était surnommée la République de l'Ombre, mais c'était dans un sens glorieux et déférent. Sa puissance était terrifiante, à moins que les diverses histoires à son sujet n'aient été considérablement déformées par l'imagination florissante des conteurs de rues. Mais j'avais été nourrie de leurs fantaisies débordantes, et malgré les doutes, elles avaient certainement un petit accent de vérité enfoui quelque part sous les hyperboles fascinantes et les mots d'horreur. L'évocation même d'Athena me faisait voir une haute forteresse taillée dans une pierre noire, flanquée de tours raides et brutales. J'imaginais ce château de guerre, un peu semblable à celui de Penthos en vérité, mais plus grand et plus agressif, irréel. Des globes de feu flottaient dans l'air et déambulaient tantôt aux abords du château, tantôt dans les rues de la vaste ville d'Athena, parfois même sur son territoire extra-muros qui s'étendait en fait jusqu’à la berge extérieure du Lac d’Ambre

Ces globes de feu, la partie la plus contestable des histoires souvent ressassées à Penthos, nous les avions finalement aperçus un soir. Des sortes de lumières venues du Sud, obscurcies par le brouillard des crépuscules, assez lointaines mais discernables. Dans une soudaine panique on avait cru à une attaque d'Athena, mais les lumières s'étaient évaporées après une petite heure.

 

Au Nord de Penthos, il n'y avait que des petits royaumes, regroupés de façon plus ou moins volontaire autour de celui d'Onias. On n'avait pas grand-chose à en dire. En fait, ils m'apparaissaient plutôt inintéressants, des êtres et des populations sans histoire, si ce n'était celle de leur annexion houleuse sous l'autorité d'Onias. Rien qui puisse tenir la comparaison face à l'attrait terrifiant qu'Athena exerçait ici. On n’en savait pas beaucoup à leur sujet, Onias était un royaume très secret, peut-être plus réservé encore que Penthos.

Au Nord Est, frontalier d'Onias, se trouvait l'Empire de Saonius et son vaste territoire. Saonius avait un rayonnement puissant parmi nous, et souvent ses railleries à notre encore ou ses propositions de marché et d'alliance à Athena nous parvenaient, introduits entre les murs de Penthos par les voyageurs qui revenaient de leur périple dangereux. C'était un empire de gens courtois, disait-on, mais aussi monochromes et semblables les uns aux autres qu'ennuyeux. Saonius réprimait sauvagement tout écart dans les rangs de sa population.

 

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Avant de m'endormir ce soir-là, il m'avait semblé voir à travers la fenêtre de ma chambre une créature à la face dépourvue de visage, avec un corps gracile qui paraissait recouvert de satin noir. Elle avait des mouvements lents, délicats, et penchait la tête comme pour m'espionner, ou me parler. Deux énormes ailes battaient l'air dans son dos.

Je n'avais pas eu le réflexe de paniquer. Tout ce que je savais, c'était qu'une vague glacée m'avait fait frissonner des pieds jusqu'au cou, en même temps que la chaleur du sommeil s'était resserrée autour de mon crâne, avait voilé mes yeux. J'étais tombée endormie, terrassée, face contre mon oreiller.

Je tentai de me retourner, sans succès. Quelque chose me maintenait. Ma couverture ? J'entendis une porte grincer, des voix éthérées flotter quelque-part sous mon corps. De simples chuchotements.

Till ? voulus-je appeler. Mais je devinai, même avant d'ouvrir la bouche, que je ne pourrais pas parler. Je n'étais plus dans la réalité. J'étais ailleurs. Dans un état de semi-couleur. Parfois j'entendais ma respiration, bruyante comme une série d'explosions, brûlante comme un jet de flammes. Ma gorge picotait et me lançait en profondeur dans la chair.

Le sommeil et sa blancheur cotonneuse m'envahissaient, m'attaquaient périodiquement avec plus de force, mais semblaient alors reculer et faire demi-tour, avant de revenir et de livrer un nouvel assaut. Je vagabondais à la frontière de l'endormissement, suivie à la trace par une ombre douloureuse.

Je ne me sentais pas bien.

Pourtant le sommeil finit par avoir raison de ma résistance, et m'engloutit. Mon esprit s'ouvrit alors, peu à peu, sur une vision étrange. Elle tremblait, penchait et se brouillait comme si elle était sur le point de s'évanouir. C'était le Lac d'Ambre, calme dans le noir.

J'étais debout au pied de l'eau et je riais. La voix qui sortait de ma bouche n'était pas la mienne. C'était un timbre doux mais effrayant. La lune brillait derrière un groupe de nuages presque transparents.

Je me sentais joyeuse au-delà de toute mesure et affamée d'action, mes nerfs picotaient.

J'avançai sur les rochers. La vision était si incertaine, mais si tenace à la fois, que je me donnais l'impression de marcher à travers des rideaux successifs de fumée incolore.

Il y avait un bateau, une toute petite tache noire qui fendait le Lac. Un homme réduit à une simple silhouette en descendit et s'approcha à pas irréels.

Il était maintenant si proche que je ne voyais plus rien. Prenant quelques pas de recul imaginaires dans cet espace à la fois confiné et ouvert à tous les vents, je perçus son corps entier ; il portait un habit jaune et gardait le menton levé même si ses yeux trahissaient de la peur.

-          Ô roi Onée, m'entendis-je murmurer. Bienvenue...

-          Ne vous moquez pas, ô Destructeur, répondait l'homme avec une expression apeurée.

Le décor changea. J'étais dans une rue de Penthos et je marchais, un bâton dans la main. Je sentais des battements d'aile dans mon dos, des bourrasques répétitives et froides, comme si un énorme corbeau me suivait à la trace. Ou plutôt un millier de corbeaux. Un flot de voix étrange et intarissable s'écoulait de mes lèvres, je ne pouvais plus m'arrêter de parler. Je savais que l'homme en jaune et deux autres personnes encore me suivaient attentivement, apeurés, intimidés. Et puis un pressentiment diffus attira mon attention sur le côté. Je tournai la tête. Là-bas, au loin, il y avait deux taches blanches dans le noir.

Deux taches blanches ? Non, c'étaient deux visages, c'étaient Till et Nael qui m'observaient de loin, bouche-bée, avec une expression de terreur. Une vague de mépris m'engloutit, un sourire vint jouer sur mes lèvres. Je détournai les yeux et continuai de parler. Les mots tombaient de ma bouche en cascade glaciale et acide.

Je m’éveillai roulée en boule sur mon lit dont plusieurs coussins étaient tombés. Ma tête était inconfortablement calée contre le mur et ma nuque bizarrement tournée. Je me redressai avec un grognement de douleur. Un rai de lumière dessinait un trait de poussière dansante, qui filait à travers la pièce et butait contre le parquet. C'était le matin. Je tentai d'évaluer l'heure qu'il pouvait bien être d'après la qualité ténue de la lumière, mais un détail sournois n'avait de cesse d'enrayer le processus de mes pensées. Je fixai le rayon de jour, perturbée, me demandant si mes capacités de concentration m'avaient subitement désertée.

Je compris ce qui clochait et me traitai intérieurement de tous les noms possibles. La lumière était rougeâtre et annonçait le jour sanglant. Pour combien de temps encore ? Il valait peut-être mieux s'y faire.

Je restai un instant allongée dans la chaleur réconfortante de mon lit, les genoux pliés contre le ventre et les poignets passés sous une tempe. Je voulais goûter la tranquillité du moment, les yeux perdus dans les motifs que la poussière esquissait devant moi, silencieusement, dans le rose du ciel. Et puis des pas à l'étage inférieur et le bourdonnement monotone de la voix de Till me tirèrent de mes draps. Je traversai la chambre et poussai la porte. Je traînais péniblement dans mon sillage une fatigue encore floue, comme si j'avais à peine dormi. Je n'avais rien mangé depuis la veille au soir et mon estomac grondant m'en tenait rigueur. Je gardai une paume contre le mur en descendant l'escalier, peu certaine de ne pas trébucher, et posai un pied nu sur le rez-de-chaussée après ce qui me sembla être une éternité.

Je plissai aussitôt les yeux et levai une main devant mon visage. Quelle lumière agressive... Nael venait d'ouvrir les volets et toute une bassine écarlate s'était subitement écoulée, salve par salve, dans la pièce. Je dus pousser un grognement mécontent parce qu'il se tourna vers moi et afficha un sourire goguenard.

-          Oh, ce que tu as l'air frais, me lança-t-il avant de glousser.

Je n'avais pas fait attention à ça. En tâtant mes cheveux, je compris qu'un lion sauvage aurait certainement trouvé le moyen d'être mieux peigné que moi ; la tunique déchirée et le pantalon de toile trop large qui constituaient ma tenue de nuit favorite devaient, quant à eux, me donner un air encore plus glorieux.

-          Dépêche-toi Lisa, dit alors Till. Je sais qu'on n'arrive plus trop à se rendre compte avec cette lumière, mais il est tard.

Il était attablé et le dossier de sa chaise était renversé en arrière. Il avait posé le bout de ses pieds en équilibre sur le bord de la table et fixait le mur devant lui. Il était ainsi plongé dans ses réflexions, et plus secret que jamais.

Je sifflai quelques notes pour détendre l'atmosphère mais cela n'eut aucun effet sur lui, alors ma voix s'éteignit. Je tirai une chaise, m'assis et posai mes coudes sur la table avec un bâillement impressionnant.

-          Bien dormi ?

-          Pas vraiment. Et vous ?

Les deux pieds suspendus de la chaise de Till touchèrent le sol dans un grand bruit. Il avait posé ses avant-bras sur ses cuisses, le dos courbé et le visage baissé.

-          Euh... dis-je.

Par tous les Tridents de l’Océan, j’avais posé la question la plus stupide de tout l'Age de Fer. Combien de temps cela faisait-il que ces simples formalités de politesse m'étaient interdites, sous peine de sceller le couvercle de la minuscule boîte dans laquelle Till s'enfermait toujours plus ? Combien de jours encore à supporter l'ombre de Legane, étirée sur chacun de nos repas et de nos réunions familiales ? Je tentai de faire diversion.

-          C’était bizarre, cette nuit. J’ai eu l’impression de…

J’avais, en fait, eu l’impression de rêver.

Je n'avais jamais rêvé auparavant. Une vague de tournis déferla sur mes poumons et mon cœur. Je chancelai sur la chaise. Till le remarqua et sa joue fut parcourue d'un tic éphémère ; mais il ne montra aucun signe de compassion à mon égard et n'ouvrit pas la bouche. Il n'était pas si froid d'habitude. Son indifférence résolue me fit l'effet d'un seau d'eau glacée. La sensation désagréable glissa sur ma peau puis tomba goutte après goutte sur le parquet, entre mes pieds, aussi puissante que brève. Nael n'avait rien remarqué. Il disposa un bol en terre devant moi et entreprit d'y verser de la bouillie.

-          Où est Iris ? demandai-je alors.

-          Aucune idée, commenta Nael en haussant les épaules.

J'étais déçue, malgré moi. Blessée par les absences continuelles de ma sœur et, aussi, par l'attitude de Till envers moi. S'était-il produit quelque chose la nuit dernière ? Je regardai de plus près ce qu'il y avait dans mon bol et inspirai. Une mixture de blé et d'avoine, surmontée de deux clous de girofle, plantés comme de petites fleurs noires dans une terre boueuse. Je fronçai le nez. Nael ne savait peut-être pas que je n'avais jamais trouvé ce mélange fabuleux. Pourtant il tenait au corps, et c'était le traditionnel premier repas de Penthos. C'était quelque chose en tout cas que je ne pouvais éviter sans vexer mon frère.

-          On a entendu une chose bizarre ce matin, dit soudain Nael avec un regard en coin dans ma direction. Till et moi, je veux dire. Il paraîtrait que les nomades ont eu accès au château hier.

Je repensai à ce matin, après le sacrifice où Animi et moi avions fait irruption dans ce qui donnait tout l'air d'être une réunion à grande échelle. Il y avait eu des hommes et des femmes étranges - des nomades. Et, assis contre le mur dans un coin, je revoyais encore et toujours ce jeune homme qui fixait ses pieds, coiffé d'un bonnet.

-          Et qu'est-ce qui s'est passé au château ?

-          Aucune idée. Les nomades ont dû repartir d'où ils venaient. C'est bizarre tout ça, non ?

-          C'était forcément en rapport avec le roi d’Onias, dit Till.

Il gardait les bras croisés et les pieds rangés sous sa chaise, impassible. Rien ne laissait supposer qu'il venait de parler. Ses yeux brillaient sous ses épais sourcils qui se rejoignaient à la naissance d'une ride d'inquiétude ou de frustration, creusée dans son front. Il se mordit la lèvre et fit un geste agacé de la main, avant de la coincer à nouveau sous son aisselle, sans plus de cérémonie.

-          Pour qu'on ait laissé les nomades entrer dans le château, il fallait forcément un mouvement de foule que les gardes ne pouvaient pas contenir. Mais on dirait bien que leurs réclamations n'ont pas abouti et qu'on les a finalement jetés dehors. J'ai même entendu dire par... par Legane que les châtelains avaient fait des prisonniers, et pensaient procéder à de nouvelles pendaisons.

Son visage s'était contracté avant de dire le nom de Legane. Nael et moi restâmes silencieux pour réfléchir à ses paroles, chacun de notre côté. Je saisissais justement une cuiller en bois, lorsqu'un grognement rauque retentit depuis l'étage. Le réveil paternel. Je fis mine de ne rien avoir entendu et passai pensivement mes ongles sur une trace de cire fondue à côté de mon bol, que je me mis à gratter avec insistance.

-          Je m'en occupe, dit Till en se levant.

Il contourna rapidement la table, regagna les escaliers et les monta quatre à quatre. Je délogeai la cire maintenant coincée sous mon pouce en attendant la valse de répliques sans queue ni tête qui suivait toujours les cauchemars de mon père. Une telle habitude était assez détestable en soi, mais je les écoutais toujours d'une oreille distraite et satisfaite lorsque la tâche de s'occuper de l'infirme familial revenait à quelqu'un d'autre.

Mais les plaintes de mon père ne vinrent pas. Au lieu de cela, Till et lui semblaient s'être engagés dans une conversation très animée. Quelle ne fut pas notre surprise d'entendre la voix de notre père... il n'avait plus été en état de parler ainsi, avec cette énergie un peu fâchée qui l'avait autrefois si bien caractérisé, depuis si longtemps. Des pas retentirent au niveau de la chambre parentale et j'entendis un « Papa ! » bien distinct. L'instant d'après, un poids se perchait sur l'escalier. Quelqu'un descendit les premières marches, prudemment d'abord, puis avec plus d'assurance. Cette démarche portait la couleur vive de mon père. C'était sa présence, c'était lui à nouveau. Non pas son fantôme ou l'ombre qu'il avait été. C'était bien lui.

Les jambes solides, le torse droit, il entra de plein fouet dans la lumière du jour, mal rasé, les cheveux trop longs.

Notre père parcourait la pièce des yeux, sévère, muet. Il attendait peut-être des débordements de joie et d'affection ? Et c'était naturel, me dis-je soudain. Nous étions ses enfants. Il était notre père. Mais l'habitude faisait parfois mal les choses et nous avait changés au-delà de toute espérance. Sa guérison nous serait peut-être plus difficilement supportable encore que sa maladie...

-          Quoi ? demanda-t-il simplement. Pas heureux de me voir ?

-          Tu... tu es guéri ?

Il coupa court à tout question d'un geste impérieux, tira un tabouret et s'assit en face de moi.

 

Mon père était donc guéri. Comme ça, subitement. Tout innocent, sûr de son bon droit, il avait dérangé l'ordre établi avec force et conviction.

A l’Ecole, les portes étaient ouvertes. Je gravis les marches et pénétrai dans la fraîcheur de l'entrée où il y avait un buste en pierre dans sa niche, représentant un homme à l'expression torturée, les yeux clos, visiblement drapé dans un début d'étoffe féminine. Je bifurquai dans le couloir de gauche. Les poignées de porte en métal brillaient de chaque côté dans l'obscurité épaisse. Quelques bribes des cours qui se déroulaient dans les nombreuses salles se brodaient autour de ma marche. Le couloir semblait s'étirer à l'infini. Sincèrement, avait-il toujours été si long ?

Étais-je en retard ? J'aurais pourtant juré qu'il me restait beaucoup de temps... Fébrile, je traversai une portion de couloir vide jusqu'à atteindre la dernière porte qui menait à la salle d'histoire. Je fis halte en dérapant et m'apprêtai à toquer lorsque des bruits retinrent mon geste. Des hommes se disputaient à voix sifflante et étouffée dans la pièce. Ils devaient être deux, mais je ne pouvais en être certaine. J'entendis des pas et eus tout juste le temps de me recroqueviller contre le mur. On cherchait la poignée depuis l'intérieur de la pièce. L'instant d'après, la porte s'ouvrait à la volée et s'écrasait contre mes mains, fort heureusement levées à temps devant mon visage. Un Magister sortit et se retourna dans un froissement de toge vers son congénère resté sur le palier de la salle de classe. Il faisait si sombre qu'il ne me vit pas, et c'était bien réciproque : je me reproduisais mentalement la scène.

-          Je vous conjure de ne rien en dire ! marmonnait-t-il furieusement. Je me suis confié à vous en tant qu'ami.

Estomaquée, je reconnus la voix du maître de culture ranyenne. Je ne l'avais jamais entendu si paniqué.

-          Je vous répète, intervint la voix très basse et plus traînante du maître d'histoire, que nous devrions nous confier à la gardienne. Ce que vous m'avez dit m'inquiète. Nous sommes tous inquiets. Ces rêves que vous avez faits hier...

-          Ne dites pas ce mot. Ne dites pas ce mot.

-          Ne vous fâchez pas, voyons. Vous me dites que c'était uniquement cette nuit ? Cela ne vous est jamais arrivé auparavant ?

-          Jamais. Bien sûr que non, jamais.

Silence.

-          C'est étrange... reprit le Magister historien. Pourquoi cette nuit ?

-          Vous croyez peut-être que je le sais ? Vous me croyez fou ?

-          Allons, mon ami...

Mais « son ami » prit une inspiration de mauvaise augure et passa devant moi – je rentrai le ventre et parvins à me tasser encore plus dans la cachette inconfortable, les yeux fixés sur la silhouette de l'homme qui s'éloignait maintenant. Il donnait l'impression de glisser sans même entrer en contact avec le sol tant il se pressait.

J'entendis l'autre homme pousser un soupir avant de refermer la porte. Récupérant mon sac qui s'était trouvé coincé entre mes pieds, je me détachai du mur et partis en chancelant.

Théoriquement, je n'avais commis aucune faute. Mais j'avais tout de suite eu un mauvais pressentiment, un de ceux qui vous poursuivent et se collent à vos semelles comme des ombres. Finalement, je n'étais pas du tout en retard : j'avais même dû arriver bien, bien plus tôt que prévu. Je sortis en m'assurant que le Magister de Ranyen n'était plus en vue et m'assis sur les marches.

Je n'avais donc pas été la seule à faire l'expérience de ces rêves.

Je n'aimais pas le fait que les deux hommes aient évoqué la possibilité de parler à la gardienne. Je savais qu'elle était une personne à la solde des châtelains, employée directement par eux et vivant même à leurs côtés entre les murs impénétrables du château. Les gardiens faisaient partie de ce petit monde dans le monde, coupés de toute réalité, et profitaient de manière bien ingrate de la mauvaise réputation dont on assaisonnait régulièrement l'image des châtelains, par le seul fait que cette image était justement restée absente trop longtemps. On ne les voyait plus. Ils ne se mêlaient plus à nous, et continuaient pourtant de faire valoir leurs lois et leurs principes. Voilà quel était le rôle des gardiens : représenter leurs maîtres méprisants et retirés de la vie de leurs sujets, s'assurer de la bonne marche de Penthos à leur place. Je ne savais pas combien ils étaient. Ils rôdaient aux heures de la nuit, épiaient les tavernes, écoutaient aux portes lorsque personne ne faisait attention.

Je repensai ensuite à mon rêve. Moi qui, à une époque, avais tant voulu connaître cette sensation, l'expérience me laissait partagée autant que troublée. J'étais un peu déçue, mais aussi terrifiée parce que je m'étais sentie mal et décalée, et parce que je n'avais rien contrôlé. J'avais été simple témoin de ma transformation brutale en une personne glaçante d'après les souvenirs que j'en gardais. Un homme. Était-il ici, dans l'enceinte de Penthos ?

J'entendis une porte s'ouvrir à l'intérieur de l'Ecole, bientôt suivie d'une deuxième. En peu de temps le brouhaha réconfortant des fins de cours emplit le silence. Je bondis, attrapai mon sac et filai à l'intérieur, fendant la foule clairsemée d'élèves désorientés ou en pleine conversation qui déferlait peu à peu sur les marches. Je me frayai un chemin à l'aide de coups de coude bien placés et regagnai la salle d'histoire.

Assise à côté d'une fenêtre à meneaux dans le coin le plus reculé, j'observais les éclats rouges qui se pressaient contre le carreau et irisaient mon pupitre. Animi sortit consciencieusement ses affaires à côté de moi et murmura quelques mots à Sedra, assise à sa gauche. Ils avaient l'air de plutôt bien s'entendre. Une bouffée de jalousie mal placée me fit détourner les yeux pour les plonger dehors, à travers le fenêtre. Seule une frange de ciel était visible, au-dessus la muraille.

Le Magister s'éclaircit la gorge. Je changeai de position et levai le menton, curieuse de déchiffrer son expression. Mais il était impossible de dire clairement s'il était préoccupé, ou bien inquiet. Il avait les sourcils froncés mais c'était une de ses habitudes. Les mains jointes sous son menton, il avait l'air de réfléchir. Je sortis un papier vierge et débouchai une bouteille d'encre si brusquement qu'un peu de son contenu éclaboussa le bois.

-          Tridents ! m’exclamai-je.

Quelques élèves tendirent le cou pour m'apercevoir et je fus plutôt contente d'être tassée derrière les épaules fortes d'Animi. S'il y en avait un qui n'avait pas perdu une miette du spectacle, en revanche, c'était bien le Magister.

-          Merci, Lisa, dit-il froidement.

De rien.

-          Avant que cette jeune fille ne m'interrompe, reprit-il un ton plus haut, je m'apprêtais à vous parler d'une chose que nous évoquons trop peu. Laissons de côté nos travaux actuels et intéressons-nous à cette période plus lointaine, assez mal connue de mes collègues et de moi-même. Vous l'avez sans doute étudiée durant votre deuxième ou bien votre troisième année d'études. Je veux parler, bien sûr, de la chute de Theb.

Un murmure partagé entre l'incompréhension et l'excitation parcourut les tables. Theb ? C'était en effet un sujet dont tous ici avaient déjà entendu parler au cours de leur scolarité. Mais le terme « étudier » n'était pas approprié : le Magister de l'époque n'avait fait que le survoler, invoquant lui aussi le peu d'informations disponibles.

-          Vous le savez, continua l'homme, notre actuelle cité s'est construite sur les ruines de Theb. C'était jadis une ville puissante avec, à sa tête, un roi nommé Cadmos. Nous savons assez peu de choses à son sujet, de même que nous ignorons presque tout de sa lignée dont les traces se perdent dans les sources contradictoires, et plus ou moins fiables, parvenues jusqu'à nous. Ce n'est d'ailleurs pas le roi en lui-même qui nous intéresse ici mais son petit fils. Un certain Penthée. C'était un très étrange personnage, d'après ce que nous savons de lui. Et nous savons peu de choses, encore une fois. Le doute subsiste quant à certaines périodes de sa courte vie, quelques actes lui ont peut-être été attribués à tort, deux ou trois choses restent très confuses.

Le silence était complet. Animi avait les bras croisés et l'air un peu perplexe, mais visiblement prêt à écouter la suite. J'avais déjà entendu cette histoire et les mots éveillaient d'anciens souvenirs de cours imprécis. Quelque chose dans l'intonation du maître et dans la gravité de son visage, inondé de la rougeur du jour, me poussait à suivre l'exemple de mon ami.

-          A l'époque, comme vous le savez, les dieux vagabondaient encore parmi nous. Nous ne vivions pas en parfaite harmonie avec nos semblables ou la nature, mais il n'était pas question de malédiction. Les recherches son controversées mais d'après certains confrères et consœurs, l'Age de Fer que nous connaissons aurait pris ses racines dans cette époque : car c'est bien la colère des dieux qui précipita Thèbes dans l'oubli et le chaos. Plus précisément la colère d'un seul dieu, injustement moqué par le peuple de Theb. Dionysos, en effet, était venu d’Orient et réclamait asile et fidélité à la cité. Sa mère était fille de Cadmos. Il appartenait donc à la famille royale. Cela lui valut de n'être pas considéré comme un véritable dieu : personne n'était disposé à croire qu'il était né de Zeus lui-même. Il était pourtant demi-dieu, et il se fâcha de se voir ainsi bafoué et méprisé par de simples mortels. Cadmos, lui, n'offrit pas de résistance et l'accepta avec prudence. Cependant Penthée, son petit-fils, n'eut de cesse de braver l'autorité de Dionysos et de mettre en doute sa nature divine. Il alla jusqu'à l'emprisonner. Dionysos, furieux, enflamma le palais de Cadmos et instilla la folie dans l'esprit de Penthée et de sa mère. Celle-ci, accompagnées d'autres femmes, se retira derrière la colline avoisinante, que l'on appelle aujourd'hui le Mont du Lion

Le Mont du Lion. L'endroit où ma petite maison bancale était perchée, en-dessous du Temple de Dionysos qui frôlait le ciel dans le silence et l'oubli.

-          La folie de Dionysos est un châtiment terrible. Les femmes brûlèrent, tuèrent les animaux à mains nues et les dépecèrent avant de se nourrir de leur chair, enivrées par les vapeurs et l'ivresse de Dionysos. Penthée, quant à lui, alors que sa cité était en feu, tomba dans le piège du dieu qui avait emprunté l'apparence d'un voyageur égaré et le persuada de cacher son identité, de se draper dans un vêtement féminin afin de pouvoir approcher le groupe de femmes dans la vallée, et de les faire revenir à la raison. Mais lorsqu'elles le virent, prisonnières d'une hallucination insufflée dans leur esprit par le dieu lui-même, elles crurent apercevoir un énorme lion et se jetèrent sur lui pour le tuer. Ce fut sa propre mère qui trancha la gorge de Penthée, croyant décapiter un lion. Elle ramena sa tête en trophée dans la ville en flammes, et ne prit conscience de la réalité qu'une fois le sort de Dionysos levé. Le dieu avait accompli sa vengeance. Il était parti, sous son apparence de pauvre vagabond... mais il devait garder une soif de colère éternelle.

Un frisson passa dans l'assemblée. Dionysos était un dieu énigmatique et terrible qu'il ne fallait offenser pour rien au monde, et que Theb avait bafoué au-delà de toute mesure.

-          Notre cité, conclut le Magister, porte à présent le nom de Penthos, en souvenir de cet homme qui s'était cru le droit de défier la puissance divine. C'est notre fardeau. Les dieux nous ont prouvé de quoi ils étaient capables et je vous en conjure aujourd'hui : quoi que vous fassiez, quoi qu'il puisse nous arriver, souvenez vous-en.

 

L'homme que représentait le buste de pierre dans l'entrée de l'Ecole avait un expression et un accoutrement suffisamment intrigants et ridicules pour tirer des regards surpris aux nouveaux élèves. Mais la force de l'habitude avait quelque chose d'écrasant et polissait même la plus vive des curiosités. Ce morceau du passé, au fil des jours, perdait de son intérêt et n'était plus qu'un bout de pierre décoratif, disposé dans l'ombre, une présence muette posant ses yeux clos sur le monde.

Cette statue représentait Penthée, habillé en femme. Je résistai à l'envie de le dévisager longuement avant de sortir de l'Ecole. Je ne savais pas à quoi rattacher son air de douleur aiguë. S'était-il rendu compte l'espace d'un instant, juste avant de mourir, que Dionysos l'avait piégé ? Que son ennemi avait été plus fort que lui. Qu'il s'était battu pour la mauvaise cause.

Je partis machinalement vers le port. C'était l'endroit où nous passions toutes nos pauses de mi-journée depuis des années. Je mis quelques temps à comprendre que j'étais seule. Animi n'était pas à côté ni même derrière moi. Je m'arrêtai et pivotai vers l'Ecole, qui se découpait sur le ciel au loin.

Animi était plus loin, accompagné de Sedra à qui il parlait tranquillement. Ils s'entendaient vraiment bien, ces deux-là. Je n'aurais jamais cru que Sedra se grefferait à notre petit noyau. Le garçon leva la tête vers moi et fit une mine interrogative. Je haussai les épaules et me détournai pour reprendre ma route.

Je m'arrêtai aussitôt. Là-bas près de la Porte, en pleine conversation avec un garde ratatiné contre la muraille, se tenait un homme qui avait caché ses cheveux sous un capuchon rouge.

Ça ne ressemblait pas à une conversation habituelle. Le garde avait une main plaquée au côté, l'autre serrée sur le manche de son arme à s'en faire blanchir les jointures, et le jeune homme le surplombait, effaçant sa présence d'une manière si frappante qu'elle en était presque surnaturelle. Son ombre donnait l'impression d'émaner directement de ses mains et de se transformer à tout instant, comme s'il la façonnait à loisir. Pareille à de l'encre, elle s'écoulait depuis le bout de ses longs doigts pour engloutir son interlocuteur. Ce jeune homme n'était pas de carrure imposante, et pourtant il occultait le garde sans mal et on ne voyait que lui. Il y avait tant de détresse dans l'air. Elle imbibait tout et m'écrasait. Ou bien étais-je la seule à la ressentir ? M'était-elle destinée ?

Le jeune homme se retourna brièvement vers moi et je pus voir, rapidement, son profil agréable et éclairé d'une expression malicieuse. C'était l'étranger, c'était lui, celui qui m'avait bousculée alors que j'allais chez la guérisseuse. Mon supposé ennemi mortel.

Animi et Sedra avaient eu le temps de me rejoindre.

-          Ça va pas ? demanda Animi.

-          Si, si.

Prenant mon courage à deux mains, je me remis en marche. Je remarquai bien le visage un peu moqueur que Sedra arborait – peut-être me prenait-elle déjà pour une folle, Asnor n'avait pas dû perdre de temps pour répandre cette histoire de papillons.

Nous nous approchions. Le ton détaché du jeune homme au capuchon était tranquille et pourtant gonflé de menaces indéchiffrables. Alors il tourna à nouveau la tête vers moi, avec une lenteur insupportable. Il avait un sourire de gel, à peine étiré sur ses lèvres, qui laissait voir le bout de ses dents brillantes. Ses pupilles étaient si dilatées qu'on aurait dit ses yeux entièrement noirs, grand ouverts, fixés sur moi. A mon premier frisson, le sourire se fit plus cruel et les yeux grandirent encore. Son visage restait pourtant le même mais ses yeux grandissaient, j'en étais certaine, ils enflaient, se noircissaient encore et m'hypnotisaient.

-          Partons d'ici, murmurai-je.

 

Je saisis Animi par la manche et fis immédiatement demi-tour.

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Rimeko
Posté le 31/10/2014
Bonjour !
C'est étrange ces histoires de rêve... (je n'aimerais vraiment pas vivre dans un monde qui en serait privé) Et la guérison du père m'a surprise ^^
Je trouve que tu as bien réussi à intégrer un peu d'histoire et de géographie de ton monde dans l'histoire sans presque qu'on s'en rende compte :)
En tous cas j'ai bien aimé ce 5ème chapitre !
Jamreo
Posté le 31/10/2014
Salut Rimeko, 
C'est gentil de passer pour la suite !
Les rêves sont omniprésents malgré leur absence, en fait. Et la guérison du père a de quoi surprendre, le contraire m'aurait étonnée ^^ 
Merci beaucoup ! 
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