IV. Entraînement à 8000 mètres d'altitude

Un froid déchirant régnait sur la montagne, faisant de ce lieu le plus hostile de toute la région. Slim, lui, n’en était nullement inquiété. Depuis bien longtemps il s’y était habitué, et pouvait se focaliser sur sa session d’escalade. La roche gelée était aussi coupante qu’un couteau aiguisé, et sa tunique bleu ciel en avait déjà fait les frais. Cependant elle offrait aussi des prises faciles d’accès. Slim y trouvait de quoi y caler ses pieds avant de se propulser et attraper fermement de sa main une des nombreuses cavités disponibles. Il ne tarissait pas son effort, continuant de grimper sans cesse. Sur la dernière partie de l’ascension, l’abrupte paroi se transforma en un glacier dangereusement glissant et un vent violent lui souffla dans le dos, le déséquilibrant quelque peu. Slim ne se déconcentra pas et tout en gainant chaque partie de son corps, se colla au flanc de la montagne. Chaque mouvement était calculé, et aucune action inutile. La moindre erreur provoquerait une chute mortelle d’une hauteur de plusieurs centaines de mètres.

Après un dernier effort, Slim atteint enfin le sommet enneigé. À travers le profond tapis de neige, il tâtonna de son bras, cherchant la dernière prise qui le tirerait sur la terre ferme. Enfin agrippé, il passa son buste et le reste de son corps, s’effondrant de tout son poids sur le matelas blanc. Il murmura un « oui ! » en serrant les poings, puis se releva pour contempler le chemin parcouru et le panorama qui se présentait à lui. Sous ses yeux s’étendait à perte de vue un océan de nuages, dont seul le sommet où il se trouvait osait le supplanter. Cet océan ressemblait tellement à du coton géant qu’il donnait envie de s’y jeter pour s’y sentir comme enveloppé dans une chaude couette en plein hiver.

Quand bien même le manque d’oxygène se faisait ressentir, Slim prit une grande et longue respiration puis, engagea sa descente. Il partit au trot, longeant la crête du versant opposé. La neige s’invitait sous ses sandales, et le vent venait encore taquiner ses côtes, cherchant à le faire tomber dans le vide. Slim demeurait imperturbable, et bondissait d’un pied léger sur les arrêtes qu’il jugeait être les plus solides.

En confiance, Slim tenta un saut un peu plus long et risqué que les autres. Son pied trébucha sur un arrête glissante et le garçon manqua de finir sa course dans le ravin. Même si sa force, son endurance et ses réflexes s’étaient améliorés depuis le début de son programme d’entrainement, Slim manquait encore parfois d’équilibre, et surtout d’attention.

Plus bas, le blanc qui envahissait le paysage devint soudainement gris, et l’épais manteau de neige laissa place à une terre rocailleuse. Slim put accélérer sa descente, toujours avec plus d’agilité. Il s’arrêta sur une petite plateforme où quelques touffes d’herbe commençaient à donner signe de vie. Ici, il se positionna en garde, trois quart profil, pied gauche devant, les poings levés pour protéger sa tête, les coudes serrés  et se mit à frapper l’air de ses poings et jambes. Ses trois années d’entrainement avait permis à son esprit de créer mentalement une ombre, qu’il affrontait alors en duel. Il s’imaginait éviter ses attaques, répondre par des crochets bien placés, encaisser des coups difficiles, puis terminer le combat par un uppercut au menton. Puis il recommençait la même routine, cette fois-ci en modifiant ses enchaînements, car l’ennemi invisible revenait toujours avec une stratégie différente.

Lorsque le garçon distingua en contrebas une silhouette, il stoppa son activité pour la rejoindre. Pressé de raconter ses exploits, il ne put s’empêcher de crier.

–Grand-mère Yulia ! J’ai réussi ! J’ai enfin escaladé Zuigao par la face Est !

Yulia Tardigraad se retourna et arbora un visage sévère, aucunement dissimulé par ses courts cheveux blonds à tendance grisâtre.

–Ne crie pas comme ça idiot, tu vas nous créer une avalanche !

Emmitouflée dans un gros manteau en fourrure d’une blancheur égale à celle de la neige, Yulia portait sur son dos deux énormes sacs en toile visiblement remplis. À sa ceinture était accrochée une pioche, et sur ses yeux étaient posées des lunettes teintées, afin de la protéger des rayons du Soleil.

–Laisse moi t’aider, dit Slim en tentant de subtiliser un des deux sacs.

–Je n’ai pas besoin de ton aide, rétorqua sèchement Yulia. Et qu’est-il arrivé à ta tunique ? Si tu crois que je vais la recoudre, tu te mets le doigt dans l’oeil !

–Ne t’énerve pas ma petite mamie d'amour, répondit Slim d’une voix moqueuse. À ton âge tu dois faire attention à ta tension.

Quiconque observant de loin ces deux là aurait été surpris par la scène. Aux côtés de Yulia, Slim paraissait bien fluet. La vieille femme mesurait bien deux têtes de plus que son petit-fils et ses épaules auraient pu engloutir le corps entier du garçon. Il était donc insolite de voir ce petit être s’égayer à tenter de subtiliser un sac à cette silhouette massive.

–Bon allez prends-en un si ça te fait plaisir. T’as pas froid comme ça ?

–Jamais, répondit Slim en passant par dessus son épaule le lourd sac. Je ne crains plus le froid tu sais. On fait la course ou tu as de l’arthrose ?

–Tu me prends pour qui gamin ? Allez file, et laisse-moi terminer tranquillement ma promenade.

Slim partit comme une souris fuyant un chat, et reprit son parcours du combattant. Même avec un poids supplémentaire, il restait un danseur tranchant le vent et la roche.

Plus bas, la pente de la montagne marquait une pause dans son éternelle descente. Sur ce petit îlot plat où avait réussi à pousser un bosquet formé d’une jolie pelouse et de quelques arbres, un massif chalet en bois se tenait sur le bord de la falaise et donnait l’impression d’être un hôtel plutôt qu’une simple maison. Le climat s’étant réchauffé avec l’arrivée du printemps, l’herbe recouvrait la quasi totalité des alentours, même si quelques pavés de neige résistaient encore au cruel destin qui les attendaient.

Sur le parvis de la demeure, une dame âgée saluait de sa main une silhouette sur le départ, empruntant le seul et unique chemin descendant vers le village où avait grandi Slim : Everest. En s’avançant, le garçon reconnu un des transporteurs de la région, portant sur ses épaules un immense sac plein à craquer, deux voire trois fois plus haut que lui-même. Un transporteur était un travailleur qui parcourait les villages des montagnes alentours pour échanger des ressources et livrer différents produits. Il avait spécialisé son Solaris dans la force et l’endurance. Ainsi, avec ses pouvoirs, il pouvait courir sur de très longues distances tout en portant sur son dos des centaines de kilos.

Slim ne faiblit pas son effort et fonça vers la femme aux longs cheveux blancs, sauta avec légèreté par dessus une table faite de rondins de bois et s’arrêta devant elle pour y déposer le sac.

–Grand-mère Frelsi ! J’ai réussi l’ascension du mont Zuigao par la face Est !

Frelsi se tourna vers son petit-fils, et maintenue par une béquille qu’elle tenait fermement d’une main, afficha un sourire accompagné de quelques rides, ajoutant à sa beauté naturelle une maturité délicate et sensuelle.

–C’est une très bonne nouvelle, lança t-elle de sa voix aussi douce que le miel.

–Très bonne oui ! Et j’ai à peine abîmé ma tunique en plus !

–Je vois ça oui. Yulia passera un coup dessus ce soir.

Leur discussion s’interrompit d’elle-même lorsque Yulia les rejoignit. Frelsi avança d’un pas boitant et fit glisser sa longue robe - de la même couleur que la tunique de son petit-fils - pour s’approcher de Yulia et lui déposer un baiser sur la joue, faisant rougir la robuste femme. Bien qu’il trouva ce geste extrêmement mignon, Slim ne put s’empêcher de lâcher un petit rire discret.

–Alors ma bien-aimée, la récolte fut-elle bonne ? demanda Frelsi.

–Oui ! J’ai deux sacs entiers de pierres du Vide. Avec ça je devrais terminer sans encombre ta combinaison. Tu as reçu le colis ?

Frelsi pointa avec sa béquille le colis posé sur la table, que Yulia s’empressa de récupérer avec le deuxième sac. Puis sans attendre plus longtemps, elle se rendit dans son atelier, situé derrière le chalet.

Slim aurait souhaité observer sa grand-mère en plein travail, mais il n’avait hélas pas le temps. Yulia Tardigraad était forgeronne et tailleuse de métier. Dès son plus jeune âge, elle avait entraîné son Solaris pour détenir la capacité de l’imprégner dans les minerais et tissus. Contrairement aux Nova qui utilisaient leurs pouvoirs pour affronter le Mal, et aux habitants du village qui apprenaient principalement à cultiver la terre, Yulia utilisait son Solaris pour créer des objets. Elle mariait son Solaris aux arts de la forge et de la couture pour créer des vêtements sur mesure, dotés de propriétés uniques. Pour Slim, même si cette capacité paraissait inutile en combat, il montrait un profond respect pour le pouvoir de sa grand-mère.

Après une longue carrière réussie dans les terres de Yörd, Yulia s’était retirée à Everest, loin de toute civilisation, dont elle s’en était ennuyée depuis. Jouissant d’une paisible retraite sur les hauteurs de ce monde, elle répondait parfois à quelques commandes. Puis, elle fit la rencontre de Frelsi Pickens, qui deviendrait quelques temps après sa compagne. Dès lors, l’une comme l’autre se disaient mutuellement qu’elles n’avaient jamais été aussi heureuses de leur vie, même si la forgeronne montrait plus de difficultés à laisser s’exprimer ses émotions.

Si Yulia passait une partie de son temps à confectionner des vêtements de qualité aux travailleurs de la région, son activité principale consistait à forger et coudre une combinaison permettant à sa femme de la soutenir quotidiennement et de pouvoir se déplacer convenablement. Dissimulée sous sa robe, Frelsi la portait constamment sur elle. Mais son état de santé se dégradant, Yulia devait régulièrement fabriquer un nouveau modèle plus efficace et adapté à ses besoins. Slim ne savait pas d’où provenait la maladie dégénérative de sa grand-mère, et aucun médecin du pays non plus.

–Slim Pickens, l’interpella Frelsi, ce qui eut pour effet de la ramener à la réalité. Pour rester sur les bonnes nouvelles, j’ai appris que tu t’étais battu ce matin.

Surpris que l’information circule aussi rapidement, Slim se défendit comme il put :

–Ce n’est pas moi qui ait commencé ! Nicol n’a fait que de me provoquer. Quand il a dit que j'étais un Enfant du Vide, j’ai eu un accès de colère. Alors oui, j’ai réagi avec violence, mais il l’avait mérité.

Frelsi s’approcha de son petit-fils. Elle était tout l’opposée de sa femme Yulia. De la même taille que Slim, elle était néanmoins beaucoup plus maigre. De ses cheveux longs lui tombant au niveau des hanches en sortit un bras fin, dont la main vint de déposer sur la joue du garçon.

–Je comprends mon petit Slim, mais te rappelles-tu ce que je t’ai dit ?

–Oui mais…

Frelsi plongea ses yeux d’un bleu glacial dans les pupilles vertes de Slim. C’était comme s’il pouvait y distinguer son propre reflet.

–Non non, pas de « mais ». Dis moi ce que je t’ai déjà tant répété.

–« Qu’il n’existe pas de telle chose qu’un Enfant du Vide », ajouta Slim en baissant le regard.

–Exactement. Je suis au fait de ce qu’on raconte dans le village et j’irais de nouveau discuter avec les parents de Nicol, mais tu dois trouver l’énergie au fond de toi pour te placer au dessus de tout ça. Et un jour, j’en suis certain, tu seras récompensé.

Slim ne savait pas comment elle faisait, mais les mots de Frelsi parvenaient toujours à toucher son coeur.

–Bon, et si tu allais rendre visite à tes parents ?

–Je comptais le faire. Ça va si je reviens pour le dîner ? J’ai beaucoup de choses à leur raconter.

–Évidemment. Allez fonce.

Slim prit congés de sa grand-mère et disparut à toute allure dans la montagne.

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