Caleb contemplait sa toile couverte d'un amas hétérogène de bleu sans oser regarder en direction du seul individu qui lui avait fait battre le cœur – non par crainte ou par honte, mais par plaisir. Il n'arrivait pas encore à définir le sentiment qu'il éprouvait, tant ce dernier l'avait fuit durant des années : était-ce de la joie ? Du bonheur ? De la satisfaction ? Caleb ne savait pas et, tout ce dont il était certain, c'était que cet échange avait fait naître une agréable chaleur dans sa poitrine. Songeur, il posa son menton entre son pouce et son index, le tatouant de bleu au passage : à défaut de pouvoir nommer cette sensation nouvelle qui l'habitait, peut-être pouvait-il l'imaginer. Il se représenta la dessiner sur une feuille de papier : la première chose lui venant à l'esprit était une courbe, douce, lisse, sur des lèvres bien roses et sincères. Un sourire. L'exercice, bien que relativement rapide, satisfit Caleb.
Il ressentait du sourire.
Alors, ses lèvres un peu colorées de bleu s'esquissèrent en un délicat arc-de-cercle ; ses joues se froissèrent joyeusement en quelques rides à l'image des muscles qui se contractaient sur son visage, et ses yeux, caramels, prirent une teinte plus vive. Sourire était un sentiment si neuf et merveilleux qu'il se demanda comment avait-il fait pour vivre sans sa silhouette fendant sa figure. Il fut soudain pris de l'envie de tourner la tête pour observer Jacob, prouesse qu'il acheva avec brio.
Le jeune homme, d'à peu près son âge, si ce n'est qu'une candeur naturelle lui donnait l'air juvénile, peignait. Sur les poils souples de son pinceau, Caleb distingua l'éclat d'un bleu qu'il connaissait bien, tant dans sa couleur que dans son histoire passionnante. Du bleu Klein.
Avec une bravoure qui lui était rarissime, il se leva de son tabouret et alla à la rencontre de l'Apollon artiste. Il se plaça à son côté droit et admira son travail : des carrés de toutes dimensions sillonnaient la toile comme des pavés une rue d'un vieux quartier vénitien. Certains s'entrecroisaient, d'autres demeuraient solitaires ; mais chacune de ces forteresses planes renfermaient en son sein cette teinte, enfant insolent du mariage d'un bleu outremer synthétique à un liant spécial.
Jacob sourit à l'idée d'avoir un visiteur, sans se retourner vers lui. Puis, il eut un mouvement léger au niveau de la bouche qui annonçait son désir de parler. Caleb fut saisi d'un sursaut de peur instinctif – il allait devoir parler pour répondre, faire résonner le vacarme agaçant de sa stupidité et de son ennuyeux timbre. Dans cette panique floue et désordonnée, il eut une réaction qu'il n'avait pas soupçonnée : il se mit à énumérer à toute vitesse des adjectifs qui lui étaient bien familiers.
— Essentiel, potentiel, spatial, incommensurable, vite, statique, dynamique, absolu, pneumatique, pur, prestigieux, merveilleux, exaspérant, instable, exact, sensible, imprégné, imprégnant, immatériel.
Jacob lui fit face et le regarda avec surprise. Caleb baissa alors machinalement les yeux au sol : sa bêtise naturelle l'avait encore rattrapé, et ce devant la seule personne qui lui avait démontré un intérêt palpable. Il resta figé, la tête basse, ravagé par sa propre humiliation, attendant la sentence : un rire moqueur, une exclamation dégoûtée, un Va jouer ailleurs, un Tu me fais honte.
— Wahou. Est-ce que tu viens d'énumérer la liste d'Yves Klein sur l'IKB ? répondit pourtant Jacob d'un ton sincèrement impressionné.
Caleb n'osa pas relever la tête, sur ses gardes, comme si cette sympathie ne lui était pas destinée ; ou si, encore pire que cela, elle lui était parfaitement destinée, comme un traquenard, un guet-apens, un piège-à-loup. Tandis qu'il se rappelait mentalement qu'il ne pouvait être digne d'un tel intérêt – d'un tel effet – il osa néanmoins hocher faiblement la tête ; ses épais cheveux noirs retombant devant son visage comme un rideau de velours masquant la scène d'un théâtre luxueux.
— Tu es vraiment fort, je bloque toujours à absolu. Je n'ai pas une très bonne mémoire, grommela Jacob sans réagir à l'attitude de son silencieux interlocuteur.
L'exceptionnel courage de Caleb daigna enfin lui donner la force de redresser sa nuque en direction du jeune homme devant lui.
— Merci, parvint-il à libérer de l'étau dans lequel étaient emprisonnées ses cordes vocales.
— Tu t'y connais, en bleu, j'ai l'impression.
— C'est ma couleur préférée, répondit Caleb.
Il y eut une courte pause, durant laquelle Jacob s'ingénia à remplir un carré de bleu Klein. Soudain, l'absurdité de cet acte saisit Caleb, et son besoin d'explication s'exprima tout de suite :
— P-Pourquoi tu fais ça ? C'est totalement contraire à la pensée de Klein.
— Exactement. Je me rebelle avec les armes de l'ennemi. (Il se retourna vers lui et le regarda droit dans les yeux, une lueur rieuse dans l'œil.) Je bluffe en utilisant ses propres cartes. Tu comprends ? (Il était euphorique.) Klein a cherché toute sa vie à libérer les couleurs de la prison que constituent les lignes. Cet absolu sur lequel je bloque, c'était son fantasme le plus profond, il aurait pu épouser la monochromie si cela avait été possible ! s'exclama-t-il enfin.
Caleb comprit. Il déduisit :
— Et toi, tu fais l'inverse. Tu réduis l'essence de Klein, son âme bleue, dans des lignes. Tous ces carrés qui entravent tout ce plein. C'est... (Son esprit d'artiste était subjugué.) C'est de la révolte de haute-voltige.
Jacob laissa échapper un rire mélodieux, ravi de se sentir compris. Et Caleb, lui, se trouva fasciné par cet homme si beau, si intelligent, si tout de plus que lui. Il ne ressentait plus uniquement du sourire ; en effet, se joignant au rire de l'éphèbe, il éprouva aussi une autre énergie, non moins bleue que Cobalt ou Klein.
Caleb sentit naître de l'amour.