Les lampadaires perçaient le voile lapis-lazuli du soir d'un halo couleur abricot. Il y avait dans l'air une senteur enivrante ; un mélange de la beauté des étoiles qui s'allument, du son éclatant de leurs pas sur les pavés du trottoir, de la félicité brillant dans leurs regards. En marchant côte à côte à Jacob, Caleb se sentait nouveau. Plus léger, moins grand, plus libre. Quelque chose était né au fond de son cœur – un battement plus effréné – qui le faisait sourire pour la première fois depuis longtemps. Jacob l'écoutait attentivement et semblait réellement se soucier des réponses qu'il formulait à ses questions. Il n'avait pas l'habitude de ce genre d'attentions et il y avait quelque chose de grisant à briser les règles. Briser ses propres règles.
Alors qu'ils riaient de plus belle dans la rue déserte, Jacob s'arrêta soudainement en le regardant avec profondeur :
— Ma couleur préférée est le jaune.
Caleb frémit quelque peu. Il ne s'attendait pas à ce que Jacob avoue cela, et encore moins à l'expression grave qui était apparue sur son visage en prononçant ces mots.
— Le jaune, répéta-t-il.
— C'est une très jolie teinte, répondit Caleb.
— Mais tu préfères le bleu, murmura Jacob d'un air vulnérable qui lui donnait vraiment le visage d'un enfant.
Il ne savait que répondre. Caleb ne comprenait pas où Jacob voulait en venir, et une bouffée d'anxiété le saisit alors qu'il se perdait dans un flot de pensées infernal. Ils avaient passé la fin de l'après-midi à peindre ensemble, à parler de bleu, de littérature et de musique ; en quittant l'atelier dans la lueur vespérale ils avaient vagabondé ensemble, unis, complices, liés. Et puis tout d'un coup, Jacob ne riait plus. Ils n'avançaient plus. Caleb eut peur. Peur que toute cette journée ne soit qu'un mirage, peur que Jacob ne soit pas celui qu'il prétendait être, peur de ne pas le mériter, peur de le repousser, peur qu'il comprenne que le sang qui affluait dans ses veines était chaud et vermillon comme l'Amour. Son cœur se mit à battre à tout rompre et ses grandes jambes maladroites menacèrent de le lâcher, quand Jacob brisa le silence qui pesait sur leurs épaules.
— Tu m'aimeras quand même si je préfère le jaune au bleu ?
Caleb déglutit avec difficulté. Ses joues se colorèrent d'un incisif incarnat tandis que Jacob se rapprocha de lui, plus près que personne ne l'avait jamais été de son visage ingrat. Il détourna vivement la tête, de peur que l'éphèbe devant lui ne lise dans ses yeux la laideur, ne ressente dans la courbe de ses lèvres du dégoût, ne capture dans la ligne busquée de son nez la difformité. Il entendit Jacob gémir comme un animal blessé.
— Tu ne m'aimes plus.
Jamais on ne lui avait parlé comme cela et Caleb était en train de perdre tout ses moyens. Comment était-il possible qu'une si belle personne s'adresse à lui avec le mot « aimer » ? Était-il possible que, comme lui, Jacob ai ressenti un frisson de l'âme en l'apercevant peindre ? Il ne pouvait y croire, ne voulait y croire, c'était trop gros, trop beau pour être vrai, trop douloureux si c'était faux. Pourtant Jacob avait le regard bas, ses mains se tordaient entre elles.
— Mais si, chuchota-t-il alors d'une voix à peine audible.
Son interlocuteur releva fougueusement la tête, plantant ses yeux dans les siens. Ils semblaient ridiculement semblables à ceux qu'il observait avec amertume dans le miroir de la salle de bain tous les matins, à la différence que les prunelles de Jacob n'éveillaient pas en lui de la répulsion, non, ils faisaient jaillir de sa poitrine une sensation merveilleuse d'apaisement. Jacob fit un nouveau pas en avant et il était si près de lui que le bout de leurs longs nez aquilins se frôlaient. Les yeux du jaune-Apollon le toisaient comme s'ils cherchaient à y découvrir un secret et Caleb rougissait beaucoup trop pour que le soir ne put le dissimuler. Il plaqua ses mains sur son visage pour se cacher.
— Ne... Ne me regarde pas comme ça ! s'écria-t-il en balbutiant.
— Pourquoi ? Ça ne te plaît pas ? J'ai fait quelque chose de mal ?
Jacob semblait sincèrement inquiet.
— C'est mon visage qui ne me plaît pas. (C'était comme si son cœur se déchirait en prononçant ces paroles pour la première fois à haute-voix.) Je suis laid. (Deuxième coup de poignard dans la poitrine.) Terriblement laid. Laid comme un bleu trop dilué, comme un bleu recouvert de noir, privé de sa noblesse, de son potentiel, de sa lueur.
Il fit une courte pause et sur ses joues se déversèrent des larmes.
— Je n'ai pas d'atmosphère, reprit-t-il. Pas de filtre invisible pour réduire mes espoirs filants en amas de poussière dorée. Je me joue de tout, même de mon prénom stupide que je noie sous d'épaisses couches de peinture bleue, oui bleue comme mon chagrin, mes insomnies, et une nuit que Van Gogh a volé ! (Il criait.) Bleu cobalt !
Il éclata en sanglots bruyants et écœurants. Mais contre toute attente, Jacob ne fuit pas. Il ne lui fit aucun reproche, aucune insulte. Il passa simplement sa main dans ses cheveux noirs pour repousser une de ses mèches mouillée par ses pleurs.
— Laisse-moi admirer ta laideur, alors.
Jacob sortit un mouchoir du paquet dans sa poche et tamponna les joues de Caleb pour en sécher le liquide salé. Ce dernier n'osait pas le regarder en face après la façon dont il venait de s'humilier un peu plus.
— Tu n'es peut-être pas aussi beau que du bleu, susurra-t-il avec douceur. Mais pour moi, tu es fascinant comme du jaune.
— Non... Recule... Ma laideur est intangible, inviolable. Il ne faut pas la toucher. Elle inspire la crainte. Ma laideur est sacrée.
Un sourire attendri fendit le visage de Jacob.
— Caleb, seules les choses sacrées ont la chance de pouvoir être profanées.
Puis, tout doucement, il déposa un baiser sur sa joue encore humide. Ses lèvres furent légèrement recouvertes de sel, c'était agréable. Caleb eut alors le courage de le regarder. Il ne pensait plus à rien, si ce n'est au toucher rose que Jacob lui avait offert.
Ils se rapprochèrent alors, et dans un silence pourtant assourdissant, leurs bouches entrèrent en collision. Une collision toute verte : l'alliance d'un jaune lumineux et d'un bleu exaltant.
Bleu cobalt.
Ce chapitre était vraiment émouvant, et très bien écrit comme les autres ^^
J'adore la tendresse avec laquelle tu décris les états d'âmes des deux personnages, et leur échange. La fin est juste sublime ! Il faut dire que ma nouvelle jaune est très similaire à la tienne en fait, même si je n'ai pas encore publié la suite ^^
C'était magnifique !
Au plaisir de te lire si tu publies une autre nouvelle ;)
Fy
Alors je trouvais les premiers chapitres bien, mais celui-là il est encore mieux. J'ai vraiment beaucoup aimé ton histoire. Les deux personnages sont attachants et c'est intéressant comme tu décris les émotions.
L'art fait partie de l'histoire et s'y mélange parfaitement, n'étant pas trop présent ni trop absent.
Je suis presque un peu triste que ce soit la fin.
Merci .
P-S : Je ne savais pas que les couleurs pouvaient avoir une histoire.
Ta nouvelle est aussi compliquée que fluide, et l'ensemble est très esthétique.
Elle m'a beaucoup inspiré, je t'en remercie :)