V. Quelques heures plus tard – Dimanche après-midi

Par _julie_

Manu sifflotait en traînant son caddie à rayures roses et violettes. Il avait bien mangé, bien bu, bien ri, et il était sorti requinqué de chez Benji. La chute du bus était de l’histoire ancienne, et il se sentait un homme nouveau et plein d’énergie, prêt à croquer la vie à pleines dents. Il n’avait jamais été aussi déterminé à faire les courses. Dommage qu’il s’y prenne au dernier moment. Le dimanche après-midi, il y avait une seule petite épicerie ouverte à Sersun. Le Co allait râler quand il lui annoncerait qu’il n’avait pas pu acheter leur pizza préférée thon-gingembre, seulement disponible chez Cochamp. Tant pis, il allait innover, pour une fois. Manu est entré tout guilleret dans la boutique, a salué le commerçant et s’est dirigé immédiatement vers le rayon des surgelés, où il a regretté de porter des claquettes. Ses orteils se sont rétractés sous ses chaussettes d’une propreté douteuse. L’air était plutôt frais, par ici. Il s’est planté au niveau des couscous et des gratins réfrigérés, l’air dubitatif. Antoine et lui avaient atteint au fil des années une expertise en termes de plats surgelés difficile à égaler. Ils les avaient tous goûtés, et plutôt deux fois qu’une. Non pas qu’ils les appréciaient, mais plutôt qu’ils les préféraient à leurs rares tentatives culinaires. Manu se grattait le sommet du crâne et a fini par sortir son téléphone portable.

- Allô, le Co ? Ouais, c’est moi. J’ai besoin d’aide pour choisir le menu de ce soir. Un tajine, ça te va ?... Oui, comme hier, je sais… Sinon une Regina ? Ah merde, c’est vrai, t’aimes pas les champignons… Non, y a plus de gratin dauphinois… Non plus… Sinon on part sur un taboulé ?... Trop sain ? Oh, Antoine, t’es relou… Pour une fois qu’il y a des légumes…

Dans le rayon d’à côté, entre les bocaux d’asperges et les conserves de tomates, Élise s’était figée. Cette voix lui disait vaguement quelque chose, mais elle n’aurait pas pu dire d’où elle la connaissait. A pas de loup, elle s’est rapprochée de l’allée, s’est dévissée le cou et a risqué un œil prudent sur le rayon surgelés, prenant garde à ne pas faire dépasser le reste de son corps. En une fraction de seconde, elle a relevé la tête et s’est précipitée au fin fond du rayon des boîtes. La voix familière était celle de l’inconnu du bus ! Elle n’en revenait pas de tomber deux fois dans la même journée sur un tel empoté. Maintenant qu’elle était prévenue de sa maladresse et de son instabilité, elle prendrait garde à ne pas l’approcher de trop près. En fait, elle préférait ne pas le croiser du tout. L’idéal serait qu’il ne remarque même pas sa présence. Elle ne voulait pas s’infliger une seconde fois les plates excuses de l’inconnu et le rappel de sa chute ridicule. Non, vraiment, elle ne le supporterait pas. Il fallait faire preuve d’inventivité pour l’éviter dans cette si petite boutique. A moins qu’elle ne reste cachée le temps qu’il finisse ses achats ? Impossible. Les allées étaient nettes et bien éclairées. Pas de coin sombre ou de porte dérobée à l’horizon. Et puis, elle n’allait quand même pas se retarder à cause de cette grande perche ! Elle avait sa fierté. Manquer le début d’un déjeuner familial, passe encore, mais là, il s’agissait de rentrer chez elle se gaver de séries toute la soirée. Pour rien au monde elle ne devait être en retard à ce rendez-vous dominical essentiel à son bien-être. Elle a inspiré par le ventre, bloqué sa respiration quelques secondes, et expiré lentement. C’est bon, elle était prête à affronter la grande perche qui l’avait humiliée publiquement le matin-même. Elle s’est avancée avec le plus de nonchalance dont elle était capable et a tripoté des carottes flétries du bout des doigts. Pas fraîches, ni bio. La faute à ce foutu déjeuner qui l’avait empêchée de faire ses courses plus tôt. Voilà qu’elle était contrainte à bouffer des pesticides. Elle a eu une pensée émue pour Ecomiam, sa supérette aux produits locaux et biologiques, et qui n’était pas ouverte, à son grand dam, les dimanches après-midi. Tant pis, elle se passerait de légumes cette fois-ci. Elle s’est rabattue dans un soupir sur le rayon surgelés à moitié vide. Il fallait qu’elle fasse la razzia sur les derniers plats végétariens comestibles avant que la grande perche ne les emporte tous dans son caddie. Dommage, il n’y avait plus de gratin dauphinois… Élise se rapprochait progressivement du jeune homme en parcourant les rangées clairsemées de produits sur-emballés. Soudain, elle a repéré, dans le bac réfrigéré du bas, une seule et unique pizza quatre fromages, la dernière du magasin. Elle n’était même pas congelée, il suffisait de la réchauffer. La parfaite candidate. Ni une, ni deux, elle s’est précipitée sur la petite boîte cartonnée. C’était sans compter sur ses petits bras qui n’atteignaient pas le fond du bac, ni sur la grande perche, qui avait plongé au même moment pour saisir la pizza. Il y a eu un moment de flottement, la main d’Élise s’agitant vainement dans l’air, celle de la grande perche refermée sur la boîte tant convoitée. Lentement, ils se sont tournés l’un vers l’autre. En découvrant le visage de la propriétaire de la main frénétique, la grande perche a ouvert la bouche en une expression ahurie proche de celle d’un poisson rouge, et a fait tomber son téléphone portable qu’il avait oublié dans sa main libre. Celle qu’il s’obstinait à appeler la femme aux reflets verts, au rayon surgelés de Chez Abdel. Il n’aurait jamais cru la trouver là, dans un lieu si commun, si peu distingué. Elle faisait tache dans ce décor insipide et miteux. L’élégance de son tailleur-pantalon et la grâce de ses cheveux flottant gentiment autour de ses épaules lui donnaient l’air d’une image découpée d’un magazine et recollée au mauvais endroit. Oui, elle méritait mieux que de se battre pour une quatre fromages dans un coin de supérette d’une ville insignifiante. Et pourtant elle était là. Au fond, elle était un être humain ordinaire. Il s’est fait la réflexion qu’à ses yeux, elle ne l’était, et ne le serait jamais. Son charme fuyant et sauvage l’attirait. C’était ainsi. La position dans laquelle il s’était immobilisé, plié en deux pour attraper la pizza, commençait à devenir très inconfortable, alors il s’est relevé et lui a tendu la petite boîte cartonnée.

- Pour me faire pardonner, lui a-t-il dit en guise d’explication.

Élise n’a pu réprimer un sourire. Son air penaud l’attendrissait. Il avait l’air réellement désolé et fixait un point vague à droite de son visage, comme s’il n’osait pas la regarder dans les yeux. Elle eut une bouffée d’orgueil à l’idée d’intimider ce géant d’un mètre quatre-vingt-dix. Puis elle s’est ravisée en le détaillant : caddie à rayures roses et violettes, sweat-shirt encombré d’un énorme dessin de panda, short probablement fait maison, découpé dans un vieux jean, claquettes-chaussettes, cheveux enroulés dans un chignon croulant, mèches rebelles et lunettes devant les yeux. Il n’avait pas l’air féroce, tout compte fait. Élise doutait de ses capacités à tenir debout ; toute forme de violence n’aurait eu l’air que d’une vaste blague chez ce jeune homme au regard doux et rêveur. Il avait un charme… un charme fuyant. Un charme qui se dérobait. Mais qu’Élise apprenait peu à peu à saisir. Elle a pris le carton à pizza des mains de la grande perche.

- On partage ? lui a-t-elle proposé.

La grande perche a rougi, souri, pâli, et s’est balancé d’un grand pied sur l’autre, comme s’il ne savait pas s’il fallait accepter.

- C’est moi qui paie, a-t-elle insisté pour montrer qu’elle ne se moquait pas de lui (du moins, pas cette fois).

Comme la grande perche se grattait la nuque et ne semblait pas décidé à lui répondre, elle s’est rendue à la caisse d’un pas énergique, a sorti sa carte bancaire, a levé les yeux au ciel lorsqu’on l’a informée que le paiement sans contact ne fonctionnait pas, a rentré son code en frappant sur les touches plutôt qu’en appuyant pour bien signifier son énervement, et est sortie du magasin.

Manu était bouche bée. Décidément, il ne comprenait rien à rien. Il se résignait à dîner de poisson pané lorsqu’il a vu la tête de la femme sans reflets verts se pencher à travers l’entrée.

- Bon, vous venez ?

- Oui, bien sûr, je me dépêche, a-t-il bredouillé.

Elle n’était pas partie. Mieux : elle l’avait attendu. Le comble : elle l’avait vouvoyé. Son cœur s’accélérait à cette pensée. Quelle distinction chez cette femme, quel sens du respect… Ce vouvoiement délicieux, et cette courbure aimable des yeux… Aucun doute, elle était exquise. La chute dans le bus et ses phrases cinglantes étaient victimes d’une amnésie temporaire. Il voulait croire à un renouveau, à une seconde chance – pour elle ou pour lui, il n’aurait su le dire. Manu a embarqué au hasard un paquet de chips au poulet et un bocal d’olives vertes pour se donner une contenance, a étalé quelques pièces sur le comptoir en disant au vendeur de garder la monnaie – il ne le faisait jamais, mais il ne voulait pas faire trop attendre la femme sans reflets verts de peur qu’elle s’impatiente et file à l’anglaise comme elle en avait l’habitude.

Il s’est retenu de se précipiter vers la sortie, se mordant les lèvres pour tenter de contenir l’énorme sourire qui lui mangeait les joues. Elle l’attendait à quelques pas de là, les yeux rivés sur son téléphone. Lorsqu’elle l’a vu, elle l’a immédiatement rangé dans sa poche.

- Excusez-moi.

Manu avait bien l’intention de lui répondre, mais il ne trouvait pas la formulation adéquate entre « pas de souci », « je vous en prie », « aucun problème », ou juste « ne vous excusez pas », et il n’avait qu’une fraction de seconde pour se décider ; trop tard, trop tard, il secouait la tête et souriait comme un idiot en espérant faire passer les gestes ce qu’il voulait lui dire par les mots, des mots maladroits qui ne franchissaient pas sa bouche parce que devant elle, tout lui paraissait ridicule, la ville, les gens, et en premier lieu toute sa personne ou ce qui s’y rapportait, le Co, Marine, les caddies roses et les claquettes.

- J’ai très faim, a-t-elle ajouté. Pas vous ?

- Si… Si si.

- On pourrait manger la pizza tout de suite, si ça vous va. Vous aimez la pizza froide ?

- Oui… oui oui. Ça me va. Très bien. Parfait.

- On ne va tout de même pas manger debout en pleine rue.

- Ah non… Non non.

Comme la femme sans reflets verts ne répondait pas et continuait à le fixer, Manu a compris qu’elle attendait un semblant de prise d’initiative.

- On pourrait aller au parc Mallarmé ! s’est-il exclamé, tentant de se ressaisir. C’est juste à côté, et c’est très joli, vous verrez.

Elle a ri. Manu a songé qu’elle avait un joli rire, mais se soupçonnait de manquer d’objectivité.

- Merci, je connais.

- Oh, oui. Bien sûr.

- Mais c’est une très bonne idée, vous avez raison. On y va ?

Ils se sont mis en route. Manu évitait son regard. Sous son crâne, ça se bousculait. Ce brusque changement d’attitude le perturbait un peu. Il se méfiait, sans savoir vraiment de quoi. Le visage expressif de la femme sans reflets verts faisait transparaître ses émotions. Ses traits étaient en perpétuel mouvement. On y lisait les passages furtifs des sentiments qui se succédaient. Alors, de quoi avait-il peur ? Elle était encore plus intimidante que lorsqu’elle était froide. A présent, elle devenait imprévisible, insaisissable. Il avait l’intuition qu’il lui faudrait du temps pour parvenir à la cerner.

- Je ne vous ai même pas demandé votre nom.

- Je m’appelle Élise. Et vous ?

- Manu.

- Enchantée.

- Enchanté.

En prononçant ce mot, il a réalisé que c’était l’une des premières fois qu’il le pensait vraiment, et qu’il avait conscience de tout le sens qu’il donnait à ses paroles, à leur portée. Ce n’était pas uniquement une formule de politesse qui s’imposait à lui. C’était sa pensée qui le lui avait soufflé. Il conscientisait ce qu’il disait. Il renversait la dictature des lèvres répandant des phrases toutes faites et des réponses bateaux. Il n’était plus à la solde de la parole automatique. Manu était réellement en.chan.té. Élise. Connaître son nom le faisait frissonner, comme s’il l’avait surprise nue par erreur. Cinq lettres, un pan entier de son intimité. Cela lui donnait du relief, de la consistance, de l’humanité et des limites. Élise n’était pas Élisa, Lise ni Marie-Claire. Ses contours se définissaient. Un prénom n’était pas neutre. Elle ne pouvait plus être une chimère idéale et nébuleuse, faites de brumes, de fantasmes et de reflets verts. Élise, c’était une vie, une origine, une famille, des amis, un futur, un présent, des peines, des joies et des problèmes, des os aussi, des veines, un cœur qui battait pour quelque chose, mais quoi ? Élise, c’était autant de portes ouvertes que de portes fermées. Manu n’avait pas la clé mais sentait qu’il aurait la patience d’essayer toutes les serrures.

Ils sont arrivés au parc Mallarmé, un parc tout simple mais coquet. Des enfants braillaient dans les toboggans et des mamies promenaient leurs petits chiens. Il n’y avait pas grand monde. C’était tranquille, c’était parfait. Élise lui proposait successivement de s’asseoir sur un banc, à l’ombre, au soleil, sur la grande pelouse, derrière le lac, sous un arbre ou près du petit muret. Manu haussait les épaules à chacune de ses propositions. La scène lui paraissait trop surréaliste pour discuter de choses pratiques. Il assistait en spectateur curieux au déroulement de sa propre vie. Peu à peu, il sentait le cours des événements lui filer entre les doigts. Élise, mine de rien, avait pris en main son destin. L’astrologie lui paraissait décidément bien ridicule ; à moins qu’Élise ne soit son centre de gravité, sa petite planète, et que ses yeux magnétiques fassent osciller ses émotions comme la Lune avec les marées. En s’installant finalement sur une pelouse dégarnie près du lac plat et imperturbable, il avait l’impression d’avoir plongé dans une vague et d’être pris dans un rouleau sans fin. Il n’était plus sûr de savoir où était la terre et le ciel. Tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il ressentait, c’était la présence d’Élise qui se démultipliait autour de lui comme les fragments d’un miroir brisé.

Elle parlait beaucoup mais jamais d’elle-même. Le silence lui faisait peur. Manu hochait la tête, riait parfois, la regardait souvent – tout le temps, en fait, à part quand il essayait de couper une part de pizza avec ses doigts. Elle ne le regardait jamais dans les yeux. Son regard ricochait sur l’herbe, les arbres, l’eau du lac et les passants. Manu s’est fait la réflexion qu’on devait les prendre pour un couple. Il a eu peur de cette pensée, parce qu’il avait peur de s’y perdre et d’oublier le moment présent, alors il a plissé les yeux en essayant de se concentrer sur la bouche d’Élise et d’en saisir les paroles. Il attrapait des mots mais pas le sens général. Manu sentait que le contenu n’était pas important. Élise comblait le silence. Au fond, ce qui comptait était de trouver un prétexte pour prolonger le moment. Il était heureux et se demandait si elle l’était aussi, assise sur un coin de pelouse à partager une pizza avec un inconnu qui l’avait fait tomber dans le bus.

Le la c’est fou je crois non vraiment enfin peut-être oui évidemment mais être vie ville parc travail quand est-ce que quoique vous vous vous étonnant lent beau rouler des voitures vacances critique les vite printemps là rangent doute j’espère ici demain oh… entendait Manu. Le bavardage d’Élise était un miracle simplement d’exister. Elle lui parlait et lui consacrait du temps. Elle n’avait probablement rien de mieux à faire, certes, mais c’était déjà ça. Il préférait la connaître en la regardant qu’en l’écoutant. Les paroles ne lui apprenaient rien en elles-mêmes, tout était dans son attitude qu’elle ne contrôlait plus lorsqu’elle était occupée à prononcer des phrases sensées, sujet-verbe-complément. Élise n’était pas fabriquée à partir de mots, de lettres et de sons ; elle était un visage, une gestuelle, des intonations, et des tics. Manu a remarqué le tremblement nerveux de sa jambe repliée. Chacun de ses silences s’accompagnaient d’un geste, sorte de parole muette : elle replaçait une mèche de cheveux derrière son oreille ; elle tripotait ses bagues, son collier, son bracelet ; elle se rongeait les ongles ; elle tirait ses manches.

- Est-ce que vous vous sentez bien avec moi ?

La question lui avait échappée avant qu’il ne réalise ce qu’il venait de demander. Il avait été trop direct, il le savait, mais c’était la seule solution pour obtenir une réponse sincère.

- Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Regard direct, cette fois. Yeux grand ouverts. Corps tendu, sur la défensive. Sous son manteau et sa chair, Manu imaginait ses muscles contractés.

- Ben… Vous n’arrêtez pas de vous tordre les mains depuis que nous sommes arrivés ici.

- Ah ? Je ne m’en étais pas rendu compte.

Elle était sincère, et c’était ce qui le désolait.

- Je… Je peux vous demander un service ?

- Allez-y.

- En fait, j’aimerais faire une expérience.

- Quel genre d’expérience ?

- Eh bien… Si vous acceptez, bien sûr, je ne veux pas vous forcer... Sentez-vous libre... Enfin, de refuser, quoi... Mais, donc, dans le cas où vous accepteriez de faire l'expérience, il faudrait que vous parliez pendant deux minutes. Sans vous arrêter, hein, ni réfléchir à ce que vous dites. Il n’y a pas du tout besoin que ça ait du sens, il faut prononcer tout ce qui vous passe par la tête. Le but, c'est que ce soit naturel, spontané.

- Vous êtes sûr ?

- Pourquoi pas ?

- Je ne sais pas… Je ne sais pas ce que je pourrais dire, si je n’y réfléchis pas…

- Vous… réfléchissez toujours ? Avant de parler, je veux dire.

- Bien sûr. Comme tout le monde. Non ?

- Alors vous allez désapprendre à réfléchir. Et même réapprendre à penser.

- En parlant comme je pense ?

- Si vous voulez, oui, c'est à peu près ça... Vous me direz qui vous êtes en laissant votre bouche parler pour vous, en quelque sorte. Les mots que vous prononcerez seront ceux que vous utilisez souvent, enfin régulièrement, pour communiquer avec les autres... ou avec vous-même, d'ailleurs.

- Et si ça n’a pas de sens ?

- Ça en a toujours un.

- Je n’ai jamais essayé.

- Il ne faut pas avoir peur. Fermez les yeux, voilà, très bien, concentrez-vous, ou plutôt non, excusez-moi, laissez-vous aller, justement..

- J’y vais ?

- Eh bien, euh, oui... Quand vous voulez.

Elle a ramené ses jambes en tailleur et s’est éclairci la gorge.

- Alors… Le parc est grand j’ai encore faim la pizza n’était pas bonne des mots des mots des maux démotivée enfin non je crois j’espère il faudrait il faut je ne sais plus avant maintenant des enfants crient mais je ne veux pas d’enfants comment ai-je pu en être une c’est le plus bel âge du monde plus vite et alors finir finir quoi encore tiens bizarre oh c’est beau curieux mais non attends bien sûr le parc le lac lisse tout doux tout doux comme des yeux ses yeux non pas ça le bus pas le droit juste et la justice mais non temps tante tentation attention tiens ça se ressemble c’est fou il y a toujours trop de coïncidences à croire que le hasard existe je tu il nous vous ils comme je disais en primaire pourquoi n’ai-je jamais arrêt de me le répéter comme l’alphabet et éviter de marcher sur les lignes dans la rue ça ne sert à rien c’est un jeu ah oui ça fait longtemps j’attends pourquoi pour quoi mais je n’ai pas le temps vite dents douche ce soir et je perds persiste qu’est-ce que tu veux rien dommage oui trop dommage vent du vent frais j’ai froid le pain deux euros vingt le café cher pas moi pas moi enfin essayer l’objectif le but échec mais ça veut rien dire qu’est-ce que ça veut dire pourquoi mais enfin pourquoi.

Elle avait dit ça d’une traite en regardant des reflets danser sur l’eau du lac, derrière Manu. Elle a pris la dernière part de pizza, a mordu dedans, mâché rapidement, avalé.

- Vous ne dites rien, a-t-elle lâché.

- Oh. Je pensais.

- A quoi ?

- A ce que vous avez dit.

- Ça ne voulait rien dire. C’est ridicule.

- Non... Non, pas du tout. Vous savez comme moi que ce n’est pas vrai.

Élise triturait des brins d'herbe pour se donner une contenance et éviter de répondre.

- J’ai l’impression de vous connaître, a avoué Manu avec une audace qui le surprenait.

- Vous n’avez pas tout à fait tort.

- Qu’est-ce que ça vous a fait ? De parler sans réfléchir.

- C’était comme... être nue. Être nue et ne pas pouvoir se cacher.

Manu restait silencieux.

- Maintenant vous me connaissez mieux que n’importe qui, a-t-elle ajouté.

- Parler sans réfléchir, c’est pire que de dévoiler un secret, il me semble.

- Ah oui ?

- On dérègle le langage, poursuivit-il comme si elle ne l'avait pas interrompu. Les mots... Ils nous échappent, et on ne peut pas, on ne doit pas les rattraper. Dans le cas d'un secret, on peut encore choisir notre manière de formuler, de présenter les choses, vous voyez, on peut les enrober, jusqu'à ce que la forme déforme le fond. Sauf que les mots n’ont de sens que s’ils sont spontanés, quand ils émergent de notre... de notre subconscient. Au plus profond de nous, la bouche choisit des mots plutôt que d'autres, des choix qui échappent à notre raison mais qui font écho à tout le reste... La mémoire, la culture, les habitudes, les sentiments... Je... Je crois que la grammaire pourrit la pensée, en quelque sorte.

- Vous êtes original, a dit lentement Élise, le regard perdu et naviguant entre plusieurs enfants qui s'ébattaient sur les pelouses.

- Oh, j'ai sûrement un peu trop pensé... Quand on ne parle pas beaucoup, on apprend à réfléchir sans formuler... C’est libérateur.

- La pensée va au-delà des mots, pour vous ?

- Je dirais que les mots sont un outil pour l’exprimer... Mais comme tous les outils, il a ses limites... Un mot pour chaque chose, pas deux, encore moins trois... Vous ne trouvez pas ça affreusement réducteur, vous ? Un mot, c'est rien, rien du tout, et ça prétend définir toute une réalité... Pourtant ce n'est qu'un... qu'un angle, un prisme, une manière d'aborder quelque chose, qui nie et efface tous les autres angles, tous, tous les autres points de vue... Bien sûr, pour un mot, il peut y avoir une infinité d'interprétations, d'imaginaires cachés derrière, qui dépendent de chaque être humain. On y plaque notre propre histoire, nos sentiments, nos connaissances.... Mais alors, à quoi sert un mot, si ce n'est pas à désigner d'une manière commune une réalité commune ?... Vous savez, on oublie souvent qu'il n'y a pas qu'un seul langage, et certains se passent de mots...

- Vous pensez au langage des signes ?

- Pas que. Il y a le langage des gestes, celui des regards… des silences.

Elle n'a pas répondu.

- Là, par exemple, vous êtes en train de réfléchir... Vous ne m’écoutez plus. Les silences sont très instructifs, vous savez.

- Vous avez l’œil.

- Oh, j’ai surtout de l’entraînement.

- Moi, je déteste le silence.

- Et pourtant, les mots ne servent à rien, parfois. Ils peuvent même être trompeurs.

- Oui, mais le silence fait douter. On ne sait pas à quoi à se raccrocher, même en façade.

- L'humain déteste le vide.

- Ça, je l’avais remarqué.

- Même quand vous croyez ne rien faire, votre cerveau est occupé à... à une multitude de choses. Alors, alors ces choses prennent toute la place. Regarder... Sentir... Penser... Respirer... Alors, alors vous prenez conscience de tout, tout ce qui se passe autour de vous. Plus rien n’est... automatique, vous voyez. On a conscience de tous ces phénomènes en et autour de soi. On les ressent, on vit plus... plus fort.

Elle s’est étirée en levant les bras au-dessus de sa tête.

- Ça ne vous arrive pas, à vous, parfois, de vouloir… ne rien faire ?

- Tout le temps.

- Qu’est-ce que vous faites dans ces cas-là ?

- Rien. Mais c’est toujours quelque chose.

- Vous jouez avec les mots.

- Ce sont les mots qui jouent avec nous.

Elle s'est tournée vers lui, le visage ouvert, plein d'un sourire qui la remplissait entièrement et se propageait à tout son corps.

- Qu'est-ce que vous diriez de faire rien ensemble ? On attend, on regarde, on respire. Puisque c'est déjà quelque chose.

Manu a hoché la tête. Il sentait que pour elle, c'était la première fois, et était heureux de l'initier à quelque chose qu'elle ne connaissait pas. Elle qui lui avait donné l'impression d'être tellement plus que lui.

La nuit tombait et ils ne bougeaient pas. Peut-être que d'habitude les mots prenaient trop de place dans son corps et l'étouffaient de l'intérieur. En tout cas, Élise respirait plus largement. Elle se sentait mieux, délestée de toutes ces lettres encombrantes. Elle s'imaginait les noyer au fond du lac lisse et froid comme s'il s'agissait des petits carrés barrés d'une lettre avec lesquels elle jouait au Scrabble. En mettant sa vie en pause, elle la sentait autour d'elle, dans les branches qui s'agitaient, dans l'herbe qui s'inclinait selon les vents, dans ses poils qui se hérissaient à cause du froid. Quand la température est devenue trop basse, ils se sont relevés, ont secoué leurs vêtements humides et froissés, se sont regardés. Élise a fait mine d'ouvrir la bouche, mais Manu l'a fait taire d'un regard. Il n'y avait toujours pas besoin de mots. Leurs mains se sont trouvées et se sont serrées longtemps. Puis Élise lui a fait le sourire artificiel qu'elle réservait aux juges lorsqu'elle se sentait perdre un procès, l'a salué d'un signe de tête un et a tourné vivement les talons. Elle marchait vite et essayait de se persuader que c'était uniquement parce qu'elle avait froid. Tout au fond de son cerveau, en-dessous des mots, son subconscient lui criait de faire demi-tour et de rester avec lui, mais Élise ne le comprenait pas encore. Elle n'avait pas appris le langage qui se passait de mots.

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