22 août 512
Pourquoi ai-je toujours l’impression que je ne vais jamais m’en sortir ? Et pourquoi je ne m’en sors jamais ? Mes amis ont tous à leur actif plusieurs succès, d’une forme ou d’une autre, et moi qui étais leur égale, même leur supérieure sur bien des aspects, je suis une ratée. Pourquoi ? Comment en suis-je arrivée là ?
V. FIRANDE
- Ce soir, comme vous tous, je suis très fier. Je le suis même peut-être un peu plus encore que vous. Je suis fier parce que tu es quelqu’un de formidable, Firande. Et si c’est dans les grandes occasions comme aujourd’hui qu’on prononce ce genre de discours, je veux que tu saches que j’ai toujours été fier de toi, même dans les moments plus difficiles. À part nous deux, Dieu seul sait combien il y en a eu. Mais tu es toujours resté droit, bien mieux que je n’ai jamais réussi à le faire dans les temps de tempête. Tu es ma joie et ma fierté, Firande. Alors aujourd’hui, profite de cette célébration en ton honneur, tu l’as méritée. Savoure les jours heureux. Tu sais le travail à accomplir pour les provoquer.
L’assemblée, composée d’une quarantaine d’amis et membres de la famille, trinqua. Tous étaient souriants, voire hilares. Au moins heureux. Seul Firande gardait un air grave. Il soutint le regard de son père alors que celui-ci descendait de l’estrade et levait son verre dans sa direction. Il voyait trouble. Il y eut un moment d’inquiétude à sa table, mais peu à peu le visage de Firande fut pris de tressaillements. Il était ému aux larmes. Sans qu’il n’ait jamais su pourquoi, l’expression du sentiment de fierté le touchait toujours profondément. C’est sans doute le plus noble des sentiments, le plus généreux. Qu’on le redouble ainsi de liens familiaux, il pleurait à tous les coups. Il se laissa donc aller peu à peu à son émotion, se relâchant sur sa chaise, buvant à grands coups et répondant avec effusion aux félicitations et aux bravos. Il ne pensait plus à rien, il était ivre et il était heureux.
- Ne me demandez rien, je n’y comprends goutte !
- Voyons Firande, ne faites pas le modeste. Tout le monde sait que vous avez travaillé main dans la main avec votre fils. C’est un secret de polichinelle.
- Je vous laisse libre de vos propos, sans commentaires !
- Nous sommes entre nous Firande…
- Figurez-vous que non, justement. C’est strictement confidentiel, mais plusieurs gouvernements s’intéressent de près aux travaux de Junior. Nous avons déjà reçu plusieurs visites…
- Vous concédez donc le « nous » !
- Je ne concède rien (il a l’air faussement grave, puis il sourit). Je ne nie rien non plus. Enfin, aujourd’hui n’est qu’un commencement, vous en saurez vite beaucoup plus.
- Mais beaucoup plus sur quoi ? Même si vous prétendez n’y rien comprendre, vous en savez forcément plus que nous. Il y a tant de mystères… Sont-ce même des travaux de linguistique comme on le prétend ? On parle de tablettes trouvées dans le désert de Toramama...
- On parle aussi d’une implication du Temple…
- Voyons, voyons, ne rentrons pas dans les détails techniques. Junior est formé à l’université fédérale de linguistique, il a même été major de sa promotion. Il travaille, et il travaille bien, je vous rassure, dans son domaine de formation. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il décrypte un texte découvert il y a plusieurs lunes dans une langue antique.
- Il s’agit donc bien d’une découverte archéologique ? Mais pourquoi suscite-t-elle tant d’engouement ?
- J’en viens à me répéter, cher ami. Ne me demandez rien, je n’y comprends goutte !
Firande Sr. semblait beaucoup s’amuser du cortège de curieux qui l’assaillait, répondant aux questions avec désinvolture et talent. Il était un vieux routier de la politique, avait gravi plusieurs échelons locaux, régionaux et même nationaux avant de se ranger pour profiter de ses vieux jours. Bien sûr, à peine retraité il avait directement pris son fils sous son aile, pour garantir à ses travaux les fonds et la confidentialité qu’ils requéraient. Il était difficile de l’imaginer oisif ou solitaire. Il avait besoin de travailler, comme il avait besoin qu’on le regarde. Avec sa tenue d’un blanc éclatant, ses bijoux dorés qui brillaient de mille feux, sa coupe parfaite et luisante, son rire gargantuesque, il était naturellement le centre de l’attention. Cela convenait parfaitement à Firande Jr., plus introverti et certainement plus à l’aise dans la solitude de son bureau qu’à l’occasion d’une soirée mondaine de ce genre. Il se complaisait dans son ivresse protectrice, laissant faire papa pour occuper les curieux. Il écoutait distraitement Astia lui tenir la jambe sans parvenir à comprendre de quoi elle parlait. Il songeait à cette fête en son honneur, sa thèse achevée, la joie pure et sans tâche de ces amis qui ne savaient même pas sur quoi il travaillait, mais étaient malgré tout contents pour lui, parce qu’ils l’aimaient, tous. Il ne pouvait leur dire, bien sûr, dans un cas comme le sien, chaque mot valait de l’or. Il saisit au vol une coupe de champagne. Il ne pouvait pas se permettre de penser à eux. La série de rendez-vous allait enfin commencer, d’ici à deux jours. Tout se dénouerait enfin, tout serait enfin clair. Il avait réussi à évacuer le stress d’être victime d’un canular. Non, le message était authentique, il en était absolument sûr, tous les indices concordaient. Authentique, le message était donc inestimable, dans le plus pur sens du mot. Sr. pensait en termes de gros sous, et lui-même n’était pas insensible à l’idée d’une vie de farniente, la maison en bord de mer, la subsistance de deux générations déjà assurée, la paix. Mais il fallait penser avant tout en termes scientifiques. Firande voulait la gloire. Il ne voulait pas vendre sa découverte, ni promettre son silence. S’il s’écoutait penser, il voulait plus que tout participer aux équipes de recherches qui allaient prendre le relai. Ce qui allait arriver, dans quelques jours, il en avait la certitude, que ce soit dans le désert du Toramama ou sur les pentes du mont Pomares, serait l’événement historique le plus important de mémoire vivante. Il ne voulait pas se contenter d’être une note de bas de page ! Il devait avant tout faire ses preuves, montrer qu’il n’avait pas volé sa position, qu’il n’était pas arrivé là sur un coup de pot, mais qu’il avait fallu au contraire déployer un grand talent scientifique. Sans lui, les résultats ne seraient pas assez rapides, pas assez probants. La crainte du canular dépassée, c’était maintenant la peur de ne pas être pris au sérieux qui l’empêchait de dormir. Il se remémora les conseils de sa mère. Il s’agissait de négocier finement, de jouer sur la corde patriotique autant que religieuse, de laisser entrevoir un gain incommensurable, inimaginable, de faire comprendre qu’il voulait avant tout aider son pays, qu’il était mû par l’intérêt général plus que par une banale ambition personnelle, que la Sossuze sortirait grandie de découvertes plus poussées. Il mâchonna un moment, sans se rendre compte qu’Astia, gênée, s’était tue depuis un moment. Il ne pouvait pas utiliser le mot « grandie », peut-être plutôt « glorifiée ». Il avait peur à l’idée que Sr. le pousse vers le plus offrant. Dans son esprit, la Sossuze était la seule patrie digne de vivre ce moment. Il ne s’agissait pas seulement de son pays, mais également de la Terre Sainte, même si son père restait insensible à ces arguments. Qu’importe les scandales récents, ces accusations calomnieuses de magouilles compliquées, ces faux emplois et ces salaires astronomiques versés à des morts. Firande suivait l’affaire, bien sûr, mais il prenait le parti du gouvernement, il faut parfois casser quelques œufs quand on dirige un pays aussi puissant, et puis il fallait distinguer les erreurs des individus et la la valeur profonde de la nation. Il ne traiterait pas avec le gouvernement du moment, mais avec la Sossuze elle-même. Qu’importent les individus imparfaits quand la notion qu’ils incarnent est pure ? Or pour Firande, une chose était claire : il était inimaginable que des infidèles ou pire, des hérétiques, mettent la main sur le message divin. Il avait accepté de recevoir d’autres représentants, certes, par politesse, mais son choix était déjà fait. Il s’imaginait déjà rabrouer ses autres interlocuteurs, leur rappeler, selon la formule consacrée, que son âme n’avait qu’une allégeance. Il finit son verre, se calma, tout irait bien, tout irait pour le mieux. Il rit intérieurement de la bonne leçon qu’il allait donner à ces charognards qui ne pouvaient comprendre la profondeur de son sentiment patriotique, sentiment qu’il se plaisait à considérer comme le fondement de tous les autres, et dans la seconde suivante il sentit à nouveau les larmes lui monter les yeux en imaginant le représentant de la Sossuze le féliciter au nom de la nation reconnaissante. Rencontrerait-il la Lumière de Diphda en personne ? Il ne pouvait imaginer rien de plus beau. Astia le regardait intensément. Il se sentait un peu mal à l’aise.
- Et comment vont tes recherches à toi, Astia ? Des avancées significatives ?
Ils se connaissaient depuis leur entrée à l’université il y a quelques années. Ils avaient rapidement sympathisé parce qu’ils allaient aux mêmes cours, avec la même assiduité et la même curiosité. Elle était pleine d’énergie et d’ambition, il était plus terre-à-terre et travailleur, et longtemps ils avaient été un moteur l’un pour l’autre. Elle le poussait à plus d’audace, il la forçait à plus de pragmatisme. Une concurrence bonne enfant avait cimenté leur amitié, mais aujourd’hui Astia était loin d’espérer le succès que Firande touchait du doigt. Elle s’était spécialisée en neurolinguistique, un domaine a priori plus porteur, mais qui aurait pu deviner que Firande toucherait le gros lot ? Elle devait mourir de jalousie de le voir réussir sans même savoir pourquoi ni comment, de voir tout ce monde se féliciter de son succès alors qu’elle l’aurait mérité plus que lui. Il ne pouvait s’empêcher de se sentir un peu gêné, depuis, comme un gamin qui aurait triché. Il voyait bien, surtout, qu’elle s’efforçait de faire comme si rien n’avait changé, comme s’ils étaient encore deux jeunes étudiants tournés vers un avenir brillant, comme s’il n’avait pris qu’une courte avance qu’elle pourrait rattraper aux prochains partiels, alors que de toute évidence ils étaient désormais les pieds rivés dans la vraie vie, loin de la fac. Ils ne connaîtraient plus jamais l’innocente proximité de leurs jeunes années. Ils étaient voués à s’éloigner, et Firande supportait mal le jeu social qui les forçait à continuer à entretenir une relation de façade. Il devenait officiellement un adulte aujourd’hui, et les adultes n’ont que faire des souvenirs d’enfance.
- … je pense que je suis la personne idéale. Personne ne sait exactement sur quoi tu travailles, mais personne ne sait mieux que moi comment tu travailles. Tu sais, Firande, la neurolinguistique…
Il n’avait absolument rien écouté de ce qu’elle disait depuis un bon quart d’heure maintenant, et comprit enfin qu’elle essayait de gratter un poste pour travailler sous ses ordres. Il ne put retenir un rire, un petit rire qui fut suffisant pour interrompre Astia. Elle était comme tous les autres. Elle ne pensait qu’à sa petite personne, sa petite carrière, sa petite ambition. Elle était dévorée par la curiosité, elle aussi. Quelle blague ! C’était donc vrai, ça la crevait elle aussi, qu’il soit sous le feu des projecteurs sans que personne ne sache pourquoi. Après tout, prenons le temps d’y penser, pourquoi pas ? Elle était douée, sans aucun doute, elle avait les qualifications requises et il éprouverait une satisfaction personnelle à en faire une sorte de subalterne, presque de secrétaire. Dans le même temps, elle ferait contrepoint à Sr., elle pourrait devenir une alliée, oui, il serait gagnant sur tous les fronts. Mais l’idée de la recaler était aussi tentante, bien sûr, ce serait comme la dernière touche d’un duel finalement pas si enfantin que ça, tout compte fait, elle avait sûrement pris ça très au sérieux depuis le début. Dans ce cas, autant accepter sa proposition, elle était déjà bien assez humiliée par le fait de devoir quémander un poste. Elle s’était tue à nouveau, attendant que Firande réponde, dise quelque chose. Il ne put s’empêcher de profiter de sa position pour se distraire un peu avec elle.
- Qu’est-ce que tu penses des Trois Baleines ?
Elle soupira en regardant vers la table de Sr. Elle était agacée, mais ne haussa pas la voix.
- Firande, est-ce que tu m’as écoutée ? Ne joue pas au petit malin avec moi, on se connaît trop bien pour ça.
- Astia, si tu veux qu’on travaille ensemble, il va falloir que tu me donnes quelques garanties. Déjà, tu vas arrêter avec ce ton et ce tutoiement. Je vais peut-être devenir ton boss.
- Oh quel connard, franchement.
Elle riait jaune. La gêne était loin d’être dissipée.
- C’est une question sérieuse, Astia. Je ne sais pas si on en a même déjà parlé, en tout cas calmement, alors que pour moi c’est quelque chose de très important. Tu penses quoi des Trois Baleines ?
Son regard était suspicieux. Il vit qu’elle pesait le pour et le contre, oscillant lentement la tête de gauche à droite comme elle avait l’habitude de le faire, tout en faisant tourner sa bague sur son annulaire droit.
- Admettons que tu sois sérieux. Les Trois Baleines, c’est une belle idée.
Elle détourna la tête et regarda par une fenêtre, assez loin. La pluie était singulièrement forte ce soir-là. Il était particulièrement insistant. Elle sentit qu’elle ne pouvait pas se contenter de si peu, qu’une partie de son futur avec Firande se jouait maintenant.
- Forcément, c’est le fondement de pas mal d’aspects de notre société. L’entraide, la compassion, le respect de l’autre et de sa subjectivité. La tyrannie de la Grande Baleine, vaincue par la Baleine Féroce. Les limites des Dieux, l’infini de l’être humain. C’est tout ce qui fait de nous une société fonctionnelle. Je préfère le début, personnellement, même si ma mère était une fervente adepte de la méditation des Abysses. Certaines versions du texte sont très belles, même si je ne les ai plus lues depuis que j’étais toute petite. Enfin, ça remonte au collège quoi… Si jamais tu essaies de me dire que tu as trouvé… que ce sur quoi tu travailles avec tant de mystères… que le désert de Toramama…
Elle s’arrêta, surprise elle-même d’être étouffée par l’émotion. Elle avait compris tout à coup et les implications étaient trop dures à appréhender. Elle s’était tournée à nouveau vers Firande, dont le visage restait impassible, impossible à déchiffrer. Insensiblement, Astia avait baissé la voix, adoptant une attitude de conspiratrice. Si Firande avait mis la main, Dieu sait comment, sur une tablette millénaire des Trois Baleines, il était assis sur une mine d’or. Elle n’osait même pas imaginer les autres hypothèses, et pourtant – un apocryphe, voire, qui sait, une manifestation directe ? Elle fut prise d’une frénésie et d’un besoin viscéral de savoir. Elle regardait Firande comme pour lire la vérité dans le blanc de ses yeux ou les craquelures de son visage. Sa froideur, son attitude s’expliquaient. Difficile d’accorder sa confiance à qui que ce soit, difficile de calculer le coup d’après, difficile aussi de célébrer une découverte majeure de l’histoire mondiale quand on doit faire croire qu’on a juste publié une thèse trop obscure pour que quiconque se soucie d’en comprendre le sujet. Elle ne pouvait pas deviner, bien sûr, mais Astia se sentait complètement idiote, presque ridicule, d’avoir demandé à travailler avec lui. Il avait dû la trouver opportuniste, attirée par la gloire qu’elle flairait autour de lui, alors qu’elle ne voulait vraiment que rester dans le giron intellectuel et stimulant d’un ami. Mais Firande gardait le silence. La situation était devenue franchement gênante. Astia se demanda si elle l’était déjà depuis longtemps sans qu’elle s’en soit rendue compte. Son regard revint vers la fenêtre. Il faisait complètement nuit désormais, on entendait la pluie sans la voir, malgré le trait lumineux qui barrait le ciel verticalement. Plusieurs autres observaient le phénomène, assez rare pour attirer l’œil même dans une salle remplie d’universitaires et de scientifiques, mais pas assez pour influer sur les discussions. Une chute de ciel comme une autre, sans signification particulière. Sauf pour Astia, frappée comme par une révélation, qui y vit une confirmation, le signe que sa vie venait de changer à jamais. Elle observait le rayon de lumière qui éclairait la nuit, hypnotisée et transcendée. Firande accepterait son aide, coûte que coûte.