I . IX
La chose, la créature semblait ramper au sol maintenant, pour échapper aux mains de l'individu qui l'avait saisie. Luca voulut se boucher les oreilles au son des grognements. Il songea, l'espace d'un instant tout à fait irréel et ridicule, que la bête était en train de… chanter. D'articuler des sons, les paroles d'une incantation difforme. Il étouffa cette pensée dans l’œuf, effaré, presque effrayé.
Il ressentait les vibrations et les griffures qui éraflaient la pierre comme des lames empoisonnées se lovant au creux de ses os et infectant son corps de l'intérieur. Il détourna la tête et se glissa tant bien que mal en arrière. Dans l'obscurité, il commençait à apercevoir les formes sinueuses des murs et des marches de l'escalier. En haut, la porte, brisée sur sa seule échappatoire. Il gardait la branche serrée contre sa poitrine et elle bondissait de concert avec son cœur. Elle lui insufflait un rythme effréné, une cadence irrégulière à suivre coûte que coûte. Il n'eut presque pas conscience de se lever. Il trébuchait comme un ivrogne, il ne savait plus où était le plafond, où étaient ses pieds par rapport à son crâne. Si son crâne était même toujours bien vissé sur son cou. Son cou, lui, saignait et emportait dans son sillon des petits paquets de discernement. La blessure n'était peut-être pas trop grave. Pas trop, mais elle lui faisait très mal.
L'être humain, l'inconnu qui était là dans l'ombre, écrasé par la bête, le supplia de l'aider d'une voix suraiguë. Il s'immobilisa, pris de vertige. Le sang pulsait au coin de ses yeux. Les fourmillements engloutirent sa vision toute entière, lui arrachant brutalement le peu de repères qu'il gardait dans l'obscurité. Il ferma les paupières. Il n'arrivait plus à bouger, pourtant les grognements se rapprochaient. Une main effleura alors sa cheville. Des doigts tremblants tentèrent de s'y agripper pour le tirer en arrière. Il ouvrit les yeux, parvint à faire un brusque écart, se précipita dans l'escalier et laissa le vacarme derrière lui. Il se retrouva à l'air libre. Il n'était plus mu que par cette certitude inconsciente, cet instinct muet qui actionnait les fils sans le concerter.
Il ne fallait pas réfléchir, pas avant d'être bien loin. Sinon la faiblesse physique le paralyserait sur place et le laisserait comme mort, écroulé dans l'herbe et à la merci du monstre. Il descendit dans le lit asséché de la rivière et s'enfonça encore davantage dans le noir, au milieu des bruissements de la terre. Il courait, arrachait, déchirait sur son passage, projetait des gerbes de cette terre friable et des cadavres de plantes fanées. De sa branche, il frappait nerveusement sa cuisse gauche pour se rappeler ce rythme sourd et empressé qui lui avait donné le courage de se relever. Il suivait la ligne d'horizon. Il y avait un peu de lumière rose, l'aube arrivait tout doucement.
Au bout d'un certain temps, il ralentit l'allure. Il se sentait paradoxalement soulagé d'avoir laissé ce moulin infernal derrière lui et d'avoir retrouvé sa solitude. Il n'avait plus personne pour guider ses pas et lui dire comment se comporter, quand parler, quand se taire. Quand s'enrouler de chaînes et se faire prisonnier. Il continua à marcher. Il serrait tant son arme qu'elle était comme greffée à lui, absorbée par son corps. Il ne sentait plus sa main. Il ne sentait plus son cou, non plus. Il y avait porté deux doigts incertains pour évaluer tant bien que mal l'état de la blessure, mais n'avait pas réussi à mettre ses idées en place. Il recevait les informations mais c'était comme si elles mouraient, ou se perdaient sitôt arrivées au cerveau. Il sentait tout et ne comprenait rien.
Le soleil poignait à présent, et lui cuisait le front. Une bonne partie du sang avait séché sur lui et rendait sa marche pesante. Elle n'avait pas été si longue, du moins il ne le pensait pas ; il lui semblait encore entendre les échos de la lutte dans son dos. Il résista à l'envie de se retourner et de brandir son bâton vers le vide.
Il fut contraint de remonter lorsque la pente dégringola de plus en plus rapidement. Des pierres roulantes s'enfuyaient sous ses chevilles chancelantes et ce flux de nervosité dans ses veines, qui l'avait maintenu debout, le quittait. Il traversa une couverture d'arbres maigrelets, un bois désert qui avait le mérite de filtrer les rayons du soleil et eut la surprise d'y trouver un chemin, qu'il suivit sans réfléchir. Sa respiration sifflait, son cou le lançait horriblement mais le sang ne coulait plus. Ce n'était pas trop grave. La douleur irradiait depuis la base de son cou jusqu'à la naissance du menton. À mesure que ses nerfs se détendaient, il se rappela qu'il n'avait plus mangé depuis presque un jour. Il n'avait reçu de Leo et Achille que le strict minimum en eau. Il avait cherché dans le moulin mais n'avait pas déniché le moindre vivre. Rien.
Il vit alors un toit de chaume qui dépassait de la couche de feuilles. Résistant à son épuisement qui lui criait de s'allonger enfin et de lâcher prise, de dormir, Luca se remit à courir jusqu'à l'entrée de ce qui semblait être un village. Il n'y avait en fait qu'un ensemble de masures piteuses et de terre battue. Un village fantôme, un endroit désert. Mais un village. Il en était stupéfait. Il attrapa sa branche à deux mains, s'attendant à découvrir quelqu'un de malintentionné au moindre détour. Le sol était battu de centaines de pas, on en voyait encore la trace. L'endroit était habité. Mais on l'avait fui. Ou bien… se cachait-on ? Il s'était avancé entre les maisons et arrivait à un puits en pierre. Curieux malgré lui, il se pencha pour voir le trou béant.
Une minuscule nappe d'eau aux odeurs de pourriture.
Il se retourna au contact d'un courant d'air qui lui chatouilla la nuque. Et il le vit. Juste en face de lui à l'extrémité de la petite place, à contre-jour dans le ciel maintenant inondé de soleil, se balançait un corps au bout d'une potence improvisée. Il distinguait la ligne de la corde tendue sur un voile de nuage, l'arc détruit de la nuque, le menton jeté sur le côté, les bras et les jambes ballants. Les yeux plissés sous la lumière crue du matin, il lâcha sa branche de surprise et s'avança. Quelque part dans sa tête une voix lui criait de ne plus s'approcher, de ne pas chercher à en découvrir plus. Comme si ce spectacle morbide ne lui avait pas encore tout dit.
Il nota bientôt, surpris et presque choqué de ne pas s'en être rendu compte avant, qu'il y avait un deuxième nœud. Une deuxième corde. Vide, celle-ci. Il se frotta nerveusement la nuque, puis détourna les yeux pour les reposer sur la silhouette désarticulée du pendu. Une odeur douce mais hideuse charriée par le vent lui emplit les narines. Luca se couvrit le menton et le nez d'une main. Il y avait quelque chose d'étrange au visage du mort, mais le soleil étai trop fort, trop éblouissant pour permettre à Luca d'identifier ce qui le gênait tant. Il dut faire encore quelques pas. Les doigts inertes, déliés dans le vide, les bras ballants, les pieds qui vacillaient à peine sous la brise... tout ceci lui donna envie de vomir. Il s'approcha jusqu'à voir les traits de la bouche et du nez, les rides au coin des yeux, se préciser par touches. La première chose qui traversa l'esprit de Luca fut une étrange satisfaction.
Le sourire de l'homme était très large. Les lèvres étaient maculées de sang séché, les coins s'étaient déchirés jusqu'aux joues. Il avait la bouche emplie de pierres en morceaux qu'on lui avait sans doute enfoncées entre les lèvres de force. Un bout tomba, suivi par d'autres. Pourquoi lui avoir réservé cette mort si cruelle et étrange ? Les villageois étaient-ils responsables de ce carnage, était-ce la raison de leur absence ? Ils s'étaient enfuis. Ils avaient tué cet homme, et puis étaient partis. Sans finir le travail, visiblement : la deuxième corde était destinée à quelqu'un d'autre, qui semblait avoir échappé à son destin.
La figure bleuie continuait de lui sourire, un sourire terrible et pierreux. Sur la langue gonflée, il distingua même quelques dents arrachées de leur gencive. Il en eut mal au crâne, mais ce n'était pas le genre de douleur à le projeter face contre terre ou à souhaiter l'inconscience, comme il en avait déjà connues. C'était un mal plus effacé, presque inconsistant mais qui laissait derrière lui un cortège d'empreintes disséminées et venimeuses : un long corps de serpent qui passait sans s'arrêter et sillonnait ses tempes. Cette petite voix corrosive qui n'avait eu de cesse de le mettre en garde lui vrillait maintenant les tympans, comme si la douleur n'étaient pas encore assez pour le punir. Comme s'il y avait besoin de le punir et que cette punition avait même le pouvoir de l'atteindre, ce qui lui semblait ridicule.
— Excusez-moi, mon brave.
Il fit volte-face en brandissant son poing vide, par réflexe. Il hoqueta de surprise en voyant que la branche n'y était pas et la localisa, plus loin, par terre. Inutile de vouloir la récupérer maintenant. Des pas se dirigeaient vers lui en soulevant la terre et la poussière ; il en avala quelques bouffées et ne put rien répondre, pris d'une crise de toux. Une main se posa sur son épaule. Il cligna des yeux plusieurs fois pour déloger les billes accrochées à ses cils et distingua peu à peu un visage buriné, deux iris d'un vert pétillant de curiosité et masqué dans l'ombre d'une capuche. Deux brins de cheveux roux-gris s'en échappaient, sur le côté droit.
Luca étouffa les derniers restes de l'écho assassin logé dans sa boîte crânienne.
— Qui êtes vous ? demanda-t-il d'une voix blanche.
La femme d'âge mûr qui se tenait devant lui ne répondit rien, sa bouche arborant un rictus presque moqueur. Elle était emmitouflée dans un manteau de voyage en tissu grossier, couleur d'olive. Elle portait un pantalon en toile dont le bas disparaissait dans ses bottes en peau, serrées par des lacets depuis la cheville jusqu'à mi-mollet. Elle avait un sac sur son dos, qu'elle laissa d'ailleurs tomber pour épousseter ses habits, soufflant de fatigue, scrutant la potence. Luca l'imita, incapable de résister.
— Cela fait une bonne heure que je tourne en rond à la recherche d'une présence humaine par ici, dit enfin l'étrangère. Vous êtes d'ici ? Peut-être pourrez-vous m'expliquer ce qui se passe…
Elle eut un geste de la main vers le cadavre, puis un autre, englobant le village désert.
— Non, répliqua t-il durement. Je suis comme vous.
Elle grogna de dépit.
— C'est assez moche, n'est-ce pas ? Et toutes ces pierres. Étrange.
Elle en choqua une du pied, songeuse. Luca l'observait sans rien dire. D'où sortait-elle ? Curieusement, il ne ressentait pas la moindre animosité, la moindre méfiance envers elle. Simplement un détachement… un flottement assez proche de l'indifférence.
Le cercle de corde vide se balançait toujours d'avant en arrière, menaçant. Ce fut comme si Luca s'éveillait d'un rêve particulièrement déplaisant. Il se détourna de l'inconnue toujours plongée dans sa contemplation fascinée et s'en alla ramasser la branche.
— Vous êtes blessé ?
Elle l'avait suivi, tout près de lui maintenant. Elle avait été si discrète qu'il n'avait rien entendu. Le jeune homme marmonna quelques négations excédées en guise de réponse.
— Êtes-vous sûr de ne rien savoir, réprimanda-t-elle avec une pointe d'amusement dans la voix. Laissez-moi voir.
Elle voulut examiner sa blessure au cou mais il l'en empêcha, saisissant la petite main dans sa paume. Elle grimaça. De dégoût, de douleur ? Elle avait du sang séché sur les doigts, son sang à lui. Il la lâcha, la laissant reculer d'un pas en haussant une épaule. Une manière de lui faire comprendre qu'elle n'insisterait pas. Pas tant qu'il se montrerait si peu aimable. Toutes ces choses, Luca les comprenait, pourtant elles ne l'atteignaient pas. Il n'avait plus cette impression atroce d'être pris au cœur d'un engrenage d'événements obscurs, d'en être à la fois prisonnier et dépendant sans rien savoir de son sort ou de son rôle dans l'affaire. Désormais il se faisait simple observateur juché sur sa colline, en hauteur, à suivre le déroulement absurde et improbable des choses sur leur lointain terrain de jeu. Il tourna résolument le dos à l'étrangère, une bonne fois pour toutes espérait-il, et s'éloigna.
— Attendez, appela-t-elle. Attendez, avant de partir. Peut-être pourrez-vous m'aider.
— J'en doute.
— Je cherche un certain Leo.
Il s'arrêta. Elle eut largement le temps de le rattraper.
— Et... accompagné d'un Achille, si je ne m'abuse. Je viens de Milan.
— Milan ? Vous avez dit…
— Vous connaissez ?
— Non.
Il fit mine de reprendre sa route. Cette fois-ci, elle l'agrippa par un bras et le retint avec une force qu'il n'aurait pas soupçonnée au vu de ses membres graciles, presque arachnéens. Il en conclut qu'elle devait effectivement avoir une longue habitude de la marche et receler une musculature conséquente, solide, quoique discrète.
— Vous ne m'avez pas répondu. Vous pouvez me renseigner sur ces deux hommes ?
— Pourquoi les cherchez-vous ?
Il faisait son retour dans la dure réalité. Bien prématuré à son goût, mais inéluctable. Sa situation inextricable et le fait que sa survie ne tenait plus qu'à un fil minuscule, maintenant qu'il était privé de ses sustentateurs, se rappelaient à lui. Il avait besoin de cette femme. Elle représentait une chance d'en apprendre un peu plus. Et de manger… peut-être, si elle acceptait de lui céder quelques vivres – à cette pensée il lorgna le sac rebondi qui gisait dans la poussière, à deux pas.
— Je travaille pour Filippo Maria Visconti, déclara-t-elle alors avec une telle déférence qu'elle en devenait ironique. Le duc de Milan en personne. Il m'envoie pour les guider jusqu'à lui. Ils ont avec eux un bien… précieux.
— Ah oui ? commenta Luca, excédé par ces intonations pétillantes et légères à vomir – il la soupçonnait maintenant de vouloir le faire régresser au stade de petit enfant irresponsable.
— Un souffleur. Il viendrait de Murano, si la rumeur est exacte.
Oh, mais elle l'est ! songea-t-il.
— Je devais les retrouver il y a de cela quelques jours, malheureusement le voyage a été plus périlleux que prévu et j'ai dû…
Il claqua sa langue sur son palet, ce qui eut pour effet de la faire taire. Il poussa un énorme soupir et recula de deux grands pas au fond de lui-même, prenant son élan avant de se jeter tête la première dans ce qui l'attendait. Il s'était décidé. Il avait bel et bien besoin d'elle. Peut-être ferait-elle une alliée précieuse ? Peut- être. Il s'appuya sur sa branche comme un vieillard épuisé et tendit une main vers le cadavre.
— Je vous présente Achille.
0 ~ * ~ 0
— C'est assez … incroyable, comme histoire s'exclama Anis en mastiquant une bouchée de pain sec qu'elle avait sorti du sac, les yeux perdus à l'horizon.
Luca hocha la tête en avalant difficilement les restes de sa portion. Le crépuscule s'annonçait et ils s'étaient arrêtés pour dresser un campement très sommaire, constitué en fait d'un feu qui crépitait patiemment. Là, Luca avait tout raconté, ou presque. Il lui avait dit la vérité. À quoi bon se cacher encore ?
Il aurait pu mentir. Ce qu'il pouvait détester la vulnérabilité de ces moments où on se confiait à un inconnu, où on se remettait à sa potentielle bienveillance ou bien aux mauvaises intentions qu'il nourrissait et qu'on n'avait pas su déceler dans ses gestes, dans son regard... mais à quoi bon mentir ? Il était certain d'avoir agi pour le mieux. Seul, sans allié, qu'aurait-il pu faire à part mourir de soif et de faim et attendre que les animaux ne dévorent son cadavre ?
Il grogna en arrachant un peu de croûte qui colmatait la blessure de son cou, avec pour résultat de ranimer les saignements. Quelques gouttes de rubis se baladaient sur la pulpe de ses doigts, accrochant les reflets changeants du soleil et les fixant comme sur la surface d'un miroir, avant de les noyer. Un peu de sang coula sur l'herbe. Luca lui trouvait une consistance épaisse, paresseuse. Trop onctueuse. Au fond de lui-même il écoutait sans pouvoir rien y faire ses organes et ses veines se tordre d'engourdissement. Il s'allongea.
L'inconnue, qui se faisait appeler Anis – elle n'avait pas voulu lui révéler son véritable nom, sous prétexte d'avoir elle-même cherché à l'enterrer – passa une main autoritaire derrière sa nuque, penchée vers lui comme une mère sur le lit d'un enfant malade et récalcitrant.
— Laissez-moi voir votre blessure, maintenant.
Il avait catégoriquement refusé de se faire soigner durant la journée. Il haussa les sourcils mais se laissa enfin manier, asseoir, manipuler par les gestes agiles d'Anis. Les yeux mi-clos, il suivait le mouvement de balancier que ses cheveux parsemés de grisaille avaient pris au contact de l'air. Elle avait des pattes d'oie au coin des yeux, des lèvres minces et craquelées par la sécheresse. Une mâchoire qu'il trouvait très féminine, quoique forte. Il agrippa des poignées d'herbe quand la douleur s'insinua en lui, partant des paumes d'Anis pour se couler dans l'interstice de sa blessure.
— Que vous est-il arrivé, au juste ? interrogea-t-elle après un temps.
— Je vous l'ai déjà dit, marmonna-t-il. Attaqué par une bête. Et ne me demandez pas de vous la décrire une nouvelle fois, je n'ai pratiquement rien vu.
Il se surprenait lui-même à articuler dans son esprit des phrases de plus en plus construites, fournies. Il les poussait hors de ses poumons, les modulait dans l'étreinte de ses muscles, les façonnait à loisir avant de les délivrer comme de petits joyaux dans l'air. Parler n'avait jamais été aussi facile. Il devait l'admettre : sa langue s'était déliée depuis qu'il avait vu Achille ainsi, mort au bout de sa corde et la gorge obstruée de cailloux. Il se demandait quel tort il avait pu causer aux villageois pour mériter un tel sort.
Aux yeux de Luca, rien, pas même les pires horreurs ne justifiaient un tel déchaînement de violence. C'était un destin monstrueux. Il n'avait aucune raison de s'en trouver attristé mais avait la désagréable impression que cette mise en scène macabre le suivrait encore longtemps. Partout où il irait, partout où il poserait son regard et le fil de ses pensées vagabondes, il sentirait ce linceul dans son dos, prêt à se gonfler d'impatience et débordant d'une envie irrépressible de venir se coller à lui pour l'envelopper. Et que se passerait-il, ensuite ?
Il cligna des yeux. Anis avait sorti un pot de son sac de voyage et en retirait le bouchon. L'odeur de ce qu'il contenait n'était pas des plus discrètes.
— Qu'est-ce que c'est ?
Affichant un air sérieux qui ne lui allait pas le moins du monde, elle cueillit une noisette de baume sur le bout de ses doigts.
— Ça vous fera du bien.
Elle appliqua la pâte vulnéraire dans la faille de sa blessure, sans ménagement. Il dut étouffer ses protestations dans un morceau de tunique qu'il mordit à pleines dents. Cette douleur-ci eut le mérite de le détourner de la première.
— Ne faites pas cela, ordonna-t-elle. Vous chassez le sang de votre corps en sollicitant vos muscles de cette manière.
Il ne lâcha pas prise. Ou plutôt ses dents restèrent ancrées à sa tunique ; le simple fait de devoir bouger le décourageait d'avance. Anis avait posé sa main sur son bras gauche et restait là, à le regarder.
— Vous savez, cette bête, murmura-t-elle en laissant dériver ses yeux vers le feu. Elle me rappelle…
Luca ne bougea plus d'un pouce, comme pétrifié. Il n'osait presque pas respirer, tant le calme absolu et l'immobilité lui semblaient être deux conditions sacrées sans lesquelles elle ne dirait plus rien. Il crut un instant avoir inspiré trop bruyamment, ou avoir fait un geste qu'il n'aurait pas dû faire ou qu'elle n'avait pas aimé voir, car elle ne continua pas sa phrase. Il desserra les dents. Elle s'était éloignée pour s'asseoir à son tour et lui tournait presque le dos. Le contact de sa main était toujours là, lui, et tardait à s'évaporer. Luca agita le poignet pour repousser cette sensation étrange.
Elle s'était mise à chanter un air assez discordant, d'une voix claire mais pourtant à peine audible. Luca n'entendit pas grand-chose, pas distinctement. Il ne put saisir qu'une phrase : Quand l'humain ressemblera à la bête, sous le ciel de nuit... alors quoi ? Que signifiaient ces mots obscurs?
Anis s'était tout à fait tue.
— Vous rappelle quoi, alors ? demanda-t-il brusquement pour briser ce silence maladroit.
Elle émit un ricanement sec qui le désarçonna et dit une chose à laquelle il ne s'attendait absolument pas :
— Vous avez un drôle d'accent vous, hein ?
— Vous aussi, répondit-il immédiatement, machinalement.
Et c'était vrai. Il trouvait ses intonation bien singulières. Elle éclata d'un rire plus franc qui le fit sourire, presque malgré lui.
— Qu'à cela ne tienne. Je serais bien curieuse de savoir à quoi ressemble la vie sur Murano.
Luca ne dit rien, d'abord. Il palpa sa blessure et l'onguent qui la colmatait. Le traitement semblait adéquat. La douleur avait reflué au stade de picotement désagréable, petit insecte rampant qui se terrait là où rien ni personne ne pouvait espérer le déloger et contraignait Luca à de petits mouvements de malaise désordonnés et parfaitement inutiles. Mais, au moins, la sensation était supportable.
— Je ne peux pas vous le dire, avoua-t-il. C'est la vie que j'ai toujours connue. Pas forcément très commode mais il faut bien s'y faire.
— C'est donc vrai.
Vrai ? Qu'il était bien le souffleur en question, le bijou de Murano et celui que le duc de Milan faisait venir à lui pour divertir et émerveiller sa famille ? Il était étonné et même vexé qu'elle ait pu en douter, malgré ses affirmations.
— Bien sûr que c'est vrai.
Il lui avait tout dit, ou presque. Lorsqu'elle avait émis le désir de rencontrer Leo, il lui avait appris que celui-ci restait introuvable. Elle lui avait demandé de le conduire au moulin, s'il se souvenait de la route. Il croyait s'en rappeler, oui, mais n'avait pu s'empêcher de lui faire part de l'attaque. De la bête. Ils étaient tombés d'accord : mieux valait, dans ce cas, faire route vers Milan sans attendre. Ils étaient partis ensemble.
Cette situation, au fond, n'était pas pour déplaire à Luca. Il vivait aux crochets d'Anis le temps du voyage, jusqu'à cette cité inconnue que l'on appelait Milan et où, logiquement, les choses ne pourraient pas être pires. Il aviserait sur l'instant. Et si le fameux duc avait dans l'esprit de le transformer en bête de foire, ou bien en trophée, s'il voulait crier sur tous les toits de son duché qu'il avait réussi l'exploit de soustraire un élément précieux à l'île de Murano, libre à lui, tant qu'il était à même d'assurer la protection de Luca, de le nourrir, de le loger. Quant à Anis, elle devait trouver bien confortable de ne plus devoir conduire trois hommes à destination, mais bien un seul. Car c'était lui que l'on voulait. Leo et Achille n'avaient été que ses ravisseurs des premiers instants, ils n'importaient pas ou si peu.
Une petite question encore sans réponse passa en trombe dans son esprit. Quand, au juste, à quel moment précis s'était brisé le quotidien ?
C'était à la taverne, en compagnie du directeur. Luca se propulsa tout d'un bloc dans la réalité encore bien nette de Murano. Oui, tout était là, intact ; il sentit une marée de tristesse mêlée d'espoir lui recouvrir le cœur. Que s'était-il passé ? Le directeur avait pris son loyer, son argent si précieux, examiné chaque ducat avec une attention féroce. Et puis… c'était là, à cet instant très exactement, que l'histoire avait pris son chemin tortueux. Tout s'était penché, soudainement, un nouvel univers s'était créé sous l'envers invisible et impalpable du réel, et Luca y était entré à pieds joints sans pouvoir rien faire. Le directeur lui avait montré un pendentif en argent massif, un bel objet qui aurait suscité la convoitise de plus d'un sur l'île.
Écoutez-moi. J'ai quelque chose à vous dire en vitesse.
Luca frémit d'entendre cette voix suave et persuasive ramper dans son oreille. Pas depuis l'extérieur, cette fois, mais bien à l'inverse, venant de son esprit et de la clarté stupéfiante de son souvenir.
J'ai une proposition. Un moyen de vous faire gagner beaucoup d'argent.
Luca ouvrit les yeux. Le noir seul accueillit ses pupilles, car la nuit était tombée. Le feu s'était éteint ; il n'en subsistait qu'un filet de fumée froide.
Il s'était endormi. Par réflexe il chercha Anis des yeux, mais ne la vit pas dans cette obscurité épaisse. Il entendait sa respiration, cependant. Elle dormait. Il songea qu'elle avait dû éteindre le feu elle-même. Il s'assit et se frotta les joues avec frénésie, pour se réveiller le plus vite possible et reprendre possession de son esprit. Il ne voulait pas laisser filer cette sensation. La certitude inébranlable que lui avait insufflé ce rêve aux relents de souvenir, cette vision mentale extraordinairement claire.
Le directeur l'avait-il… vendu, comme une marchandise, au duc de Milan pour grossir sa fortune personnelle ? Avait-il voulu, ce soir-là dans la taverne, signifier à Luca que son départ pour Milan était imminent et qu'il ne tenait plus qu'à lui de l'accepter et d'entrer au service de la famille Visconti ?
J'ai quelque chose à vous dire en vitesse. J'ai une proposition.
Le directeur, Leo et Achille avaient travaillé main dans la main pour le faire sortir de Murano. Le directeur s'était octroyé l'aide de deux étrangers de passage, pour plus de commodité ; et pourquoi pas aussi celle de la tenancière d'auberge. Rachel.
Oui, cela se tenait. Si Luca avait eu le loisir d'accepter la proposition du directeur, les choses se seraient-elles déroulées autrement ? Non. Il était forcé de reconnaître que ce qui lui était arrivé n'était en fait pas lié à sa décision. Il y avait bien des choses contre lesquelles il ne pourrait jamais rien, des choses qui se trouvaient bien au-delà de son maigre pouvoir. Inutile de nourrir des regrets.
Malgré tout Luca en gardait un, et c'était de ne pas avoir pu s'emparer du médaillon. Un objet magnifique : il revoyait la chaîne et le petit ovale s'agiter devant ses yeux, pareil à un songe pas encore bien étouffé par le réveil. Qu'en aurait-il fait ? Rien, sûrement, et cette pensée lui arracha un juron incrédule. Il chercha le sommeil une nouvelle fois. Mais celui-ci ne vint pas. Alors, pour s'occuper, Luca scruta le ciel strié des volutes de la fumée froide. Il songeait au lendemain et à son drôle d'avenir qui se préciserait de jour en jour maintenant, au fil de leur marche vers Milan. Anis était la seule chose dont il n'était pas encore bien certain, qu'il ne parvenait pas à calculer mais il avait décidé de lui faire confiance – il n'y avait pas vraiment d'autre solution.
Il ferma les yeux, rattrapé par la fatigue. Le médaillon scintilla une dernière fois dans son esprit. Il put en détailler chaque gravure, avant de s'endormir.
Au premier abord, j'aurai penché pour Achille mais la suite du récit démontre que c'est impossible (en tout cas, autant que je puisse en juger). Alors, du coup... Léo ? Oui mais dans ce cas, qui est l'étrange inconnu qui s'est interposé durant l'attaque. Non vraiment, je nage en plein brouillard là ! ^^''
Finalement, Luca s'enfuit mais sans doute pas de la manière dont il l'aurait espéré. Enfin, "s'enfuir" est un bien grand mot puisqu'au final, il se dirige quand même en direction de Milan. Cette décision questionne un peu mais bon, c'est vrai que ça ne pourrait pas vraiment être pire que sa situation actuelle et j'imagine bien qu'il n'ait pas trop envie de revenir sur Murano (quant à savoir si ce serait possible...).
Cette Anis était donc le guide tant attendu. Elle a l'air assez prévenante mais, dans cette histoire, on aurait tendance à se méfier de tout et de tout le monde. Néanmoins, je me questionne à son sujet : comme tu as déjà changé le nom d'un personnage auparavant, je me demandais si c'était également le cas pour elle. Enfin, je veux dire que ce personnage n'est pas sans me rappeler une autre femme dans la version précédente (Giada si je ne m'abuse) et, du coup, je me demandais si c'était ce rôle-là qu'Anis était censée tenir ?
La décision de Luca te paraît étrange? Certes, l'évasion n'en est pas tout à fait une ^^ mais je ne voyais pas trop d'autre choix. Il n'y avait pas tant de possibiltés qui s'ouvraient à lui. Soit en effet tenter de retourner sur Murano (sans pouvoir se diriger), soit partir seul, soit accepter de suivre Anis pour espérer retrouver une place quelque-part, si peu reluisante soit-elle.
Non je peux déjà te "rassurer" au sujet d'Anis: tout à fait nouvelle et créée pour la réécriture. Giada met tout simplement beaucoup plus de temps à apparaître, mais les deux sont des personnages bien distincts.
Merci énormément te ton commentaire Slyth. Et du coup, désolée de t'avoir embrouillée ^^
Enfin, je ne saurais plus vraiment dire quels éléments sont anciens et les autres nouveaux. Tant pis pour moi. Toujours est-il que ce qui importe, c'est cette version-là et je dois dire qu'elle est particulièrement glauque et soutenue. Absolument fascinant. La scène du village et du pendu est saisissante. Bravo. Je n'ai pas le souvenir qu'Achille était mort ainsi, mais là, pour le coup, je crois que je ne vais pas oublier de sitôt. Eurk !!
Anis non plus, je n'en ai pas le souvenir. Du moins très vague. Mais ici, elle me fait bonne impression. Et puis Luca a raison ; que peut-il lui arriver de pire ? Se faire mener auprès du Duc de Milan, hein... Bon. Donc, finalement, comme lui, j'ai un peu relâché mes muscles qui étaient tout crispés jusque-là. L'épisode de la cabane était vraiment horrible. Et celui du village aussi. J'ai encore dans les oreilles le son du corps flasque qui tombe, les bruits baveux et lourds, comme un jambon frais lâché comme ça ... beuh !!! et le sourire plein de cailloux du pendu. Vraiment dégueu.
Pourquoi regrette-t-il de ne pas avoir pris le pendentif ? Il le dit lui-même, il n'est pas cupide. Qu'en aurait-il fait ? Rien ou alors une monnaie d'échange s'il devait se retrouver seul dans un lieu inconnu... ouais... Autant que ce soit chez le Duc de Milan. Quoi qu'il arrive, c'est ce qu'il y a de mieux pour lui désormais.
Pourquoi d'ailleurs le Duc a envoyé une femme, Anis, à sa recherche ? Une femme qui connaît les voyages, semble-t-il. Equipée et au fait des dangers que cela comporte. Comment une femme à cette époque pouvait avoir la confiance d'un noble pour une tâche comme celle-ci ? C'est assez exceptionnel, non ? Luca le remarque lui-même, frêle peut-être, mais puissante, la fille. Elle est venue de Milan jusqu'ici à pieds... Elle a toute mon admiration en tous cas.
Donc, c'est le fin de la première partie. Tu as fait un nouveau découpage, me semble-t-il. Pourquoi pas. On devine qu'ainsi pas mal de choses vont changer. Bravo. Moi, ça me plait toujours et dès que je peux, je poursuis ma lecture.
Biz Vef'
... fin du spoiler, au fait *siffle*
Ici j'avoue que beaucoup d'éléments sont tous nouveaux. L'ordre des événements, par exemple est tout chamboulé. Luca ne s'enfuyait pas après une attaque mais Achille le droguait par exemple, enfin tu vois, pas grand-chose à voir dit comme ça... xD en tout cas, c'est tout de même ma faute, je n'aurais pas dû persévérer aussi loin dans la version précédente en sentant qu'elle me convenait plus du tout. Là c'est sûr que ton confort de lecture n'est pas forcément au top...
Pour Achille, il n'était pas mort comme ça, non. Il se faisait poignarder. Du coup malgré le côté "beurk" de la chose, je savais pas trop comment traiter ce passage donc contente qu'il t'ait "plu" ou en tout cas marquée.
Anis est un personnage tout nouveau, c'est normal si tu ne t'en souvenais pas. Pour Luca, en effet, je partais du principe qu'il en avait vu des vertes et des pas mûres, du coup cette proposition d'aller jusqu'à Milan ne pouvait pas lui sembler si bizarre que ça. Relâchons les muscles, relâchons les muscles... hé mais en même temps, je mentirais en disant que le "côté horrible" de ton commentaire (nonon... ton commentaire n'est pas horrible) me faisait pas plaisir à lire. ^^
Pour le pendentif, je suppose que Luca aurait pu en tirer profit, oui, si jamais il avait pu l'échanger ou quoi. Concernant Anis... ah tu as sans doute raison, c'est assez inhabituel. Mais il y a très peu de personnages féminins ailleurs dans cette histoire donc je sais pas, ça me paraissait pas mal. Et puis Anis connaît les voyages! Donc elle n'est pas complètement indigne d'intérêt malgré sa condition féminine x) elle a aussi rencontré quelques difficultés qui peuvent expliquer qu'elle ait fini à pied.
Nouveau découpage, oui, sachant qu'avant tout devait tenir en un seul bloc. Merci tout plein pour ta lecture et pour tes commentaires, et vraiment contente que ça te plaise toujours :)