Extrait du cours élémentaire standardisé : Egebor
Egebor est une des colonies nourricières de la fourmillante Arkiès (voir Arkiès, population), qui l'utilise pour sa richesse en ressources agricoles, halieutiques et minières. La population d'Egebor est essentiellement constituée de travailleurs supervisant l'exploitation de la planète, la transformation des matières premières et l'acheminement des produits finis vers la planète-mère.
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Naelmo se recroquevilla, cachant ses mollets sous les pans du manteau trop grand qui la protégeait du climat inhospitalier. Manteau emprunté à Kaelán. Emmitouflée jusqu'aux oreilles, respirant dans le tissu l'odeur de son père, elle attendait. Elle goûtait l'étrangeté d'être assise là, sur les marches d'un perron fouetté par un vent frisquet, devant un préfabriqué ordinaire. Le jour gris déclinait, et elle attendait.
Elle avait voulu être là. Absolument. Comment expliquer cette urgence ? La conscience que les occasions manquées, parfois, souvent, ne se représentent plus.
Ezfra... Ezfra avait disparu à jamais. Injuste, voilà le mot qui lui vrillait l'esprit. Injuste. Quoi qu'elle ait pu penser de lui.
Elle revoyait le moment où elle l'avait appris : un froid glacial était descendu sur elle. Cette disparition, c'était comme un pan d'elle-même qui s'écroulait, celui qu'il l'avait aidée à contruire, tombant dans l'abîme sans fond des canyons d'Oolkyuth. C'était un trou qui ne se reboucherait jamais. Oubliées, sa colère et son envie de revanche. Ne restaient que des regrets.
Ezfra, mort, balayé par le souffle d'une révolution qu'il n'avait pas souhaitée, lui qui ne rêvait que d'une vie tranquille dans son village idéal. Un beau gâchis ! On ne saurait sûrement jamais ce qui s'était passé, ni même qui l'avait tué : les forces de l'ordre, réussissant par un coup de chance à l'atteindre ? L'autre camp, mais pour quelle raison ? Kaelán privilégiait la piste d'une trahison des télépathes, trop contents de se débarrasser d'un allié encombrant et réticent. Difficile de trancher, dans la confusion ambiante.
D'ailleurs Tabarnt était loin d'avoir retrouvé son calme, les combats y faisaient toujours rage entre les factions. La seule certitude était malheureusement celle de la mort d'Ezfra, dont le corps avait été découvert par les autorités.
Elle ne s'expliquerait jamais avec lui, ne lui demanderait jamais des comptes sur son comportement.
Elle en éprouvait du regret.
Et une frustration terrible.
Toute la mémoire lui était revenue : celle de ses intrusions dans son intimité psychique, mais également celle des moments passés ensemble et des connaissances essentielles qu'il lui avait transmises, à sa manière cavalière. Un transfert d'esprit à esprit, sans qu'elle ait eu son mot à dire. Ezfra ? Un tyran idéaliste. Pas un modèle, ça non, certainement pas, mais pas un monstre non plus.
En tout cas, elle avait grâce à lui court-circuité la fin de ses apprentissages et elle en savait davantage que si elle avait continué à s'entraîner plusieurs semaines sous la direction de Talie. Kaelán l'avait affirmé : sa protection était parfaite, sans faille, et elle maîtrisait aussi bien l'art de la défense que de l'attaque. Seule la pratique manquait encore. Tout cela sans avoir eu à se salir les mains ou plutôt l'esprit, en espionnant ou en influençant les cerveaux ouverts des humains ordinaires.
Et grâce à lui aussi, ou plutôt en réaction contre lui, Naelmo avait vaincu l'hydre. Elle ne serait jamais comme Ezfra. Elle s'y refusait. L'hydre, cette volonté de domination et de puissance, ne dirigerait jamais les actions de Naelmo. Jamais plus.
Un beau cadeau, en somme...
Pourquoi avait-il fallu qu'Ezfra se mêle de la vie réelle ? Pourquoi n'était-il pas resté dans son monde imaginaire, son bateau enfoui dans la roche, sa communauté féerique créée par la seule force de sa volonté ?
À la manière d'une comète, il avait entraîné dans son sillage et éclaboussé de sa lumière chaude tous ceux du village, puis il s'était éteint, au bout d'une course folle, les laissant tels des orphelins hagards.
Orphelins, mais vivants et à l'abri, les télépathes et les autres. Kaelán y avait veillé. Ils se remettaient de leurs aventures sur Morz'Ann, une planète singulière hors Fédération. Une large communauté de télépathes s'y développait au grand jour avec ses propres codes, sa propre culture, et cohabitait avec des humains ordinaires. Aux réfugiés de voir s'ils souhaitaient y rester par la suite ou retourner sur Oolkyuth une fois la situation stabilisée.
Naelmo, elle, n'avait plus envie de penser à eux, à tout cet épisode. Elle aurait voulu oublier, mais sans Ezfra pour s'en mêler, l'amnésie n'était plus possible. Quelle ironie !
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La jeune fille en avait tiré une leçon : les êtres sont éphémères, les relations entre eux encore plus. « Jamais », ce mot bien trop définitif, pouvait tomber comme un couperet et trancher pour toujours des liens qu'on croyait solides.
Alors elle était là, transie, le cou rentré dans les épaules et le col de son manteau remonté sur ses joues.
Reconnaissant la haute silhouette qui se dessinait au bout du chemin, la démarche souple et le pas assuré, elle enfouit son nez dans son écharpe, mutine, un sourire déjà étiré sur les lèvres. « Encore une enquiquineuse », l'entendit-elle penser avec ennui. Son amusement grimpa d'un cran. Shielfen bourreau des cœurs : certaines choses ne changeaient pas ! Elle fit semblant de ne pas l'avoir vu venir, le laissant s'approcher.
- Salut, marmonna-t-il comme à regret en arrivant auprès d'elle.
Elle se leva tel un ressort qui se détend, son cache-nez glissa de son visage, et elle savoura l'ébahissement peint sur ses traits. Son rire se déploya devant les yeux noirs écarquillés et la bouche en « o » de Shielfen.
- Tu n'es pas très aimable avec tes malheureuses admiratrices, le réprimanda-t-elle en lui frappant la poitrine d'un index taquin.
- Naelmo, articula-t-il stupidement.
- Oui, je connais mon nom, merci. Bon, on rentre ? Il gèle dans ce trou.
Sortant de son immobilité stupéfaite, il arracha son gant d'un air contrit afin d'apposer trois doigts sur la plaque d'identification qui commandait l'ouverture de la porte. Il poussa Naelmo à l'intérieur.
- Y a personne, on sera tranquille, ma mère a une garde de nuit, et mon père est parti pour plusieurs jours.
Naelmo ne répondit rien, ne demanda pas ce que faisaient les parents de Shielfen depuis leur arrivée ici. En un coup d'œil circulaire, elle jaugea le décor. Banal : une pièce rectangulaire sans charme, des meubles standards sentant le neuf, leurs emballages encore entassés dans les coins. Un intérieur à la mesure de l'extérieur, un module préfabriqué bon marché. Rien à voir avec celui de Kaelán sur Kamojo, ni même avec celui dans lequel elle avait habité sur Hevéla avec Théola et Del.
Shielfen avait déjà recouvré son aplomb. Il la fit tournoyer, la dépouillant de son manteau au passage.
- Toi... toi ! l'accusa-t-il. Deux semaines sans nouvelles ; je commençais à me demander s'il t'était arrivé quelque chose, ou si tu avais décidé de ne plus m'écrire.
Il lui prit les deux épaules à pleines mains puis la contempla au bout de ses bras tendus, la moue sévère. Elle lui rendit son regard, ravie de retrouver son visage familier à la peau sombre. Devant son sourire affectueux, il ne réussit pas à rester fâché ; ses yeux se plissèrent et il s'étonna :
- Tu as changé, c'est incroyable ! Physiquement, c'est frappant.
- Tu trouves ?
- Avant tu m'arrivais là, expliqua-t-il.
Il montrait un point à la base de son cou, quelques centimètres plus bas à présent que le sommet de la tête de Naelmo.
- Nan, tu exagères. Personne ne grandit aussi vite !
- Et puis, tu as pris du muscle, tes épaules se sont élargies et tu te tiens plus droite. On dirait presque une sportive. Un comble pour toi !
Il raillait, mais sa moue s'effaça vite, dévoilant un visage songeur :
- Ton regard a changé aussi.
Naelmo le dévisagea, se délectant de l'étincelle allumée dans ses yeux.
- Tu es bien perceptif, pour un non-télépathe.
- Je suis bien perceptif ? C'est que je m'intéresse à toi, tu le sais bien.
Une boutade ? Sûrement pas, il semblait totalement sérieux. Il était sincèrement content de la revoir, empreint d'une joie spontanée et sans calcul. Elle en avait douté, elle devait bien se l'avouer. Sur Hevéla, Shielfen n'avait pas fait mystère de ses stratégies pour exploiter au mieux ses relations sociales. Il se préoccupait des autres en fonction des bénéfices qu'il comptait en retirer. Pourquoi cela aurait-il été différent avec Naelmo ?
Mais les inquiétudes de la jeune fille s'effacèrent en un instant devant la gaieté de Shielfen. Les traits du garçon s'étirèrent en un sourire véritable, un qui ne se moquait pas et qui ne trahissait que de la joie.
- La dernière chose à laquelle je m'attendais, c'était bien à te voir débarquer ici.
Abandonnant tout effort pour conserver un air revêche, il rit en la dévorant des yeux, comme s'il avait craint de ne jamais la revoir. C'était probablement le cas ; quelle personne sensée se ruinerait pour s'offrir le trajet jusqu'à ce bout du bout de l'univers ? Sans compter la difficulté de trouver un transport : seuls les vaisseaux amenant de la main-d'œuvre depuis Arkiès arrivaient périodiquement.
Naelmo s'esclaffa avec lui de sa surprise, se délectant de son plaisir et de son enthousiasme. Ses joues rosirent sous l'effet de la tiédeur de l'intérieur ou peut-être de l'emballement des battements de son cœur.
Embarrassée, elle lança, sur le ton habituel de leurs conversations :
- Eh, arrête de me sortir ton grand numéro de séducteur. Ça ne marche pas sur moi. Je suis totalement imperméable à tes manœuvres grossières.
- Et moi, je persiste à aimer les filles avec des rondeurs, répliqua-t-il sur le même ton moqueur. De ce côté-là, tu n'as pas changé : toujours aussi plate.
Ils rirent en cœur. C'était bon de retrouver si naturellement leur complicité. Comme s'ils s'étaient quittés la veille.
Shielfen l'entraîna vers la cuisine et lui servit à boire, tout en continuant de bavarder avec animation :
- Je te croyais en train de tourner autour d'Hevéla. Ce n'est pas que je ne sois pas ravi de te voir, mais qu'est-ce que tu fiches ici ?
- C'est une longue histoire. Hum, d'abord, je n'ai jamais été en orbite au-dessus d'Hevéla.
Elle pouffa de sa surprise. Il se reprit vite, un air indigné sur le visage :
- Espèce de petite sorcière ! Tu m'as menti depuis le début, alors ?
Elle rougit. Elle constatait bien à ses yeux, pétillants de curiosité, qu'il n'était pas vraiment fâché. Pourtant, ces mensonges, elle se les était reprochés à chaque message envoyé, à chacune de ses réponses compatissantes quand elle évoquait son ennui mortel, là-haut sur le vaisseau survolant Hevéla.
- Hum, je suis désolée, je ne pouvais rien dire.
Il haussa les sourcils devant sa réplique énigmatique :
- Mais maintenant... maintenant, je vais te raconter, ajouta-t-elle d'un air espiègle un peu forcé.
De retour dans le salon, elle s'assit en tailleur dans le canapé, un verre de lait chaud à la main. Shielfen mit de la musique. Avec lui, on écoutait toujours le dernier morceau qu'il avait déniché.
Cela la ramena quelques mois en arrière, sur Hevéla, lorsqu'il s'occupait de son éducation musicale. Ce soir, il avait choisi un morceau parmi ceux qu'elle aimait. Cela la toucha et fit vaciller sa résolution.
En venant, elle avait décidé de tout lui raconter.
Avec les événements d'Oolkyuth, sa parenté avec Kaelán n'allait plus rester un secret très longtemps. Il se trouverait bien quelqu'un pour souligner la visite de Talie Ardéirim juste avant le déclenchement de la révolte, pour remarquer l'adolescente qui l'accompagnait, pour suggérer un lien.
Fallait-il le déplorer ? Bah, c'était comme ça, plus rien à y changer. Dans l'immédiat, cela lui permettait de mettre Shielfen dans la confidence et de recréer leur connivence. Pourtant...
- Je ne suis plus sûre... balbutia-t-elle, plus sûre que ce soit une bonne idée. Je ne veux pas t'embarquer dans mes histoires, t'accabler de soucis qui ne regardent que moi.
Elle tira machinalement sur une des fines nattes qui émergeaient de ses cheveux ébouriffés et l'entortilla sur un doigt nerveux, incertaine. Elle hésitait, réticente à impliquer Shielfen dans sa vie compliquée, et retenue par la peur de sa réaction face à ses talents hors du commun. Cela aussi, elle avait décidé de le lui révéler. Si cela se passait mal, elle devrait effacer de sa mémoire tout souvenir de cette visite. Et l'oublier ensuite. C'était la condition qu'avait posée Kaelán. Elle se mordit les lèvres avec un pincement d'angoisse.
En face d'elle, Shielfen allongea le bras et tira gentiment sur l'autre natte, la noire, coupant net ses réflexions :
- M'accabler ? Tu y vas fort ! Tu as tant de problèmes que ça ?
- Non, non ; je m'explique mal.
Elle secoua la tête, agacée. Face à son aisance, elle se trouvait gauche, empêtrée dans les mots.
- Je veux dire que tout ça, ce n'est pas aussi formidable que ça en a l'air. J'arrive comme ça de nulle part pour te voir, avec des mensonges à avouer, des secrets à partager. Mais ce n'est pas drôle : quelqu'un est mort, sur Oolkyuth, parce qu'il était comme moi.
Sa voix tremblotait et, sur la fin, les phrases s'étaient précipitées en se bousculant.
Shielfen vint s'asseoir à côté d'elle et lui prit la main :
- Si je t'écoute, ce n'est pas parce que c'est amusant de percer les mystères qui t'entourent, mais parce que ça te concerne. Parce que c'est toi.
Devant cet aveu sincère, pour une fois dénué d'ironie ou de sarcasme, Naelmo se sentit encore plus coupable : de quel droit l'entraîner dans tout ça ?
Elle repensa à Kaelán : après les retrouvailles, après la découverte de la mort d'Ezfra, il avait parfaitement compris son urgence ainsi que sa détermination. Elle désirait toujours connaître son passé, mais cela attendrait. Le présent comptait aussi, et dans ce présent, Shielfen.
Maintenant, elle était arrivée jusqu'ici ; elle ne pouvait plus vraiment reculer, pas vrai ?